"Nous aimons les animaux, parce qu'ils ne mentent pas. C'est pour cela que l'homme les a mis en esclavage : ils lui rappelaient la vérité."
Henri de Montherlant
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Élisée Reclus : les animaux, ces autres exploités
Étudiant en géographie, historien amateur et amateur d'histoires. Il a publié Le Bestiaire libertaire d’Élisée Reclus (2020) aux éditions ACL.Illustration : Franz Marc
2020 12 16
2020 12 16
On doit au géographe français Élisée Reclus d’avoir, le premier, pensé l’émancipation sociale de l’humanité en même temps que celle des animaux. Parce qu’il est notamment un lien direct entre la façon dont les humains les traitent et se traitent entre eux, toute ambition socialiste se doit de tourner la page de l’exploitation animale. Plus d’un siècle après, l’ouvrage Le Bestiaire libertaire d’Élisée Reclus, signé Roméo Bondon aux éditions Atelier de création libertaire, revient dans le détail sur la proposition politique majeure du végétarien et combattant volontaire, en 1871, de la Commune de Paris. Nous en
publions un chapitre.
Si l’on retient d’Élisée Reclus qu’il fut végétarien convaincu et fervent propagandiste anarchiste communiste, on oublie souvent de lier ces deux engagements, se contentant de citer le même passage d’une même lettre, sans aller guère plus loin dans l’analyse1. L’extrait, il est vrai, est éloquent : « Si nous devions réaliser le bonheur de tous ceux qui portent figure humaine et destiner à la mort tous nos semblables qui portent museau et ne diffèrent de nous que par un angle facial moins ouvert, nous n’aurions certainement pas réalisé notre idéal. Pour ma part, j’embrasse aussi les animaux dans mon affection de solidarité socialiste2. » Par ces mots, adressés en 1884 à son ami Richard Heath, Élisée Reclus fait ainsi le premier entrer les animaux au sein de l’engagement socialiste.
Pourtant, il serait incomplet de saisir l’empathie individuelle de Reclus envers des êtres vivants qu’il s’évertue à appeler ses « frères », sans replacer celle-ci dans un questionnement plus large, faisant appel, comme toujours dans les textes du géographe, à une appréhension simultanée de l’espace et du temps. De même, impossible d’appréhender son traitement de la vie en commun avec les animaux, de l’association à l’apprivoisement, de la domestication à l’asservissement, sans le mettre en relation avec
un farouche désir d’émancipation pour toutes et tous, humains et non-humains. […]
La naissance d’une pratique industrielle de l’élevage
« Impossible d’appréhender son traitement de la vie en commun avec les animaux sans le mettre en relation avec un farouche désir d’émancipation pour toutes et tous. »
Bien qu’Élisée Reclus soit un connaisseur reconnu des États-Unis, le tome de la Nouvelle Géographie Universelle3 portant sur ce pays ne sort qu’en 1892. Après être resté de 1853 à 1855 en Louisiane, avant de descendre plus au sud du continent, Élisée parcours à nouveau les États-Unis, en 1889 et 1891. Il visite alors la Nouvelle-Angleterre, région du Nord-Est dont les six États, Massachusetts, Maine, Vermont, New Hampshire, Rhode Island, Connecticut, sont parmi les plus dynamiques culturellement du pays. Boston, alors quatrième ville des États-Unis pour sa population, a, selon Reclus, distancé ses devancières « par l’influence générale sur les mœurs, par l’initiative politique et sociale, par l’activité littéraire et artistique4 ». Il parcourt ensuite New-York et Chicago, visites utiles pour son œuvre, quoique souvent trop mondaines à son goût. S’il note les velléités de la métropole de l’Illinois à se développer sur les plans culturels et politiques, « c’est l’industrie qui fait la gloire de Chicago ». Et au premier rang du processus industriel siège, « avec l’expédition des farines […] l’abattage des animaux, bœufs et porcs ». Reclus expose alors brièvement, chiffre à l’appui, l’importance de ces « usines à viande » dans l’essor de Chicago, avant de revenir plus loin sur leur insertion dans un marché intérieur en expansion.
Reclus rappelle des chiffres qui ont encore de quoi surprendre, avant de décrire le processus mécanisé d’abattage qu’ils impliquent. Tout en rappelant que « les statistiques sérieuses sont toujours en retard sur la valeur du travail et la valeur de la production » tant cette dernière progresse, il évalue à dix millions le nombre d’animaux parqués dans les « stockyards » de la ville, et à 10 000 le nombre de ceux qui, en quelques heures sont « emmagasinées sous forme de conserves ». Ces considérations numéraires encadrent une description précise du fonctionnement de la chaîne d’abattage :
« [L]es animaux, à l’entrée même, sont déjà saisis par un nœud coulant, suspendus par la patte à une tringle de fer, et glissant vers le couteau du boucher : le sang coule, et fuit sur une pente inclinée, tandis que les cadavres continuent leur marche vers l’échaudoir et l’ écorchoir, vers l’étal où la hache abat la tête et les membres ; ici l’itinéraire bifurque, chaque partie de l’animal, la carcasse, les chairs, la graisse, suivent leur voie respective et à chaque étape un groupe d’ouvriers spéciaux leur font subir les préparations qui les rapprochent de l’état définitif ».
Le procédé de mise à mort excepté — au couteau a succédé le matador — et l’étape de la conserverie en moins, le compte-rendu de Reclus diffère peu de ce qui arrive dans tout abattoir contemporain. C’est par la fabrication de viande en boîtes, à Chicago, que s’est normalisée la rationalisation de toute méthode de production industrielle. L’éditeur et auteur Jacques Damade résume ainsi les clés de l’évolution du traitement du bétail : « Les troupeaux, la viande, le rendement, le train5. » Les animaux ont disparu de l’équation, en tant qu’espèces comme en tant qu’individus. Ils ne sont que matériaux : « ce n’est pas exactement une chaîne de montage, mais une chaîne de désassemblage » qui les traite. L’auteur complète : « Chicago n’inventa pas tout seul la chaîne de montage, ni la division du travail. Mais Chicago le fit à une dimension industrielle jamais atteinte et atteignit une production de viande vertigineuse. Les abattoirs servirent de modèle aux autres industriels », Henry Ford en tête. Reclus a le mérite, dès le début de ce processus, de le désencastrer d’une seule appréhension technique. Le milieu, comme toujours dans sa géographie, reste un facteur primordiale à prendre en compte dans toute évolution.
