L’urgence environnementale pourrait-elle déboucher sur une "dictature" verte?


  “Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut pas se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et, avec un tel peuple, vous pouvez faire ce que vous voulez”,
Hannah Arendt.
   Faites vos jeux... rien ne va plus!


 

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« Dictature verte » ou démocratie écologique ?

Marion Rousset
2020 12 26

  L’urgence environnementale appelle-t-elle inévitablement des mesures autoritaires ? Des chercheurs et des militants pensent au contraire que c’est le manque de démocratie qui compromet la conversion écologique.
   C’est une petite musique qui monte. Une idée vague, répétée ici ou là, qui finit par s’immiscer dans les esprits. Face à l’urgence écologique, la démocratie n’aurait pas la réponse. Autrement dit, les gouvernements devraient se dépêcher de faire preuve de la plus ferme autorité, au nom d’une crise environnementale qui menace de rendre la Terre inhabitable. Pour éviter la « fin du monde », il serait devenu inévitable de bousculer les populations en leur imposant des changements décidés contre leur gré.

 

 
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  C’est, par exemple, l’astrophysicien Aurélien Barrau qui déclare : « Il faut des mesures politiques concrètes, coercitives, impopulaires, s’opposant à nos libertés individuelles ; on ne peut plus faire autrement ». Et qui, doutant de la stratégie de la prise de conscience et de l’évolution des mentalités, ajoute : « L’appel à la responsabilité individuelle est nécessaire mais insuffisant. Pourquoi ? Parce que tout le monde sait qu’on va vers la catastrophe, mais rien ne change. Nous sommes faibles, nous sommes ainsi faits. » C’est aussi le physicien américain Dennis Meadows, co-auteur d’un rapport de référence sur les limites de la croissance datant de 1972, qui pointe dans le quotidien Libération l’incapacité des démocraties représentatives à s’attaquer au problème environnemental : « La montée de l’autoritarisme est inévitable. Je suis personnellement très content de vivre dans une démocratie. Mais nous devons admettre que les démocraties ne résolvent pas les problèmes existentiels de notre temps – dérèglement climatique, réduction des réserves énergétiques, érosion des sols, écart croissant entre riches et pauvres, etc. ». C’est encore le climatologue François-Marie Bréon qui anticipe, dans le même journal, que « les mesures qu’il faudrait prendre seront difficilement acceptées. On peut dire que la lutte contre le changement climatique est contraire aux libertés individuelles, et donc sans doute à la
démocratie ».

Imaginaire de la dictature verte
  Déjà en 1979, le philosophe Hans Jonas évoquait, dans Le Principe de responsabilité, l’hypothèse d’une « tyrannie bienveillante, bien informée et animée par la juste compréhension des choses ». Un tel régime gouverné par une élite était le seul, à ses yeux, qui fût à même de prévenir la catastrophe. L’idée ne date donc pas d’aujourd’hui. Reste que l’urgence écologique fait aujourd’hui caisse de résonance. Preuve en est que la science-fiction s’est emparée du concept de dictature verte. Ainsi, une dystopie de Bertil Scali et Raphaël de Andreis parue l’an dernier, Air, décrit-elle une vie qui bascule. Samuel Bourget, cadre dans une entreprise de recyclage de pneus, est soudain traqué par une police écologique qui suit la consommation des citoyens à la trace grâce à leur empreinte numérique. Dans ce « monde d’après » où l’exécutif s’est arrogé les pleins pouvoirs après un référendum, les enfants dénoncent leurs parents et les divorces sont interdits pour éviter que les surfaces habitées ne se multiplient.
  Dans Un monde pour Stella, le romancier Gilles Boyer – par ailleurs conseiller d’Édouard Philippe – imagine quant à lui une société conduite à imposer en 2045 « la limitation stricte des naissances à une par femme dans le monde entier ». Force est de constater qu’un tel imaginaire fait aujourd’hui les choux gras de courants conservateurs qui agitent plus que jamais le spectre d’un gouvernement de « Khmers verts ». En atteste la couverture de l’hebdomadaire Valeurs actuelles qui titre, sur le visage de la jeune Suédoise Greta Thunberg, « Enquête sur le totalitarisme vert. Les charlatans de l’écologie ». Dans la même veine, un polémiste tristement célèbre s’en prend aux « dévots de la religion verte » dans les pages du Figaro.
  Des critiques sarcastiques galvanisées par la publication d’un rapport réalisé par le cabinet d’étude B&L Evolution qui – pour répondre à la recommandation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) de limiter à 1,5°C l’augmentation de la température terrestre – s’est attelé à établir une liste de mesures radicales. Parmi celles-ci, proscrire l’utilisation des résidences secondaires en saison froide, introduire un couvre-feu thermique entre 22 heures et 6 heures pour atteindre une température moyenne de 17°C dans les logements, interdire tout vol non justifié hors d’Europe, demander une justification pour les déplacements professionnels, supprimer les lignes aériennes internes, proscrire la commercialisation de véhicules neufs à usage individuel, instaurer des quotas pour la consommation de produits importés, limiter la consommation d’électricité par jour et par personne, etc. Les critiques n’ont pas tardé : « On nous a accusés de prôner une dictature verte, parce
que nos mesures seraient liberticides », a confié l’ingénieur Charles-Adrien Louis dans Reporterre.

