Chapelle Saint-Aubin de Moëslains, hier
Chapelle Saint-Aubin de Moëslains, aujourd'hui. Photo © Patrick Chevallier
Vitry-le-François, la Chapelle Saint Nicolas. Cette petite chapelle
édifiée en 1661 par les mariniers d’un village de bateliers, décorée
d’ancres marines à l’intérieur comme à l’extérieur.
Prosopee — Travail personnel CC BY-SA 3.0 et Ministère de la Culture
Cette église de Saint-Aubin, qui était de tous les secours, avait bonne mine. Construite à pans de bois, elle était jadis environnée de maisons paysannes qui avait disparu lors du siège de Saint-Dizier par les troupes de Charles-Quint, en 1544. Mais, comme Bonaventure, beaucoup de villageois continuaient à se rendre au lieu sacré, solitaire, et dressant sa stature au milieu de la végétation. La chapelle Saint-Nicolas, où se rendait Jean, était appuyé sur le presbytère, et s'était parfaitement intégrée à l'ensemble des habitations. Le silence régnait dans la grande cuisine. Dans l'âtre, une bûche crachait de maigres flammes, et dans la marmite noire, la soupe aux haricots laissait s'échapper l' odeur diminuée d'un copeau de lard fumé. Jean repoussa son assiette et sa cuillère, eut un instant de méditation, et péniblement, dit au paysan Bonaventure :
" Maître Bonaventure, il va falloir songer à prendre un autre domestique, car la vie à Moeslains, ça n'est pas fait pour moi! J'ai beau prier saint Nicolas, il ne répond pas à mes appels. J'ai donc décidé de voyager, de changer de vie et de trouver la fortune...Comprenez-moi, not' Maître, j'ai besoin de trouver le bonheur, je ne peux plus vivre dans la misère! Tous ceux qui sont allongés autour de l' église de
Saint-Aubin sont plus heureux que nous... Faut pas rester comme ça, à attendre..."
Bonaventure et sa femme eurent la gorge serrée, leurs yeux brillèrent, mais ils ne surent que répondre à ce brave garçon qu'ils considéraient comme leur fils.
Par une belle matinée de mai 1713, Jean pris son baluchon et son bâton de marche et fit sas adieux à Bonaventure. Les voisins étaient sortis sur le pas de la porte pour assister au départ de l'aventurier et lui faisaient des signes de la main. Bonaventure serra le jeune homme contre lui, lui donna sa bénédiction et lui souhaita de trouver bonheur, fortune et amour. Comme il s'en allait, Jean aperçut Louise, la fille du maréchal-ferrant, son amie d'enfance pour laquelle son coeur battait depuis longtemps. Ils ne se dirent pas un mot ; il remarqua seulement ses yeux rougis et les larmes sur ses joues. À la sortie du village, Jean se retourna et considéra les bonnes maisons campagnardes, recroquevillées et accolées, troupeau calme de pierre, d'où, ici et là, montaient quelques volutes de fumée.
"Eh, bon sang! Faut bouger son cul, grommela-t-il, on ne peut trouver le bonheur en restant assis dans son coin!" Et il reprit sa marche d'un pas alerte.
Jean gagna Saint-Dizier, puis Joinville. Arrivé à Donjeux, il chercha un gîte car il était épuisé. Mais la nuit était tombée, les volets étaient clos, les paysans dormaient du sommeil du juste. Près de la fontaine, il rencontra une vieille femmes édentée, aux mains noueuses, à l’œil éteint.
"Bonne nuit, grand-mère! dit Jean, étonné de sa présence.
- Où vas-tu à cette heure, mon garçon? répondit la vieille.
- Euh... Eh bien, je cherche le bonheur, et je vais sur mon chemin!
- Hé, hé, hé! Voilà qui tombe bien! Je vais te renseigner! Tends-moi ta main, que je me relève, et suis moi!"
Jean suivit la vieille qui se trainait, clopin-clopant, et tourna le dos aux chaumines de Donjeux. Ils se perdirent dans l'obscurité et arrivèrent près de vastes forêts sinistres et muettes. Jean avait remarqué que la vieille accélérait le pas, et qu'elle allait vite sur ces chemins creux qu'il avait peine à la suivre et qu'il en arrivait presque à courir. Comme il s’inquiétait de cette randonnée, il la vit s'arrêter au pied d'un grand chêne. La vieille frappa de sa canne le tronc du chêne, et entre les racines sombres et tentaculaires, une voie s'ouvrit, lumineuse. Un escalier les conduisit sous terre. La lumière était telle que Jean fut obligé de mettre ses mains devant ses yeux.