« Bien que Reclus reconnaisse une différence entre l’industrialisation de l’élevage et sa pratique traditionnelle, il condamne dans tous les cas la régression des animaux qui en découle. »
Le développement de la ville au XIXe siècle s’explique pour Reclus par les avantages naturels dont elle, et plus largement l’État de l’Illinois, profitent. Ils ont fait de Chicago la nouvelle « Porcopolis6 », dépassant ainsi Cincinnati, et la nouvelle plaque tournante du grain, doublant en cela Saint-Louis. Jouissant d’un sol fertile, d’un réseau de cours d’eau d’importance et des rives du Lac Michigan, l’Illinois est comparé par Reclus à la Méditerranée. Ses analyses préfigurent la magistrale étude d’histoire environnementale faite par William Cronon sur Chicago7. L’ampleur et l’angle d’approche diffèrent cependant : Reclus embrasse le monde dans une œuvre gigantesque, tandis que Cronon, lui, étonne par sa méthode et son érudition sur cette seule ville du Midwest.
Si l’abattage industriel prend forme aux États-Unis, il est également mis en œuvre en France. Depuis le décret impérial du 9 février 1810 créant cinq tueries à Paris, les abattoirs, devenus communaux, se multiplient et se densifient dans les villes françaises8. Cette rationalisation s’accompagne de l’élaboration d’une science à part entière, la zootechnie, qui voit dans l’animal une machine à améliorer et préserver, pour maximiser le rendement de ses produits. Cette pratique évolue alors de manière parallèle à l’élevage paysan, l’influençant de plus en plus tandis que les savoirs zootechniques pénètrent les campagnes. Mais, bien que Reclus reconnaisse une différence entre l’industrialisation de l’élevage et sa pratique traditionnelle, il condamne dans tous les cas la régression des animaux qui en découle : « [N]ous avons eu pour préoccupation capitale d’augmenter les masses de viande et de graisse qui marchent sur quatre pieds, de nous donner des magasins de chair ambulante qui se meuvent à peine du fumier à l’abattoir. » Acerbe, il poursuit : « Le grand art des éleveurs est de châtrer leurs bêtes ou de se
procurer des hybrides qui ne peuvent se reproduire9. »
La pratique de l’élevage, ironiquement placée au rang d’art, considère le bétail comme des matériaux dont seul compte la quantité de viande produite. Abattre des animaux ainsi réifiés ne pose dès lors plus de problème — et Reclus n’oublie pas qu’il en est de même pour les poissons, la pêche industrielle usant de « moyens honteux de destruction en masse qui ne demandent ni sagacité, ni connaissance des mœurs du gibier10. » Condamnant la fabrication de « viande sur pied11 », Élisée Reclus compare les espèces sauvages et leurs cousins domestiques, et constate la régression qui selon lui eut lieu. Cochons et moutons ne seraient que les formes corrompues des sangliers et mouflons qui évoluent librement. Il conclut : « Et c’est à produire des monstres pareils que nous appliquons l’expression d’élevage ! »
Cette constatation est reprise par l’auteur quelques années plus tard dans le dernier volume de L’Homme et la Terre. Après avoir abordé les enjeux de conservation des espèces animales, dont certaines à son époque sont menacées par la chasse, la surexploitation ou la colonisation de leurs territoires, Reclus lance, cynique : « en somme, ce que l’homme a introduit de neuf dans le monde animal ce sont les croisements de races12 ».
« C’est à partir de sa propre expérience que Reclus construit son argumentaire pour convaincre de la barbarie de tout meurtre animal. »
Son rapport à l’hybridation est néanmoins ambivalent. Tantôt il tance les éleveurs pour qui ne compte que le volume musculeux de leurs bêtes, tantôt il les salue comme des artistes, ainsi que les jardiniers, pour avoir embellis la faune et la flore par leurs croisements. Le manque de diversité qu’il constate à cause des besoins de l’industrie animale est parfois oublié, et c’est alors la pluralité des races produites par les éleveurs qui est mise en avant. Il reste que la somme des louanges est bien ténue comparée à celle des critiques, et on peut noter qu’il oppose ailleurs la beauté des « harmonieux contrastes » nés de la nature, à la « désolante uniformité13 » issue de la civilisation. Seules quelques régions du monde trouvent grâce à ses yeux, parmi lesquelles l’Angleterre : « L’amour et la compréhension facile de la nature ont certainement aidé les Anglais à bien connaître et à bien soigner les diverses races d’animaux14. » Dans le même élan, il ajoute qu’en plus de chercher à maximiser les qualités utiles aux humains, les éleveurs anglais « travaillent aussi, par amour de l’esthétique, à embellir les formes des animaux de l’écurie, de l’étable, de la basse-cours ».
S’il traite des conditions de l’élevage et de l’abattage à propos de nombreux pays, n’oubliant jamais de faire la liste des animaux domestiques ou sauvages dans chacun des volumes de la NGU, il n’est cependant pas « besoin d’aller dans telle Porcopolis de l’Amérique du Nord ou dans un saladero de La Plata pour y contempler l’horreur des massacres qui constituent la condition première de notre nourriture habituelle15. » C’est à partir de sa propre expérience « loin des villes banales, uniformes, ou tout est classé et caché » que Reclus construit son argumentaire pour convaincre de la barbarie de tout meurtre animal.
