HAUTE-MARNE : ÉMIGRÉS BASSIGNOTS ET COMTOIS AUX ÉTATS-UNIS, I830-I870, Épisode III

Précédemment

  réélu, mais bien qu'il soit moins dangereux, ses opinions contraires au gouvernement et le fait qu'il paraisse "avoir une certaine influence sur un petit nombre de la commune" font que le conseil municipal de Bonnecourt est dissout le même mois et qu'une commission préfectorale dirigea la commune jusqu'en 1852.
  Un des fils de Nicolas Noirot fera fortune dans la culture de la pomme de terre et des oignons, en les cultivant dans des terres peu propices à l'agriculture.
  Plusieurs familles de la région de Bonnecourt partent probablement pour les mêmes raisons. Victor Brenet, de Damrémont, François Petitot, menuisier à Pouilly, Nicolas Bouvier-Gérard, vigneron de Damrémont, Claude-Fendant Bouvier, agriculteur à Damrémont. Ce dernier faisait l'objet d'une certaine surveillance de la part de la police en tant que "conseiller municipal socialiste, sans influence", tout comme François-Célestin Demongeot, de Bonnecourt, qualifié de " socialiste sans influence et sans jugement ".
  Pierre-Joseph Rollet, de Guyonvelle, est tisserand, marié. Le destin de cet ouvrier bascule à l'occasion du coup d'état de Louis-Napoléon Bonaparte de décembre I85I. Il prend sans doute part au rassemblement d'opposants à Laferté-sur-Amance. Il est arrêté. Qualifié de " communiste ", il est condamné en mars I852 à la " transportation " en Algérie. Gracié en février I853, il revient en Haute-Marne. On le dit : " repris de justice, démocrate avancé. Communiste sous influence, constamment malade, n'est pas dangereux. " Il ne s’accommode pas avec le Second Empire [I852-I870 ], et part dans le Wisconsin en I856. Il s'enrôle et prend part à la guerre de Sécession, puis termine sa vie aux États-Unis. De nombreux Haut-Marnais, dont les Noirot, Déchanet, Gaulin, Barmoy, ont participé à cette guerre civile, I0, comme l'appellent les Américains; et ce, dans les deux camps.
  Rollet n'est pas le seul à être transporté en Algérie. Étaient avec lui plusieurs personnes inquiétées pour leurs agissements dans le canton de Saint-Blin. Dans la première quinzaine de février I85I, une société secrète y fut constituée. Son but était d'organiser une propagande en distribuant des livres et des écrits périodiques, pour lutter contre le gouvernement et travailler au triomphe des idées socialistes. Paul Voirin, 29 ans, demeurant à Prez-sous-Lafauche, en était le promoteur et l'organisateur. Ses affidés sont soit condamnés à la transportation, soit acquittés, mais, craignant la justice, Paul Voirin prend la fuite et le mandat d'amener ne peut être exécuté. Il est condamné par défaut et la justice décide donc de procéder à son arrestation pour l'extrader. Les gendarmes se rendent alors chez Jean-Baptiste Voirin, le père de Paul. Ce dernier est un ancien conseiller général, juge de paix, démis de ses fonctions par le gouvernement. Il affirme que son fils qui fait l'objet de leur démarche était probablement en Amérique près d'un de ses frères parce qu'il avait reçu une lettre de lui datée du Havre le trois février, dans laquelle il annonçait :
  " Dans une heure je serai embarqué, je n'ai que le temps de vous le dire. Je prie papa de me justifier, si par hasard notre infâme délateur de profession était parvenu à souiller des recherches de la police, notre demeure. J'ai déjà vu la mer. Je suis plein de confiance en Dieu et je vous embrasse tous. Paul Voirin. Havre 3 février 1852 : 11. "



Le canton de Saint-Blin

  La trace de Paul Voirin n'a pas été retrouvée aux États-Unis, si tant est qu'il y soit arrivé vivant, et sa famille ne semble pas avoir eu d'autres nouvelles que cette dernière lettre. La loi du 30 juillet 1881 accorda finalement une pension aux victimes du coup d'état de I85I. Le père de Paul Voirin, Jean-Baptiste, ayant été démis de ses fonctions à ce moment-là, sa famille en bénéficiera, notamment ses deux autres fils, les frères de Paul, victimes, eux aussi, de leurs idées socialistes.