Démocratie et abondance
  C’est que la perspective de l’autolimitation défendue par les écologistes heurte notre conception de la démocratie qui, historiquement, associe croissance et liberté… au point que ces deux notions passent désormais pour consubstantielles. « L’évidence avec laquelle nous percevons encore aujourd’hui l’association entre les droits et l’industrie, entre la liberté et l’enrichissement, entre démocratie et abondance, est le produit d’un travail de tissage intellectuel et social », avance le philosophe Pierre Charbonnier dans Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques [1].
  Dans le sillage des Lumières s’est imposée l’idée que, pour asseoir l’idéal de souveraineté du corps social sur lui-même, il fallait que l’Homme règne en maître sur la nature. Dans la perspective d’un État de droit, rien ne devait venir entraver l’autonomie du collectif humain, dont l’ambition nouvelle de se contrôler se reflétait dans le contrôle qu’il réussissait à exercer sur son milieu. Placer sous sa tutelle la conduite des choses qui lui étaient extérieures allait donc de pair avec un projet politique émancipateur, au sein duquel le pouvoir de l’Homme n’avait désormais plus de limite. « L’élévation du niveau de production est considérée comme étroitement attachée à l’actualisation des idéaux républicains et notamment l’autonomie à l’égard des forces extérieures », relève Pierre Charbonnier. De fait, « le moment révolutionnaire a représenté un tournant dans la désinhibition sociale à l’égard des risques et des dommages induits par l’industrie, à travers le recul massif des réglementations qui organisaient auparavant les activités productives et leurs conséquences sur le milieu », observe-t-il.
  Le couple fusionnel que forment la démocratie et la croissance découle de cette histoire et continue de façonner notre inconscient politique. Si bien que, parmi les écologistes, il en est qui ne voient d’autre compromis que de renoncer à l’idéal de liberté pour aller vers une société plus sobre sur le plan énergétique. « Pris de panique, certains en arrivent à affirmer que le projet d’autonomie comme tel est essoufflé et que l’écologie est indissociable de l’autoritarisme », regrette Pierre Charbonnier. Pourtant, le projet d’autonomie politique n’a pas vocation, selon lui, à rester arrimé au rêve d’abondance. Mieux, la crise écologique est sans doute l’occasion de réinventer une démocratie adaptée à une société post-croissance. « Si profondément ancré que soit le couple formé par l’autonomie et l’abondance, il n’en est pas moins un arrangement historique contingent », insiste ce chercheur. « La sobriété n’est pas synonyme d’absence de liberté », abonde Nicolas Haeringer, coordinateur de l’organisation 350.org, qui milite pour la sortie des énergies fossiles. « Ce qui est remis en cause, c’est la "liberté négative" qui consiste à agir sans se soucier d’une règle quelconque. Un des fondements du libéralisme consiste à penser qu’il revient à chacun de déterminer son mode de vie. Ce n’est plus du tout acceptable. Nous avons aujourd’hui besoin d’un nouvel imaginaire démocratique », ajoute le philosophe Dominique
Bourg.