Une insupportable souffrance animale
C’est dans « À propos du végétarisme » qu’Élisée Reclus expose avec le plus de clarté sa conception de l’élevage, ainsi que les relations qu’il a, sa vie durant, résolu d’entretenir avec les animaux. Ce texte paraît d’abord en anglais, en 1900, dans le premier numéro de The Humane Review, un trimestriel publié par le réformateur social et défenseur de la cause animale Henri Stephens Salt. Il est repris et traduit l’année suivante pour le compte de La Réforme alimentaire, une revue franco-belge végétarienne. C’est en faisant appel à des souvenirs d’enfance que Reclus ouvre son texte. S’avouant incompétent sur les questions scientifiques couvrant le sujet, il concède : « Je flânerai dans ma propre vie et m’arrêterai à l’occasion pour faire une remarque suscitée par les petites aventures de l’existence. »
Il détaille d’abord un évanouissement suscité par la vue d’un « débris saignant » qu’il a dû, enfant, aller chercher chez le boucher du village :
« Innocent et peureux, je partis allègrement pour faire la commission, et pénétrai dans la cour où se tenaient les bourreaux de la bête égorgée. Je me la rappelle encore, cette cour sinistre, où passaient des hommes effrayants, tenant à la main de grands couteaux qu’ils essuyaient sur des sarreaux aspergés de sang. Sous un porche, un cadavre énorme me semblait occuper un espace prodigieux ; de la chair blanche, un liquide rose coulait dans les rigoles. »
« Je vois le porc des paysans, bouchers d’occasion, et d’autant plus cruels : l’un d’eux saigne lentement l’animal pour que le sang s’écoule goutte à goutte. »
Reclus commence par convoquer la vue, faisant appel à émotion par tous imaginable, comme dans une classique démonstration à visée argumentative. Les sentiments de l’enfant sont retranscrits par l’impression d’une asymétrie d’échelle entre lui et les adultes et carcasses l’entourant. L’atmosphère, « sinistre », est pesante. L’anecdote continue :
« Et moi, tremblant et muet, je me tenais dans cette cour ensanglantée, incapable d’avancer, trop terrorisé pour m’enfuir. Je ne sais ce que je devins ; ma mémoire n’en garde pas la trace. Il me semble avoir entendu dire que je m’évanouis et que le boucher compatissant me rapporta dans la demeure familiale : je ne pesais pas plus qu’un de ces agneaux qu’il égorgeait chaque matin. »
Paralysé par la scène à laquelle il assiste alors, le jeune Élisée ne peut fuir autrement qu’en s’absentant à lui-même, à défaut de quitter le lieu du crime. Au réveil, il s’identifie physiquement à l’une des bêtes égorgées : l’agneau est un enfant lui aussi, dont la taille est similaire à celle du jeune Reclus. Il voit en cet animal un semblable, plus peut-être que dans les bouchers qui le dominent de leur stature. […] Dans un second souvenir qui a la généralité des expériences répétées et ressassées, c’est à l’ouïe qu’il fait ensuite appel :
« Je vois le porc des paysans, bouchers d’occasion, et d’autant plus cruels : l’un d’eux saigne lentement l’animal pour que le sang s’écoule goutte à goutte, car il est indispensable, paraît-il, pour la bonne préparation des boudins, que la victime ait beaucoup souffert. Elle crie en effet d’un cri continu, coupé de plaintes enfantines, d’appels désespérés, presque humains : il semble que l’on entende un enfant ».
Là encore l’identification est évidente. Si les termes sont flottants — « paraît », « presque », « semble » —, ce qu’ils caractérisent ne l’est point : l’enfance est convoquée à deux reprises ; l’humanité entière fait son apparition. Car pour Reclus ce n’est pas seulement que les humains tiennent leur origine des animaux16, mais aussi que ces derniers peuvent entrer de plain-pied dans l’humanité dès lors qu’ils partagent un même espace social, voire, dans certaines circonstances, se rendre « plus qu’humain17 ». Dans les derniers souvenirs que convoque Reclus dans son texte sur le végétarisme, les laissés-pour-compte de la famille se rejoignent. Après l’enfant, c’est auprès d’une autre sans-voix — capable de pleurer ou crier pourtant —, une « bonne vieille » tante, que Reclus trouve un peu d’échos à son empathie. À l’émotion individuelle de la femme, s’oppose l’élan du nombre, prêt à l’abattage collectif :
« Une de mes fortes impressions d’enfance est d’avoir assisté à l’un de ces drames ruraux : regorgement d’un cochon, accompli par toute une population insurgée contre une bonne vieille, ma grand-tante, qui ne voulait pas consentir au meurtre de son gras ami. De force la foule du village avait pénétré dans le parc à cochon ; de force elle emmenait la bête à l’abattoir rustique où l’attendait l’appareil d’égorgement, tandis que la malheureuse dame, affalée sur un escabeau, pleurait des larmes silencieuses. »
« Il nous tarde de ne plus entendre les voix bêlantes des moutons, les mugissements des vaches, les grognements et les cris stridents des porcs qu’on mène à l’abattoir. »
[…] Reclus oppose ici l’amitié née du côtoiement quotidien, à l’habitude d’une alimentation traditionnelle qui n’est pas questionnée. Comme dans les trois anecdotes ouvrant son texte, Reclus use en conclusion des sens et de l’empathie de son lecteur ou sa lectrice afin de prononcer un vœux pour l’avenir, au nom de celles et ceux qui, comme lui, ne consomment aucune viande :
« Il nous tarde de ne plus entendre les voix bêlantes des moutons, les mugissements des vaches, les grognements et les cris stridents des porcs qu’on mène à l’abattoir ; nous aspirons au temps où nous ne passerons plus en courant, pour abréger la hideuse minute, devant un lieu de tuerie aux ruisseaux sanguinolents, aux rangées de crocs aigus où pendent des cadavres, au personnel taché de sang, armé de hideux couteaux18. »
[…] Reclus ne rejette pas la violence pour contraindre l’injustice et défendre les plus faibles — jusqu’aux animaux. Ainsi défend-il dans une lettre datant des mêmes années que ses textes animaliers que, s’il « [croit] en l’usage éventuel de la force », c’est pour la défense des plus faibles. Il ajoute, à titre d’exemple : « Je vois un chat que l’on torture, un enfant que l’on bat, une femme que l’on maltraite, et si je suis assez fort pour l’empêcher, je l’empêcherai : je le dois à tous les faibles afin que désormais ils soient respectés19. » Le fait que Reclus cite un animal dans cette liste d’individus en minorité est assez étonnant pour l’époque. Bien que les associations pour la défense des animaux prospèrent depuis la création en 1824 en Angleterre de la Society for the Prevention of Cruelty to Animals (SPCA) — reconnue en 1840 par la reine, elle devient RSPCA — et en 1845 en France de la Société protectrice des animaux (SPA), ses membres rejettent alors tout sentimentalisme : c’est au nom de la décence et de la rationalité qu’ils entendent réduire la cruauté dont les animaux sont les objets20. Leur combat ne se fait pas au nom de l’émancipation, et se restreint d’abord au terrain parlementaire ou
aux innovations vétérinaires.