"Mais où sommes-nous donc, grand-mère, quel est ce refus étrange?" Il ouvrit les yeux et s'habitua à la lumière. Mais la vieille avait disparu. À sa place se tenait une belle jeune fille, élégante, souriante, fraîche de visage et de peau, les cheveux lumineux et presque bleutés, le regard mystérieux.
"Où es-tu? Mais à l'entrée du Palais du Bonheur... répondit énigmatique beauté.
- Ah? dit Jean, je l'ai donc trouvé... Et toi, qui es-tu?
- Je suis l'une des filles du Bonheur! Si tu veux bien me servir pendant un an, je serai à toi pour la vie!
Autour de Jean voltigeaient des nuées de fantômes rieurs et encanaillés, des nymphes diaphanes aux regards malicieux, au milieu d'éclats de rire, et de musiques sautillantes.
- C'est le Paradis, se dit Jean, je serai fou de ne pas accepter... Top là! Je veux bien de ce bonheur! Mais que dois-je faire ici?
- Oh, c'est simple! Il te faut chanter avec ceux qui chantent, boire avec ceux qui boivent, rire avec ceux qui rient, prendre la jeune fille qui te plait, jouir de tout de ce qui t'offre à toi!
- Oh, fichtre! Merci saint Nicolas de Moeslains, et merci aussi à saint Aubin, voici donc le bonheur! J'accepte bien volontiers ton offre, princesse du bonheur!"
Aussitôt mille esprits joyeux se saisirent de lui et l' l'entrainèrent dans des rondes folles et dans un tourbillon de plaisirs. Jean connut l'ivresse sous toutes ses formes. Épicure [Philosophe grec ; sa philosophie matérialiste, dont le but est de conduire tous les êtres humains vers le bonheur, affirme que toute connaissance passe par la sensation] n'eut trouvé un Eden plus réjouissant. Tous les plaisirs du monde s'offrirent à lui, et il n'en refusa pas. Mais un jour, Jean ressentit la monotonie et la lassitude de cette perpétuelle gaîté. Il avait bu jusqu'à la lie. Il se lassa de cette orgie de plaisirs et se rendit compte du néant caché sous ces dehors séduisants. Cet univers rieur lui sembla une illusion, un décor de théâtre, un trompe-l’œil. Il constata que les visages qui le séduisaient n'étaient que masques peints, fards déguisant la grimace d'une tête de mort. Tout ce qui l'avait ébloui et séduit le rebutait, comme l'avait rebuté la vie misérable à Moeslains. Au bout d'un an, la fille du Bonheur vint se présenter à lui et lui tendit les bras.
" Non, cria Jean, je veux partir d'ici, ce n'est pas la vie que je cherchais!
- Imbécile, grinçât la jeune fille dont le visage était devenu livide, je te rejette à ta misère!"
Son visage prit alors l'apparence de la mort, ses yeux furent absorbés pour ne laisser que deux cavités noires, les chants et les rires se dispersèrent, l'obscurité se fit. Quand Jean retrouva ses esprits, il était couché au pied d'un chêne, son sac et son bâton près de lui. Il reconnut les vertes forêts de son terroir, les oiseaux humbles de nos campagnes, le frémissement discret des feuillages, les nuages déchirés comme de lourds rideaux sur l'éther absolu. Notre homme ramassa son bâton et repris son chemin. Il marcha longtemps, en suivant le cours de la Marne, puis s'en alla du côté de la Lorraine. Avant Andelot, il se perdit dans quelques taillis, puis dans quelques forêts obscures. Dans une clairière il aperçut une pauvre vieille qui lui souriait. Elle lui fit un signe qui le mit en confiance.
" Où vas-tu donc, jeune homme plein d'entrain?
- Où vais-je, la vieille? Mais...je cherche le bonheur!
- Aide-moi, je te montrerai le chien du vrai bonheur!
La vieille s'en alla et marcha, marcha, vite et tant que Jean avait peine à allonger le pas.
- Ho! la Mère! es-tu sur le bon chemin qui mène au bonheur? Je souffre des pieds et du coeur, tant que tu mènes vite!
- Voilà, nous y sommes, enfant du rêve, nous y sommes...!"
Et la vieille frappa un rocher. Il n'en jaillit pas de l'eau, comme du rocher de Moïse, mais une porte béante qui donnait accès à un univers d'or et de pierreries. Ébloui, ahuri, Jean de Moeslains fit un écart et s'écria :
" Que diable! Où sommes-nous donc?"