Pas de sobriété sans justice sociale
  Il n’empêche que la question reste entière : comment faire en sorte que les populations se limitent d’elles-mêmes, sans qu’il faille le leur imposer ? « Il faut reconnaître que l’alliance entre écologie et démocratie n’est pas automatique », avance le politologue Yves Sintomer. « À l’échelle internationale, la Chine, qui n’est pas démocratique, est en avance sur l’Inde en termes de reconversion », poursuit-il. C’est dire combien penser ensemble la liberté et la sobriété est d’abord un choix politique : « À moins de lui préférer la dictature, la démocratie implique que les mesures écologiques soient acceptées par la population », indique l’économiste Aurélie Trouvé, porte-parole d’ Attac France. Que les régimes démocratiques reposent sur le consentement, la France a eu tendance à l’oublier dans sa gestion de l’épidémie de Covid-19, elle qui a déployé tout un arsenal punitif pour faire respecter le confinement. « On aurait pu avoir les mêmes mesures de confinement sans le discours martial. L’Allemagne a beaucoup moins infantilisé sa population ! Il aurait été nettement plus efficace d’ancrer les mesures sanitaires dans des pratiques communautaires permettant à chacun d’y adhérer, plutôt que de vouloir les imposer en se servant de drones », estime Nicolas Haeringer.
  Cependant, rien ne dit qu’une meilleure communication suffise à modifier les mentalités. Pour que la majorité consente à d’inévitables restrictions, encore faut-il inscrire la transition écologique dans un projet de justice sociale : « Si on n’associe pas "fin du monde" et "fin de mois", la transition écologique sera rejetée en bloc », affirme Aurélie Trouvé. C’est d’ailleurs une taxe sur les carburants qui a mis le feu aux poudres et propulsé les Gilets jaunes sur les ronds-points. « Les réactions seraient très différentes si on prenait en même temps des mesures de lutte contre la précarité matérielle et énergétique, lesquelles permettraient d’expliquer aux couches moyennes et précaires qu’elles n’y perdront pas en bien-être. La taxe carbone doit aussi s’accompagner d’un vaste plan de relocalisation des commerces de proximité et des services publics, de la gratuité des transports en commun, ainsi que de mesures visant à rapprocher le lieu de travail du domicile. De quoi faire en sorte que la voiture ne soit plus indispensable », soutient l’économiste.
  Même son de cloche du côté du sociologue Razmig Keucheyan : « Le consentement ne s’obtiendra que si on couple les avancées écologiques avec des mesures de progrès social et de justice ». Ce chercheur propose notamment de limiter les déplacements aériens tout en défendant l’égalité des citoyens devant l’avion. « Chaque individu pourrait bénéficier de "crédits voyage" l’autorisant à parcourir tant de kilomètres par an. Prendre l’avion ne devrait pas relever d’un choix individuel indexé
sur le revenu », conclut-il.

L’intérêt du plus grand nombre

  Les mesures écologiques sont réputées impopulaires. Sauf que les milieux populaires ont, dans le fond, moins à perdre que les catégories aisées. Une limitation des voyages en avion ne pénaliserait par exemple que ceux qui, en temps normal, s’y adonnent. « La privation de liberté est déjà le quotidien de plein de personnes qui ne choisissent pas ce qu’elles mangent, ni leur mode de déplacement. La lutte contre le réchauffement climatique va rogner sur les libertés des plus privilégiés, mais pour la majorité de la population, le rationnement est une forme de redistribution, une mesure d’égalité et de justice », renchérit Nicolas Haeringer. Et si le plus grand nombre avait tout à gagner à une transition écologique bien menée ? Si les premiers ennemis de la transition écologique n’étaient pas ceux que l’on croit ?
  A contrario des scénarios autoritaires, il y a là de quoi plaider pour davantage de participation citoyenne. « Des mesures fortes peuvent-elles être prises démocratiquement ? Si la démocratie se résume à des élections libres, on peut être sceptique ! Le poids des lobbies et les jeux politiciens ne se sont guère favorables… », avance Yves Sintomer. « Mais la démocratie relève aussi d’une culture qui s’incarne dans des dispositifs institutionnels autres que les élections, comme la Convention citoyenne pour le climat qui pourrait déboucher sur des propositions audacieuses, en avance sur les lois adoptées par le Parlement dans la dernière décennie », ajoute-t-il.
  Nul doute, par ailleurs, que le local est l’échelle où s’expérimentent aujourd’hui de nouveaux modèles. Des maires convertissent les cantines scolaires de leur ville à l’approvisionnement bio-local, tandis que des territoires visent à l’autosuffisance énergétique. « Les gouvernements sont très fortement sous le joug des multinationales. C’est ce manque de démocratie qui fait qu’on n’avance pas. Il faut redonner des moyen budgétaires à la démocratie participative, soutenir les démarches locales », insiste Aurélie Trouvé. Un constat que partage Nicolas Haeringer : « Ce n’est pas l’excès de démocratie qui constitue un obstacle, c’est l’inverse ! », s’exclame-t-il. « Soit on se saisit des questions écologiques comme d’un enjeu démocratique majeur, soit on se prépare un futur dystopique. » À l’heure où un petit virus très probablement lié à la relation destructrice de l’Homme à l’environnement a mis la planète à l’arrêt, on ne le sait que trop.

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