« Une de mes fortes impressions d’enfance est d’avoir assisté à l’un de ces drames ruraux : regorgement d’un cochon, accompli par toute une population insurgée contre une bonne vieille, ma grand-tante, qui ne voulait pas consentir au meurtre de son gras ami. De force la foule du village avait pénétré dans le parc à cochon ; de force elle emmenait la bête à l’abattoir rustique où l’attendait l’appareil d’égorgement, tandis que la malheureuse dame, affalée sur un escabeau, pleurait des larmes silencieuses. »
« Il nous tarde de ne plus entendre les voix bêlantes des moutons, les mugissements des vaches, les grognements et les cris stridents des porcs qu’on mène à l’abattoir. »
[…] Reclus oppose ici l’amitié née du côtoiement quotidien, à l’habitude d’une alimentation traditionnelle qui n’est pas questionnée. Comme dans les trois anecdotes ouvrant son texte, Reclus use en conclusion des sens et de l’empathie de son lecteur ou sa lectrice afin de prononcer un vœux pour l’avenir, au nom de celles et ceux qui, comme lui, ne consomment aucune viande :
« Il nous tarde de ne plus entendre les voix bêlantes des moutons, les mugissements des vaches, les grognements et les cris stridents des porcs qu’on mène à l’abattoir ; nous aspirons au temps où nous ne passerons plus en courant, pour abréger la hideuse minute, devant un lieu de tuerie aux ruisseaux sanguinolents, aux rangées de crocs aigus où pendent des cadavres, au personnel taché de sang, armé de hideux couteaux18. »
[…] Reclus ne rejette pas la violence pour contraindre l’injustice et défendre les plus faibles — jusqu’aux animaux. Ainsi défend-il dans une lettre datant des mêmes années que ses textes animaliers que, s’il « [croit] en l’usage éventuel de la force », c’est pour la défense des plus faibles. Il ajoute, à titre d’exemple : « Je vois un chat que l’on torture, un enfant que l’on bat, une femme que l’on maltraite, et si je suis assez fort pour l’empêcher, je l’empêcherai : je le dois à tous les faibles afin que désormais ils soient respectés19. » Le fait que Reclus cite un animal dans cette liste d’individus en minorité est assez étonnant pour l’époque. Bien que les associations pour la défense des animaux prospèrent depuis la création en 1824 en Angleterre de la Society for the Prevention of Cruelty to Animals (SPCA) — reconnue en 1840 par la reine, elle devient RSPCA — et en 1845 en France de la Société protectrice des animaux (SPA), ses membres rejettent alors tout sentimentalisme : c’est au nom de la décence et de la rationalité qu’ils entendent réduire la cruauté dont les animaux sont les objets20. Leur combat ne se fait pas au nom de l’émancipation, et se restreint d’abord au terrain parlementaire ou
aux innovations vétérinaires.
Reclus les mentionne d’ailleurs dans le dernier volume de L’Homme et la Terre21. Il souligne leur action bénéfique, mais déplore qu’elle dépende tant de l’assentiment d’une part importante de la population pour avoir un réel échos. L’erreur de ces associations réside pour lui dans l’espoir qu’elles mettent en l’évolution de la législation. On peut citer à titre d’exemple la loi Grammont qui, en 1850 — soit entre une insurrection et un coup d’État impérial — condamne les violences faites aux animaux dans les lieux publics, condamnation qui s’abat sur les charretiers et indigents plus que les bourgeois et aristocrates22. De telles lois sont d’ailleurs pour Reclus « bien peu draconiennes23 ». Il se demande ainsi « comment les lois pourraient-elles fournir aux animaux domestiques une protection efficace puisqu’elles livrent les hommes aux caprices les uns des autres ? » Préférant les méthodes révolutionnaires, il poursuit sa comparaison : « Du moins parmi les humains, les oppressés peuvent-ils résister à la ligue des oppresseurs, et, par la solidarité dans la révolte, par l’association dans les efforts, ont-ils déjà remporté maintes victoires ; mais que peuvent les animaux ? » Il conviendrait donc, en l’absence d’un « accroissement graduel de l’intelligence et de la bonté chez leurs éleveurs et maîtres », de prendre parti pour les animaux et de les défendre activement, ces derniers ne le pouvant eux-mêmes. Mais lier les luttes de tous les opprimés, et plus encore y lier le sort des animaux comme le fait Reclus, trouve peu d’échos, hors ses épigones politiques — la communarde Louise Michel et la journaliste Séverine en tête.
« Il fait par là référence à la passion guerrière déclenchée par la traque et le meurtre ainsi qu’à la nature de la nourriture ingérée. »
Il est évident qu’il ne fait pas du végétarisme un seul régime alimentaire. De même, sa prise en compte de la souffrance animale ne se réduit pas à celle entraînée par la production de viande. Il entretient néanmoins des liens avec des médecins professant le végétarisme dans leur diététique, comme l’ingénieur Paul Nyssens, lors de ses dernières années en Belgique. Il s’attache à lire leurs écrits, tels ceux du Docteur Bonnejoy, auteur d’un traité sur Le végétarisme rationnel, dont il ne manque pas de noter les « enfantillages, naïvetés et citations dépourvues de critique24 », lecture qui le convainc néanmoins de suivre un régime végétarien plus strict qu’il ne le faisait alors. Il diffère cependant de bon nombre de médecins et militants végétariens de son époque, pour qui l’abstinence est avant tout hygiéniste. « La question des questions » qu’oublie le Docteur Bonnejoy dans son traité serait bien la question politique. Reclus se distingue pourtant également des anarchistes individualistes qui, dans la dernière décennie du XIXe siècle et, plus encore, dans les premières du suivant, adoptent une alimentation végétale dans des colonies libertaires au nom d’un désir de retour à la nature25. Si Reclus donne son soutien à la Société pour la création et le développement d’un milieu libre en France qui entend poursuivre cette volonté en tentant des expériences de « communisme libre26 », il y voit également une « illusion » : « dans notre plan d’existence et de lutte, ce n’est pas la petite chapelle des compagnons qui nous intéresse, c’est le monde entier27. » Bien que les dires de Reclus puissent se recouper avec ceux des hédonistes naturistes ou des libertaires naturiens28, il n’oublie en rien ce que son engagement a de politique, l’évolution souhaitée n’étant pas dissociable de révolutions répétées.