 
Troisième République, I870-I940, résultat des élections législatives, 2I août-4 septembre I88I : poussée à gauche. Les républicains obtiennent 457 sièges contre 88 aux conservateurs.

  Un mouvement, communiste celui-là, fera parler de lui aux États-Unis : les Icariens, du nom d'un livre, Voyage en Icarie, publié par son leader Étienne Cabet, I2, républicain originaire de Dijon. En I847, environ I50 personnes votent l' " Acte de Constitution d' Icarie ". La première communauté est fondée en I849 à Nauvoo, dans l' Illinois, une localité initialement créée par les Mormons en I840.



Étienne Cabet, I788-I856.




Établissement provisoire à Nauvoo, ancien couvent des mormons, dans l'Illinois, États-Unis, de la colonie Icarienne arrivée le I5 mars I849. 
 

Nauvoo, aujourd'hui. I063 habitants

  Dans cette contrée dotée d'un climat sain et de terres fertiles, la vie sembla assez facile aux Français qui trouvèrent des maisons toutes construites et des terrains déjà défrichés. Six autres expériences icariennes eurent lieu, qui toutes disparaitront vers la fin du XIXè siècle. Les Icariens ont introduit aux États-Unis la rhubarbe, les asperges et les chevaux percherons, et on cultive encore la vigne à Nauvoo. Quand à la ville de Corning [ Iowa, créée par les Icariens en I852, trois après Nauvoo], elle célèbre encore chaque année son Festival de l'héritage français. Au moins une famille du sud haut-marnais ira à Nauvoo : celle de Charles Dadant, I8I7-I902. Natif de Vaux-sous-Aubigny, il meurt à Hamilton dans l' Illinois, où il émigra en I863 avec sa femme et ses enfants. Il s'installa tout d'abord comme agriculteur avant de se tourner vers l' apiculture. Il est considéré comme l'un des fondateurs de l' apiculture moderne et inventa la ruche à cadran Dadant, 42 X 26.6 cm, dont il exploita le brevet dans une des premières entreprises de matériel apicole au monde implantée à Hamilton.

La ruche à cadran Dadant d'aujourd'hui
  
  De tous temps, les États-Unis ont été un formidable creuset pour les idées novatrices qui trouvaient là un terrain d'expérimentation grandeur nature ; ce qu'on leur refusait en France. Mais c'était avant tout la Liberté, au sens large, que revendiquaient celles et ceux qui faisaient le voyage de leur vie. Si, avant I848, c'étaient des paysans, des journaliers, des ouvriers, fuyant les inégalités sociales ou la misère rurale qui émigrèrent, les persécutions religieuses furent une autre raison pour traverser l' Atlantique. Si l'émigration des Amish, anabaptistes et mennonites [issus de la Réforme radicale, les protestants anabaptistes mennonites sont apparus au XVIe siècle en Suisse.] ont surtout touché les régions les plus à l'est de la France ainsi que les pays limitrophes, on ne peut pas dire que la Haute-Marne fut totalement épargnée. Les Amish vivent aujourd'hui majoritairement en Pennsylvanie, où ils forment une communauté de près de 20 000 personnes. [ en 20I8, leur population est estimée à 330 270 membres répartis dans 3I États des États-Unis ainsi que dans 4 provinces canadiennes, Ontario, Manitoba, Nouveau-Brunswick et Île-du-Prince-Édouard. Les trois États où ils sont les plus nombreux sont la Pennsylvanie, 76 620, l'Ohio, 75 830, et l'Indiana, 54 825] Ils y prônent une non-conformité au monde, qui se manifeste entre autres par leurs vêtements et leurs moyens de transport, le fait qu'ils éduquent leurs enfants sans qu'ils fréquentent d'autres écoles que les leurs, mais aussi par une certaine culture de la solidarité, du pardon et de l' humilité. Ils migrèrent en Suisse vers la France au cours du XVIe et XVIIe siècles et formaient alors un peuple quelque peu replié sur lui-même en raison de leurs origines, de leur langue et de leur mode de vie. En France, les mennonites ont joué un rôle important dans la modernisation des campagnes, reprenant des fermes souvent à l'écart des villages, mais s'y sont " intégrés " au point que plus rien ne permet de les distinguer des autres villageois, à l'inverse de leurs cousins d'Amérique. Pour ces familles d'origine protestante, le sud-meusien fut avec la Haute-Marne et la lisière vosgienne un lieu de refuge où ils arrivèrent vers I850, fuyant les persécutions. Quelques familles s'y implantèrent, mais d'autres préférèrent partir en région parisienne ou émigrer vers l' Amérique ou l' Algérie. On ne peut donc pas véritablement parler de familles de souche haut-marnaises, même si certaines ont pris racine depuis le milieu du XIXe siècle. Celles qui prirent le chemin du Nouveau Monde ont parfois laissé dans nos contrées leurs parents les plus âgés, en empruntant le chemin de l'exil, quand ce ne furent pas leurs enfants qui y naquirent. Parmi les patronymes concernés : les Kennel et les Salzmann. Plusieurs enfants d'un même couple de cette dernière famille se sont installés en Haute-Marne, dans l' Ontario, Canada, mais aussi dans l' Illinois et dans d'autres états américains. La plupart de ces familles protestantes s'installèrent en Pennsylvanie et dans l' Illinois où ils formèrent d'importantes communautés notamment dans le comté de Tazewell.