Mais la vieille n'était plus là pour lui répondre. À sa place se tenait une jeune femme couronnée d'or, vêtue de voiles moirés [la Moire est un procédé artisanal de finition mécanique, qui permet d’obtenir des effets contrastés de brillance et de matité par écrasement de certaines parties du tissu. Selon l’angle sous lequel on le regarde, un tissu moiré présentera une vibration unique de couleurs et de lumière] cousus d'or, portant un grand lys dont la lumière contrastait avec son ample chevelure couleur d'aile de corbeau.
Exemple : la Moire libre : c’est à la main que se dessine et se maitrise le mouvement de Moire Libre. La vibration moirée se répartie de manière irrégulière mais homogène sur le tissu ; ainsi, chaque mètre est unique.@http://benaud.fr/moire/
Elle lui tendit la main et lui dit :
"Je suis celle qui te fera entrer au royaume du bonheur! Derrière ces roches se cachent toutes les richesses du monde! Ne perds pas ton précieux temps à travailler inutilement, suis la voie royale et
entre dans la montagne de l'or et des richesses!"
Jean saisit la main qui lui sembla froide comme l'or, et se laissa mener dans une grotte immense et toute couverte de fines pierreries et d' étincelles précieuses que les mots ne peuvent avoir l'ambition de
décrire. Jean se sentit tout à coup devenir le maître de la terre.
"Que puis-je faire pour servir et mériter tout cela?
- Regarde bien cet or qui couvre les parois de cette grotte! Tu en prendras autant que tu voudras et tu en feras un énorme tas! Pour cela, il te faudra travailler jour et nuit, être avide d'or et avoir le désir d'en entasser le plus possible!
- Bah, répliqua Jean, après tout, je suis parti pour faire fortune et trouver le bonheur... Il n' y a pas à hésiter! J'accepte."
Jean saisit la pioche que lui tendait la jeune fille, et il se mit au travail sans tarder. Les morceaux d'or tombèrent, énormes, brillants, pareils à des lambeaux de soleil et se reflétant dans les yeux de celui qui avait pour lui "tout l'or du monde".
Pendant une année Jean creusa, frappa, arracha, entassa. Avide de richesses, il fit un tas d'or gigantesque, qui pouvait le mettre à l'abri du besoin pendant des milliers d'années. Il pensa même enrichir le Maître Bonaventure, et tout le village de Moeslains. Le dernier jour, sa pioche fit tomber un énorme bloc de précieux métal, grand comme un bouclier, et dans lequel il pouvait se mirer. Quand il aperçut son visage, il en frissonna. C'était le visage émacié, sombre et tourmenté d'un avare devenu fou, un visage sans âme, sans bonheur, sans apaisement.
"Qu'ai-je fait, cria-t-il, ce n'est là le bonheur que je cherchais! Suis-je devenu un monstre avide d'or?"
Emporté par la colère, il brisa le miroir d'un coup de pioche, puis jeta l'outil du diable loin de lui, avant de tomber à terre pour pleurer sur son sort. Lorsque Jean se réveilla, il était couché dans l'herbe. Une alouette, loin dans la rue, attira son regard, alors qu'une cloche d'église anonyme tintait bien au-delà des prairies où il semblait perdu. En se retournant, il vit les fleurs roses d'un églantier, les troncs blancs de quelques bouleaux dont les feuilles étincelaient sur les verdures, et les ailes multicolores d'un papillon qui, de-ci de-là, cherchait à se poser. Il sentait ses forces revenir, son visage reprendre sa sérénité, et fut bientôt en mesure de reprendre sa route. Il traversa campagnes et bois et avait perdu tout sens de l'orientation, lorsqu'il aperçu une vieille femme assise au pied d'un calvaire séculaire et moussu.
"Bonjour la mère! lança t-il
- Bonne nuit, plutôt, mon garçon! répondit la paysanne.
Jean dressa l'oreille. Il connaissait cette voix. Il s'approcha et reconnut la mère Bonaventure.
- Fichtre! Mais c'est vous, Mère Bonaventure? Ai-je parcouru tout ce chemin pour revenir à Moeslains?
- Faut croire, mon gars! Faut croire... Mais as-tu donc trouvé ce bonheur?
- C'est que... Pour l'instant je cherche le gîte...
- Viens donc à la maison, tu connais le chemin!"