« Il fait par là référence à la passion guerrière déclenchée par la traque et le meurtre ainsi qu’à la nature de la nourriture ingérée. »
Il est évident qu’il ne fait pas du végétarisme un seul régime alimentaire. De même, sa prise en compte de la souffrance animale ne se réduit pas à celle entraînée par la production de viande. Il entretient néanmoins des liens avec des médecins professant le végétarisme dans leur diététique, comme l’ingénieur Paul Nyssens, lors de ses dernières années en Belgique. Il s’attache à lire leurs écrits, tels ceux du Docteur Bonnejoy, auteur d’un traité sur Le végétarisme rationnel, dont il ne manque pas de noter les « enfantillages, naïvetés et citations dépourvues de critique24 », lecture qui le convainc néanmoins de suivre un régime végétarien plus strict qu’il ne le faisait alors. Il diffère cependant de bon nombre de médecins et militants végétariens de son époque, pour qui l’abstinence est avant tout hygiéniste. « La question des questions » qu’oublie le Docteur Bonnejoy dans son traité serait bien la question politique. Reclus se distingue pourtant également des anarchistes individualistes qui, dans la dernière décennie du XIXe siècle et, plus encore, dans les premières du suivant, adoptent une alimentation végétale dans des colonies libertaires au nom d’un désir de retour à la nature25. Si Reclus donne son soutien à la Société pour la création et le développement d’un milieu libre en France qui entend poursuivre cette volonté en tentant des expériences de « communisme libre26 », il y voit également une « illusion » : « dans notre plan d’existence et de lutte, ce n’est pas la petite chapelle des compagnons qui nous intéresse, c’est le monde entier27. » Bien que les dires de Reclus puissent se recouper avec ceux des hédonistes naturistes ou des libertaires naturiens28, il n’oublie en rien ce que son engagement a de politique, l’évolution souhaitée n’étant pas dissociable de révolutions répétées.
Anthropologie de la barbarie
« Ce n’est point une digression de mentionner les horreurs de la guerre à propos des massacres de bétail et des banquets pour carnivores. Le régime d’alimentation correspond bien aux mœurs des individus. Le sang appelle le sang29. » Les conflits auxquels fait référence Reclus n’ont pas encore l’ampleur que la guerre prendra au XXe siècle. Il est néanmoins l’observateur et parfois le chroniqueur des horreurs guerrières de son temps : pogroms antisémites en Russie30, « pacification » meurtrière des puissances coloniales, guerre sino-japonaise31, répressions en maints endroits du monde… C’est en référence à l’actualité la plus récente qu’il déploie l’argument d’un continuum entre la barbarie à l’encontre des animaux et celle envers les humains. Il fait par là référence à la passion guerrière déclenchée par la traque et le meurtre ainsi qu’à la nature de la nourriture ingérée.
C’est à partir d’un conflit contemporain de l’écriture d’« À propos du végétarisme » que Reclus développe cette première idée. Bien que le Royaume-Uni et la France se disputent des possessions en Égypte, dont la crise de Fachoda constitue l’issue en 1898 ; que la France et l’Allemagne font de même à propos du Maroc en 1905 et 1911 ; que la Russie et le Japon entrent en guerre pour plus d’un an en 1904 pour le contrôle du Pacifique, tous ces États, auxquels il faut ajouter l’Empire austro-hongrois, l’Italie et les États-Unis, s’unissent pour réprimer la révolte des Boxers qui s’est déclenchée en Chine au cours des années 1899–1900. Le point commun de ces puissances : l’impérialisme. Chacune a des intérêts à défendre dans l’Empire chinois, qu’ils soient commerciaux — les guerres de l’Opium,1839–1842 et 1856–1860, sont encore récentes — ou stratégiques — la France s’installe alors en Indochine. En Chine, une société secrète s’est formée pour contester par la force la dynastie Mandchoue, mais est bientôt récupérée par l’impératrice Cixi pour s’orienter contre les puissances étrangères installées dans le pays. Les bataillons dépêchés par les nations concernées forment alors une alliance inédite et répriment les soulèvements. À l’issu du conflit, la Chine est plus encore qu’avant désavantagée dans ses relations commerciales avec les puissances étrangères.
« La chasse aux animaux entraîne celle des humains ; les massacres quotidiens dans les abattoirs banalisent ceux sur les champs de bataille. »
Reclus n’aborde pas dans le détail ce conflit. Il lui sert avant tout d’exemple, supposant que son lecteur sera au fait des actualités géopolitiques du moment. Le point défendu l’a déjà été par le passé par celles et ceux s’étant penchés sur le sort des animaux, et le sera par la suite par d’autres : la chasse aux animaux entraîne celle des humains ; les massacres quotidiens dans les abattoirs banalisent ceux sur les champs de bataille. Reclus l’exprime ainsi : « En excitant les chiens à déchirer le renard, le gentilhomme apprend à lancer ses fusiliers sur le Chinois qui fuit. Les deux chasses ne sont qu’un seul et même sport ; toutefois, quand la victime est un homme, l’émotion, le plaisir sont probablement plus vifs. » L’emploi du mot sport sous sa forme anglaise ne laisse pas de doute sur la cible de l’auteur. Le gibier cité non plus. La chasse au renard est en Angleterre l’apanage des couches aristocratiques, les mêmes qui depuis le siècle précédent défendent pourtant les animaux, ou plutôt, ainsi que Christophe Traïni l’a montré, se défendent de la cruauté humaine dont ils sont témoins envers les animaux32. Tout en contribuant, par l’évolution de la législation, à faire interdire les combats de coqs ou les comportements violents envers les animaux domestiques, le sportsman anglais ne renonce en rien à sa passion. Pour Reclus, la pratique cynégétique envers des animaux et des humains est similaire. La première est désormais celle d’« hommes de loisir ou de vanité qui cherchent à maintenir les traditions de leurs ancêtres ou à remplir l’oisiveté de leurs heures33 » ; la seconde en dépend, certes, mais procure toutefois un plaisir plus intense au chasseur.
S’il ne cite pas le géographe dans son étude sur Les Chasses à l’homme, Grégoire Chamayou reprend un même argumentaire34. Constatant, depuis la légitimation de l’esclavage en Grèce jusqu’à la traque des hors-la-loi aujourd’hui, que « toute chasse à l’homme suppose une théorie de sa proie », Chamayou explique alors le surplus d’excitation que procurerait la chasse de son semblable. Le rapport du dominant et du dominé est ambivalent : « La reconnaissance de l’humanité de la proie en même temps que sa contestation pratique sont […] les deux attitudes contradictoires constitutives de la chasse à l’homme. » Le chassé, aussi désavantagé qu’il soit, peut théoriquement se retourner contre le chasseur, car semblable en nature — quoique différent en droit – à ce dernier. Les techniques sont les mêmes — lancer ses chiens lors d’une battue, quel que soit l’animal — et les armes, pour achever la proie,
similaires.