Comté de Tazewell ; capitale Pekin

II- Une émigration de circonstance

a) Les aventuriers
  En I848, on découvre de l'or à Sutter' s Mill [c'était une scierie qui appartenait au pionnier suisse John Sutter. Et, c'est un employé, James Marshall, qui découvrit de l'or le 24 janvier I848] dans les montagnes à l'est de Sacramento. C'est le début de la ruée vers l'or. Toute la population quitte ses occupation pour se rendre sur les lieux d'extraction, à tel point que le quotidien qui avait annoncé l' information [le New York Herald, sera le premier journal à parler de la ruée vers l'or en Californie, le I9 août I848] est obligé d'interrompre sa publication, faute de lecteurs et de personnel. À partir de I849, la ruée vers l'or attire quelque 300 000 aventuriers de tous pays [appelés d'abord "Argonautes", puis plus tard « forty-niners », en raison de cette année I849.]




Sutter's Mill, en I850
 
 Photographie prise en I850 de forty-niner sur les rives de l' American River




Une carte datant de I849 montrant les itinéraires vers la Californie passant par le Panama et le cap Horn.

  Un Langrois, Ernest de Massey, I8I2-I896, ancien verrier, arrive en décembre I849 avec son cousin Prosper-Alexandre Veron, issu lui aussi d'une famille noble de Langres. Christophe-Ernest de Massey est né à Langres le Ier juin I8I2. Fils de François-Louis de Massey, capitaine d'infanterie, et de Marie-Nicole Veron, il réside dans la cité épiscopale au I5, rue du Cardinal-Morlot. En I834, Ernest de Massey se décide à reprendre la verrerie de Passavant-la-Rochère dans les Vosges [toujours en activité aujourd'hui] comtoises, fermée depuis I825 mais autrefois florissante propriété familiale. Il s'associe alors avec plusieurs de ses parents pour fonder une nouvelle société qui exploiterait la verrerie avec des procédés de fabrication plus modernes et fabriquerait de la gobeleterie. L'usine fut reconstruite. La société prit pour raison sociale le nom " Ernest de Massey et Compagnie ". Cinq ans plus tard, c'est-à-dire en I839, Ernest de Massey cède ses parts a un de ses associés. Que fait-il pendant les dix années qui séparent son départ de la Rochère et son voyage en Californie ? Cela reste un mystère jusqu'à ce qu'il se décide à embarquer et relate ses pérégrinations [Les Argonautes du XIXe siècle à la recherche de la Toison d'or en Californie]. Il voyageait avec un domestique nommé Pidancet et son cousin Prosper-Alexandre Veron. Ce dernier naît le 26 janvier I8I3 à Langres dans le foyer de Claude-Nicolas Veron-Mouginot et de Jeanne-Rose Marque de Lanty. Il obtient un passeport le I4 avril I849 pour aller en Californie pour affaires de commerce. Il demeure alors à Châteauvillain où il est propriétaire.Nous devrions dire rentier, ainsi que l'explique de Massey :