À la ferme Bonaventure, Jean fut heureux de retrouver son Maître. Louise aussi était là, les joues rouges et les yeux humides. Il prit place à la grande table de chêne, alors qu'un bon feu lui chauffait les
reins.
"Alors bougre d'aventurier, dit Bonaventure, apprends-nous maintenant ce qu’est le bonheur! Qu'as-tu donc trouvé sur ta route?
- C'est que... jusqu'à présent, ce ne fut guère une bonne aventure..."
Le paysan sourit en faisant gonfler ses pommettes rouges et en triturant sa moustache.
"Mais ce n'est pas terminé... Je reprendrai la route demain!" dit Jean, peu à l'aise et peu décidé à conter ses avatars. Louise baissa la tête. Bonaventure fronça les sourcils. La mère mit une bûche dans la cheminée. Le lendemain, Jean était prêt à partir lorsqu’il vit le soleil se lever derrière le clocher de l' église Saint-Aubin. Un vol de tourterelles retint son attention. Il entendit au loin le cliquetis du forgeron qui chantait sur l'enclume, le bruit sourd du sabot des vaches qu'une adolescente menait au pré, le grincement d'une charrette chargée, le ronflement du chassoir, et le tintement sourd des dames-jeannes [ grande bonbonne de verre épais à la forme très arrondie et au goulot court] du père Lathuille, remplies d'eau de vie de perdrigon [variété de prunes qui offre plusieurs sous-variétés dont la plupart servent à faire des pruneaux, 1870] ou de norberte [petite prune rustique, deux à trois centimètres de diamètre, à la robe bleu violacé, à la chair sucrée très parfumée, attachée aux régions champardennaise et lorraine. On la cueille en septembre-octobre]
Un type de dame-jeanne
Cette prune sauvage, dite aussi « de Norbert », ne doit sa survie qu’à quelques arboriculteurs passionnés et gourmands. Autrefois, elle permettait de faire une eau-de-vie remarquable. @keldelice.com/guide/specialites/la-norberte
Quelque que soient les problèmes auxquels il avait eu affaire aux dépends de tout le voisinage, il lui semblait tout à coup que la vie cherchait à lui redonner un nouveau départ. Il regarda la ferme, le cep de vigne, le fumier sur lequel picoraient de rondes poules blanches, les canards, qui bavardaient comme des vieux au marché, les femmes qui s'affairaient déjà au lavoir. Hésitant, il rentra dans la cuisine et s'assit un instant, son sac entre ses pieds, son bâton contre la table. Il ne disait pas un mot. Il regarda autour de lui. Il ne vit pas d'or. Il vit seulement un vieux moulin à café, une pompe de cuivre, la veste et la casquette du père Bonaventure qui pendaient au clou, une étagère sur laquelle s’alignaient quelques tasses ébréchées, un cache-torchons brodé par la vieille, un crucifix vermoulu dont une araignée, de sa toile fine, entamait le siège, la large table sur laquelle avait été servies tant d'omelettes, de pôtées, de tartes aux prunes, et le grand évier de pierre qui servait à la lessive, à la cuisine et à la toilette. Devant lui, Louise, Bonaventure et sa femme se tenaient bouches bées. Alors il sortit de sa rêverie et dit :
" Louise, je veux être ton serviteur pendant un an et je travaillerai pour assurer notre bonheur et celui de nos enfants, à condition que le premier jour de la seconde année tu consentes à devenir ma femme!"
Louise éclata en larmes et se réfugia sur la poitrine des Bonaventure qui souriaient, alors que leurs gorges nouées ne leur permettaient pas le moindre commentaire. Jean se mit à l'ouvrage. On le vit partout. Il se remuait et remuait tout, et tout autour de lui muait et remuait. On le voyait aux champs, à la chasse, à la pêche, aux foins, dans les étables et chez le père Mairchau, à l'église, au marché, sur les foires et dans les veillées. Le premier jour de la seconde année, Jean conduisit sa fiancée Louise à l'église Saint-Nicolas et à l'église Saint-Aubin. Quand il entendit derrière lui résonner le violon de François, il se plongea dans son regard bleu et murmura :
"J'étais fou d'aller chercher le bonheur aussi loin! Il était si près de moi!
- Oui, lui répondit Louise, c'est l'histoire de tout le monde, pour trouver le bonheur, il faut qu'il soit en nous, et il faut savoir regarder autour de nous!"
FIN
Yvon Lallemand, Récits rustiques historiques et légendaires de Haute-Marne, Dominique Guéniot, éditeur, 1999
php
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