« La chasse aux animaux entraîne celle des humains ; les massacres quotidiens dans les abattoirs banalisent ceux sur les champs de bataille. »
Reclus n’aborde pas dans le détail ce conflit. Il lui sert avant tout d’exemple, supposant que son lecteur sera au fait des actualités géopolitiques du moment. Le point défendu l’a déjà été par le passé par celles et ceux s’étant penchés sur le sort des animaux, et le sera par la suite par d’autres : la chasse aux animaux entraîne celle des humains ; les massacres quotidiens dans les abattoirs banalisent ceux sur les champs de bataille. Reclus l’exprime ainsi : « En excitant les chiens à déchirer le renard, le gentilhomme apprend à lancer ses fusiliers sur le Chinois qui fuit. Les deux chasses ne sont qu’un seul et même sport ; toutefois, quand la victime est un homme, l’émotion, le plaisir sont probablement plus vifs. » L’emploi du mot sport sous sa forme anglaise ne laisse pas de doute sur la cible de l’auteur. Le gibier cité non plus. La chasse au renard est en Angleterre l’apanage des couches aristocratiques, les mêmes qui depuis le siècle précédent défendent pourtant les animaux, ou plutôt, ainsi que Christophe Traïni l’a montré, se défendent de la cruauté humaine dont ils sont témoins envers les animaux32. Tout en contribuant, par l’évolution de la législation, à faire interdire les combats de coqs ou les comportements violents envers les animaux domestiques, le sportsman anglais ne renonce en rien à sa passion. Pour Reclus, la pratique cynégétique envers des animaux et des humains est similaire. La première est désormais celle d’« hommes de loisir ou de vanité qui cherchent à maintenir les traditions de leurs ancêtres ou à remplir l’oisiveté de leurs heures33 » ; la seconde en dépend, certes, mais procure toutefois un plaisir plus intense au chasseur.
S’il ne cite pas le géographe dans son étude sur Les Chasses à l’homme, Grégoire Chamayou reprend un même argumentaire34. Constatant, depuis la légitimation de l’esclavage en Grèce jusqu’à la traque des hors-la-loi aujourd’hui, que « toute chasse à l’homme suppose une théorie de sa proie », Chamayou explique alors le surplus d’excitation que procurerait la chasse de son semblable. Le rapport du dominant et du dominé est ambivalent : « La reconnaissance de l’humanité de la proie en même temps que sa contestation pratique sont […] les deux attitudes contradictoires constitutives de la chasse à l’homme. » Le chassé, aussi désavantagé qu’il soit, peut théoriquement se retourner contre le chasseur, car semblable en nature — quoique différent en droit – à ce dernier. Les techniques sont les mêmes — lancer ses chiens lors d’une battue, quel que soit l’animal — et les armes, pour achever la proie,
similaires.
Bien qu’il soit plus clément lorsqu’il fait référence aux peuples dits « primitifs » dans ses démonstrations, Reclus condamne dans tous les cas ce que la chasse a d’agréable. Pour lui, « la poursuite du gibier ou de l’homme est surtout une œuvre de passion ». Et si « le primitif voit dans la chasse un véritable amusement », c’est qu’un accident est à craindre, rendant l’enjeu plus aiguë. « Dans ce cas, l’excitation finit par se transformer en une véritable folie : dans la lutte, l’homme ne raisonne plus ; il n’a qu’un désir : mordre sa proie, la déchirer à belles dents, la découper en morceaux35. » Le géographe multiplie dans ses textes des arguments aux sources diverses, mais dont chacun reprend les mêmes motifs : le sang qui coule ; des bêtes dépecées ; la folie du meurtre.
« Un même corps fait de chair et de sang rapproche les espèces entre elles, d’autant plus lorsque ce corps est inerte. »
À celle de la boucherie et de la chasse s’ajoute la condamnation des jeux sanglants parmi les animaux comme parmi les humains. La boxe est dénoncée autant que les combats de chiens36. Le premier texte dénonçant les cruautés faites envers les animaux attribué à un auteur libertaire est une dénonciation de la corrida, écrite par Ernest Cœurderoy37. Chez Reclus aussi les courses de taureaux, de même que de chevaux38, sont vertement critiquées, notamment dans L’Homme et la Terre23. Il est plus disert dans la partie de la NGU portant sur l’Espagne, où il consacre une page à propos de « “la noble science de la tauromachie” », ainsi que l’auteur la qualifie ironiquement39. Il met en relation les mœurs avec les progrès dont peuvent faire preuve les peuples des différentes régions du monde. Moralisateur, il recours au registre de la honte pour critiquer la poursuite du « véritable scandale » que constituent ces « jeux barbares ». Reclus prend pour point de comparaison les bûchers sur lesquels des humains furent brûlés en des temps plus anciens, pour rappeler qu’étant donnée l’absence de séparation franche entre humains et animaux, il n’y a pas de sens à leur imposer des traitements qui passeraient pour infamants s’ils étaient appliqués aux premiers. Il conclut son paragraphe en se permettant une généralité qui anticipe les articles écrits plus de 20 ans après : « Le respect de la vie des animaux, sans lequel la vie des hommes est elle-même tenue pour peu de chose, semble faire des progrès parmi les Espagnols ; mais hélas ! que de retours vers la guerre et ses violences, les meurtres et les égorgements de masse. » Le dernier terme n’est pas sans rappeler les textes ultérieurs, où Reclus fait sans cesse référence au couteau passé sous la gorge de l’animal abattu. Déjà, la guerre suit de près les exécutions d’animaux.
C’est que morts, les individus d’espèces différentes se ressemblent plus encore qu’en vie. Le corps a pour Élisée une réalité que niaient les philosophes arguant d’une incommensurable distance entre humains et animaux. Un même corps fait de chair et de sang rapproche les espèces entre elles, d’autant plus lorsque ce corps est inerte. Ainsi demande-t-il ingénument s’il y a une « si grande différence entre le cadavre d’un bœuf et celui d’un homme. » Il poursuit crûment son idée : « Les membres coupés, les entrailles entremêlées de l’un et de l’autre se ressemblent fort : l’abattage du premier facilite le meurtre du second11 ». Habitués qu’ils seraient à consommer et fréquenter des cadavres d’animaux, les hommes que Reclus qualifient de « carnivores » auraient peu de difficulté à mettre à mort un être
humain.