  Dans l'année ou plus que j'ai passée en sa compagnie sur le Cérès et à San Francisco, j'ai eu amplement le temps de le connaitre. C'est un personnage unique, un individu tel que j'en ai jamais rencontré nulle part ailleurs, et ce parmi les milliers que j'ai côtoyés dans tous les rangs de la société. Pour cette raison, je vais esquisser son portrait et son caractère, car il n'y en a pas d'autres comme lui. Prosper-Alexandre Veron, qui est né en 1813 à Langres, est le dernier représentant mâle de la branche cadette de la famille Veron. Originaire de Pesmes [commune de Haute-Saône], cette famille, anoblie en 1540 par Charles-Quint, a vécu à Langres ces trois derniers siècles où ils sont fortement implantés. Une branche de la famille est appelée Veron de Mouginot en raison de nombreux mariages faits avec cette famille de Langres et pour la distinguer de la branche aînée, les Veron de Farincourt. Charles-Nicolas Veron, son père, était le frère de ma mère, ce qui fait d' Alexandre mon cousin germain. Il a épousé Jeanne-Rose Marque de Lanty, fille d'un magistrat, et la nièce du colonel baron Bénand et de Madame François Aubertot de Frenoy, qui était étroitement liée avec la comtesse de Massougne de Latour et de Philpin de Rivière de Percey. En 1814, elle est devenue veuve et à consacrer sa vie à élever, du mieux qu'elle le pouvait, ses quatre enfants. Comme elle a vécu tranquillement, en économisant, elle a laissé à sa mort quatre-vingt mille francs à chacun de ses enfants. Or, tandis qu'une mère peut trouver la façon d'éduquer ses filles, elle est souvent incapable d'élever ses fils, même quand ils sont forts et intelligents. C'est ce qui c'est passé dans le cas de ma tante. Ses deux filles ont été élevées, comme toutes les jeunes filles de cette période l'on été, mais quand ses deux fils ont atteint l'âge de raison, ils avaient si peu d'autonomie qu'ils ont été incapables d'occuper une position honorable. Auguste, l'aîné, quitta la maison paternelle, s'est mis à son compte (13), s'est marié, a perdu sa fortune, et mourut peu après. Alexandre, qui était le plus jeune, est resté sous l'aile de sa mère et de son frère, jusqu'au jour où il a entendu que je partais pour la Californie. À cette époque, il est venu me voir et m'a proposé de partir avec moi, d'être mon compagnon de voyage, comme de partager ma mauvaise chance, ou participer à tous les bénéfices, tout en me permettant de tout gérer. La perceptive d'une vie pleine d'aventure l'enthousiasmait, parce qu'il était bien là de sa vie, trop monotone, de son autonomie limitée, des problèmes familiaux, et de l' étroitesse de la vie dans sa petite ville.

À suivre...

Didier Desnouveaux, Émigrés bassignots et comtois aux États-Unis de I830 à I870, les Cahiers haut-marnais, pp. 25-3I, n° 293, 2019/02. 
 
I0. La Civil War oppose les états du Nord restés fidèles au président Abraham Lincoln à ceux du sud, rassemblés dans la Confédération autour de Jefferson Davis. La question de l'abolition de l'esclavage des Noirs est une des raisons de ce conflit, mais pas la seule. Conflit qui commence le 12 avril 1861 par l'attaque du fort Sumter par les troupes du général de Beauregard, aux origines haut-marnaises : son arrière-grand-père était d' Aingoulaincourt. Il se poursuit par la victoire du même Beauregard à Bull Run, non loin de Washington, capitale des états nordistes. Toutefois, les "gris" ne parviendront jamais à occuper cette ville, et la guerre, marquée par la fameuse bataille de Gettysburg, Ier-3 juillet I863, en Pennsylvanie, s'éternisera durant quatre longues années. Jusqu'à la reddition du général sudiste Robert E.Lee au général nordiste Ulysse S.Grant, le 9 avril I865. On estime que cette guerre fit 620 000 morts, en majorité nordistes. Une tradition familiale, toutefois non vérifiée, veut que le Haut-Saônois Honoré-Hippolyte Clerc, né en I844 à Froideconche, près de Luxeuil-les-Bains, futur époux de Mellanie-Rena Grossaint, d'une famille de Broncourt, ait été présent à la reddition du général Lee, en avril I865. On lui aurait même demandé de couper les épaulettes du généralissime et de recevoir son épée.
11. Cette lettre est conservée aux Archives départementales de Haute-Marne sous la cote 91M1.
I2. Cabet naît à Dijon en I788, d'un père tonnelier. Il poursuit de brillantes études à Dijon puis dans la capitale. Il devient avocat. Il meurt en I856.I
3. Il s'installe comme brasseur à Langres, se marie en I837 et meurt en I84I.

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