« Un même corps fait de chair et de sang rapproche les espèces entre elles, d’autant plus lorsque ce corps est inerte. »
À celle de la boucherie et de la chasse s’ajoute la condamnation des jeux sanglants parmi les animaux comme parmi les humains. La boxe est dénoncée autant que les combats de chiens36. Le premier texte dénonçant les cruautés faites envers les animaux attribué à un auteur libertaire est une dénonciation de la corrida, écrite par Ernest Cœurderoy37. Chez Reclus aussi les courses de taureaux, de même que de chevaux38, sont vertement critiquées, notamment dans L’Homme et la Terre23. Il est plus disert dans la partie de la NGU portant sur l’Espagne, où il consacre une page à propos de « “la noble science de la tauromachie” », ainsi que l’auteur la qualifie ironiquement39. Il met en relation les mœurs avec les progrès dont peuvent faire preuve les peuples des différentes régions du monde. Moralisateur, il recours au registre de la honte pour critiquer la poursuite du « véritable scandale » que constituent ces « jeux barbares ». Reclus prend pour point de comparaison les bûchers sur lesquels des humains furent brûlés en des temps plus anciens, pour rappeler qu’étant donnée l’absence de séparation franche entre humains et animaux, il n’y a pas de sens à leur imposer des traitements qui passeraient pour infamants s’ils étaient appliqués aux premiers. Il conclut son paragraphe en se permettant une généralité qui anticipe les articles écrits plus de 20 ans après : « Le respect de la vie des animaux, sans lequel la vie des hommes est elle-même tenue pour peu de chose, semble faire des progrès parmi les Espagnols ; mais hélas ! que de retours vers la guerre et ses violences, les meurtres et les égorgements de masse. » Le dernier terme n’est pas sans rappeler les textes ultérieurs, où Reclus fait sans cesse référence au couteau passé sous la gorge de l’animal abattu. Déjà, la guerre suit de près les exécutions d’animaux.
C’est que morts, les individus d’espèces différentes se ressemblent plus encore qu’en vie. Le corps a pour Élisée une réalité que niaient les philosophes arguant d’une incommensurable distance entre humains et animaux. Un même corps fait de chair et de sang rapproche les espèces entre elles, d’autant plus lorsque ce corps est inerte. Ainsi demande-t-il ingénument s’il y a une « si grande différence entre le cadavre d’un bœuf et celui d’un homme. » Il poursuit crûment son idée : « Les membres coupés, les entrailles entremêlées de l’un et de l’autre se ressemblent fort : l’abattage du premier facilite le meurtre du second11 ». Habitués qu’ils seraient à consommer et fréquenter des cadavres d’animaux, les hommes que Reclus qualifient de « carnivores » auraient peu de difficulté à mettre à mort un être
humain.
C’est par ailleurs l’ensemble des activités occupant humains et animaux qui est abordé par Reclus. Si le travail peut impliquer des animaux compagnons, dans la majorité des situations, il est aussi aliénant pour les prolétaires que pour les bêtes. Ainsi « de même qu’il [l’homme civilisé] tuait l’homme ennemi, de même il se débarrassait de la bête gênante ; comme il avait l’habitude d’asservir le semblable dont le travail pouvait lui profiter, il chargeait de son fardeau l’animal docile en lui faisant accomplir son travail21. » Forçats et bêtes de somme partagent une commune oppression, les seconds ne pouvant néanmoins se révolter — qu’on se souvienne de Bataille, « le doyen de la mine » qui, dans Germinal, ne sortit par à l’air libre pendant des années, et de Trompette, son compagnon d’infortune qui jamais ne réussit à se faire à l’obscurité40. Le continuum longtemps nié entre l’humanité et l’ensemble des autres espèces subit ainsi un singulier renversement. Alors que Reclus souligne une même condition animale pour défendre ses semblables d’abattre les animaux, c’est l’abattage des hommes, rendu aisé par celui des bêtes, qui comblerait pour les « carnivores » le fossé des espèces ; mais c’est aussi l’exploitation des plus pauvres par les dominants qui permet aux plus opprimés de rejeter la tâche ingrate sur les animaux.
« Le continuum longtemps nié entre l’humanité et l’ensemble des autres espèces subit ainsi un singulier renversement. »
Un dernier argument est avancé par le géographe. Reclus se demande en dernier lieu s’il n’y a pas « de relation directe de la cause à l’effet entre la nourriture de ces bourreaux qui se disent “civilisateurs” et leurs actes féroces ». Il convoque alors la physiologie et l’étude des mœurs, pour opposer ceux qu’on appelle les « doux » végétariens, aux « violents » carnivores41. Il critique ici une forme de virilisme fondée sur la consommation de nourritures jugées fortifiantes et correspondant à l’alimentation normale de tout homme. Moquant les « superhommes », il leur dénie une meilleure santé, et écarte vite la discussion — ça n’est pas là l’essentiel :
« Quoi qu’il en soit, nous disons simplement que pour la grande majorité des végétariens, la question n’est pas de savoir si leurs biceps et triceps sont plus solides que ceux des carnivores, ni même si leur organisme présente contre les heurts de la vie et les chances de la mort une plus grande force de résistance, ce qui d’ailleurs est fort important : pour eux il s’agit de reconnaître la solidarité d’affection et de bonté qui rattache l’homme à l’animal ; il s’agit d’étendre à nos frères dits inférieurs le sentiment qui déjà dans l’espèce humaine a mis fin au cannibalisme. »
S’esquisse ici le cœur de l’éthique végétarienne de Reclus, de même que le fondement de son engagement pour la défense des animaux. C’est qu’il ne s’agit pas seulement de réparer une injustice ; il convient de reconnaître dans l’animal un frère, que l’on comprend dans son affection de solidarité, voire de sollicitude. L’analogie avec le cannibalisme est en ce sens parlante : reconnaître les animaux comme semblables impose un dégoût de leur meurtre et de leur consommation.
Près de 100 ans plus tard, au faîte de la crise de la vache folle, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss livre une analyse similaire42. Revendiquant lui aussi le terme de « solidarité », non pour qualifier son temps mais celui du mythe, il étend la définition du cannibalisme à ces vaches dont on en a fait manger d’autres sous forme de farine. Le scandale fit momentanément chuter la consommation européenne de viande. Se faisant oracle, rappelant en ça le messianisme récurrent des textes politiques de Reclus, Lévi-Strauss annonce qu’« un jour viendra où l’idée que, pour se nourrir, les hommes du passé élevaient et massacraient des êtres vivants et exposaient complaisamment leur chair en lambeaux dans des vitrines, inspirera sans doute la même répulsion qu’aux voyageurs du XVIe ou du XVIIe siècle, les repas cannibales des sauvages43 américains, océaniens ou africains ». Reclus croit en des termes quasiment similaires, mais moins définitifs, à une même issue. Ainsi espère-t-il « qu’avant longtemps ceux-ci [la majorité de nos contemporains] auront du moins la politesse de cacher leur nourriture. Les abattoirs sont déjà relégués dans les faubourgs écartés : que les boucheries suivent le même chemin, en se blottissant comme les étables dans les coins obscurs44 ! »
1. Exception faite de l’ouvrage collectif coordonné par Philippe Pelletier, Anarchie et cause animale, Le Monde libertaire, 2015, et de quatre articles : Bertrand Guest, « “Grande famille” et “Acquaintance”. Humain et non-humain chez Reclus et Thoreau », Essai, n° 2, 2012, PUB, p.14–32 ; Gilles Fumey, « Reclus végétarien, étonnant géographe du monde animal et végétal », Isabelle Lefort et Philippe Pelletier (dir.), Élisée Reclus et nos géographies. Textes et prétextes, Noir et Rouge, 2015 ; Richard J. White, « Following in the footsteps of Élisée Reclus : disturbing places of inter-species violence that are hidden in plain sight », in A.J Nocella II, R.J. White and E. Cudworth (ed.), Anarchism and Animal Liberation : Essays on Complementary Elements of Total Liberation, 2015, McFarland Press ; Pelletier Philippe, « L’anarchisme et l’animal », Pour, 2016/3, n° 231, p. 89–99.
2. Lettre à Richard Heath, 1884.
3. Somme géographique en 19 tomes parue entre 1876 et 1894. Dorénavant NGU dans le texte.
4. Élisée Reclus, NGU, Vol.16, Les États-Unis, 1892.
5. Jacques Damade, Abattoirs de Chicago, La Bibliothèque, 2016.
6. Élisée Reclus, NGU, op. cit.
7. William Cronon, Chicago, métropole de la nature, Zones Sensibles, 2021 [1991].
8. Damien Baldin, « De l’horreur du sang à l’insoutenable souffrance animale. Élaboration sociale des régimes de sensibilité à la mise à mort des animaux (XIXe-XXe siècles), Vingtième Siècle, Revue d’histoire, 2014/3, n° 113, p.52–68.
9. « La grande famille », Le Magazine international, 1897, p.10.
10. Élisée Reclus, Histoire d’un ruisseau, J. Hetzel et Cie, coll. « Bibliothèque d’éducation et de récréation », 1869.
11. Élisée Reclus, « À propos du végétarisme », 1901.
12. Élisée Reclus, L’Homme et la Terre, Vol.6, 1905–1908.
13. Élisée Reclus, « Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes », Revue des deux Mondes, n° 63, 15 mai 1866.
14. Élisée Reclus, NGU, Vol.4, L’Europe du Nord-Ouest (Belgique, Hollande, Îles Britanniques), 1879.
15. Élisée Reclus, « À propos du végétarisme », 1901.
16. Élisée Reclus, « L’origine animale dell’ uomo », Almanacco popolare socialista, 1897.
17. Élisée Reclus, « La grande famille », 1897.
18. Élisée Reclus, art. cit.
19. Lettre à Karl Heath, Bruxelles, 31 mars 1900.
20. Christophe Traïni, La Cause animale (1820–1980) : essai de sociologie historique, PUF, 2011.
21. Élisée Reclus, L’Homme et la Terre, Vol.6, 1905–1908.
22. Maurice Agulhon, « Le sang des bêtes. Le problème de la protection des animaux en France au XIXe siècle », Romantisme, Vol.11, n° 31, 1981.
23. Élisée Reclus, L’Homme et la Terre, Vol.5, 1905–1908.
24. Lettre à Mme Dumesnil, Ténès, 20 février 1893.
25. Arnaud Baubérot, Histoire du naturisme : le mythe du retour à la nature, PUR, 2004.
26. Anne Steiner, « Vivre l’anarchie ici et maintenant : milieux libres et colonies libertaires à la Belle époque », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 133, 2016.
27. Élisée Reclus « Les colonies anarchistes », Les Temps nouveaux, 7 juillet 1900.
28. Les Naturiens sont un groupe constitué de personnes de sensibilité libertaire, se réunissant principalement à Paris au tournant du XXe siècle, réunis autour d’un même désir de retour à l’état de nature. Voir François Jarrige, Gravelle, Zisly et les anarchistes naturiens contre la civilisation industrielle, Le passager clandestin, 2016.
29. Élisée Reclus, « À propos du végétarisme », 1901.
30. Reclus publie l’une des premières cartes rendant compte des pogroms subis par les juifs en Russie dans L’Homme et la Terre, Vol.5, 1905–1908, reproduite dans Federico Ferretti, Philippe Malburet et Philippe Pelletier, « Élisée Reclus et les Juifs : étude géographique d’un peuple sans État », Cybergeo : European Journal of Geography, 2011.
31. Élisée Reclus, L’Homme et la Terre, Vol.6, 1905–1908, cité par Philippe Pelletier dans « La “plus grande merveille de l’histoire”, le Japon vu par Élisée Reclus », Hérodote, 2005/2, n° 117.
32. Christophe Traïni, Cause animale (1820–1980) : essai de sociologie historique, PUF, 2011.
33. Élisée Reclus, Histoire d’un ruisseau, 1869.
34. Grégoire Chamayou, Les Chasses à l’homme, La fabrique, 2010.
35. Élisée Reclus, L’Homme et la Terre, Vol.1, 1905–1908.
36. « On est malheureusement bien forcé de constater cette dépravation du sens moral lorsqu’on voit le parlement interrompre ses séances pour laisser aux hommes d’État la satisfaction d’aller contempler le combat de deux boxeurs qui, la face et la poitrine nues, se meurtrissent, se mutilent, s’aveuglent de coups et se changent l’un l’autre en deux masses de chair saignante », Élisée Reclus, « Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes », Revue des deux Mondes, n° 63, 15 mai 1866.
37. Ernest Cœurderoy, Corrida, Atelier de création libertaire, 2003 [1854].
38. Élisée Reclus, NGU, Vol.4, L’Europe du Nord-Ouest (Belgique, Hollande, Îles Britanniques), 1879.
39. Élisée Reclus, NGU, Vol.1, L’Europe méridionale, 1876.
40. Émile Zola, Germinal, Le livre de poche, 2000 [1885].
41. Élisée Reclus, « À propos du végétarisme », 1901.
42. Claude Lévi-Strauss, « La leçon de sagesse de la vache folle », Études Rurales, 2001 [1996], n° 157–158.
43. À l’évidence, il faut lire ce mot, sous la plume de Lévi-Strauss, dans son acception historique — celui-ci reprenant les termes discutés en son temps par Montaigne dans ses Essais. Par ailleurs, Lévi-Strauss entendait, par « sauvage », un système de classifications et d’organisation de la pensée autre que celui, hégémonique, issu de la tradition occidentale. Voir La Pensée sauvage, paru en 1962.
44. Élisée Reclus, « À propos du végétarisme », 1901.
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