Une histoire du nucléaire civile en France ou quand le monde politique de l'époque était inspiré par la Grandeur, l'Intérêt général et la Modernisation

  "... La fonction de tout gouvernement est de répondre à l’urgence. Son devoir est, plus encore, de préparer l’avenir. La sécurité, l’économie exigent que la France soit aussi indépendante que possible pour la production d’énergie. De ce point de vue, la situation était plutôt mauvaise en 1973: la production nationale de charbon déclinait irrémédiablement, l’équipement hydroélectrique de nos grands fleuves était presque achevé, la recherche d’hydrocarbures en métropole continuait de décevoir."
Pierre Messmer, Un premier ministre dans le premier choc pétrolier (octobre 1973-mars 1974), Paris : Institut de la France, 199), 35. 
Source : https://www.duo.uio.no/bitstream/handle/10852/37060/FRAx4590xMaix2013.pdf?sequence=1
 
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Le plan Messmer, genèse de la France


Michaël Mangeon
Chercheur/consultant freelance, enseignant.


  Savez-vous qu’en 1973, en plein crise pétrolière, le premier Ministre Pierre Messmer annonce à la télévision le lancement d’un des plus grands programmes industriels de notre histoire ?

 
  Après les premiers réacteurs de recherche fin 40’s et 50’s, le réacteur militaire G1 du
CEA Marcoule, https://www.cea.fr/marcoule dans le cadre du 1er plan quinquennal de l’énergie atomique, 1952-1957, produit en 1956 les premiers kWh d’électricité et entrouvre la porte au nucléaire civil en France.



  En 1955, une commission PEON (Production d’énergie d’origine nucléaire) est instaurée pour conseiller le gouvernement sur les questions d’énergie nucléaire. EDF et le CEA proposent un 1er programme de centrales destinées à produire de l’électricité.
 Le Plan quinquennal atomique engage la France dans la voie des réalisations industrielles. Les recherches nucléaires seront intensifiées
   C’est avec le second plan quinquennal (1958-1961) que l’Etat décide de lancer, à Chinon, 3 réacteurs électronucléaires : A1 ou la « Boule de Chinon », A2 et A3, exploités par EDF qui seront la base du développement industriel du nucléaire civil en France.




  La filière des réacteurs nucléaires à l'uranium naturel graphite gaz (UNGG)  va devenir en quelques années le fleuron du nucléaire civil et militaire en France. Pour le Général de Gaulle, 1963, cette filière est un symbole d’indépendance de la France, qui a réussi à réaliser « seule » son programme nucléaire. Mais, dès le milieu des années 1960, EDF émet des doutes sur l’avenir des réacteurs UNGG. Pour le réacteur Chinon A3, l’année 1966 est une « année noire » avec de nombreux incidents et indisponibilités. De Gaulle dira même : « Je ne suis pas content d’EDF ».

 


 
   De plus, les industriels américains de Westinghouse et de General Electric commencent à proposer des centrales à « eau légère » et uranium enrichi en lançant des offres clés en mains à des prix de dumping.


  Les réacteurs à eau légère sont de deux « types » : eau bouillante (REB) et eau pressurisée (REP). Ils nécessitent de disposer d’une usine d’enrichissement, ou, d’acheter directement de l’uranium enrichi aux américains. Pour le Général de Gaulle c’est hors de question.

 

 



  Une usine militaire, qui a vocation à enrichir l’uranium, à 90%, pour la bombe est inaugurée à Pierrelatte en 1967 et l’idée d’ouvrir une usine d’enrichissement européenne à des fins civiles, pour changer de filière, fait son chemin…C’est le début d’une « guerre des filières » où deux clans vont s’opposer : le premier est représenté par Jules Horowitz, directeur des piles atomiques au Commissariat à l’énergie atomique (CEA), qui a développé les réacteurs UNGG et défend cette filière « nationale ».

 



  Le second clan est celui de la direction d’EDF, représenté par le Directeur de l’ Équipement d’EDF, Jean Cabanius, qui voit dans un changement de filière la possibilité de sortir de la tutelle du CEA avec l’idée d’une électricité plus compétitive.

 

  "EDF, écrivait Cabanius, jouait le double rôle de client et de fournisseur de l'industrie française. En tant que fournisseur, elle se devait de proposer aux entreprises de l'électricité bon marché afin de les aider à être compétitives vis à vis de leurs concurrences étrangères". Gabrielle Hecht, Le rayonnement de la France, p 261.
   Le nucléaire est conçu comme un des principaux outils pour garantir la compétitivité de l'économie française.
  Le général de Gaulle, au pouvoir jusqu’en 1969, reste un fervent partisan de l’ UNGG et d’indépendance nationale en cohérence avec son anti-américanisme des années 1966-1969 qui voit notamment la France se retirer du commandement de l’ OTAN. Mais, au sein du gouvernement, les avis divergent sur le futur de la politique nucléaire civile. Une commission mixte EDF-CEA dite « Horowitz-Cabanius » est mise en place pour établir, en 1966, un rapport sur l’avenir du nucléaire et sur les coûts des filières. La commission n’arrive pas à se mettre d’accord et publie, en 1967, 2 rapports aux conclusions opposées. Jules Horowitz juge que l’ UNGG dispose d’un avenir économique et impute les pannes à EDF quand Jean Cabanius estime qu’elles sont intrinsèques à la filière UNGG.


  Le gouvernement tranche : la France poursuit son programme d'équipement avec la construction de 2 réacteurs de type UNGG sur le site de Fessenheim, tout en réalisant une deuxième centrale à eau légère avec les Belges, à Tihange. Une usine d’enrichissement est également envisagée.

 


  André Decelle, Directeur Général d’EDF, partisan de l’eau légère, démissionne en 1967 pour marquer sa désapprobation. Il est remplacé par Marcel Boiteux. Fessenheim doit être le premier réacteur d’une nouvelle série. Le choix est donc crucial.
   En mai 1968, la commission PEON, qui regroupe des experts de l’Administration et des grandes entreprises du domaine énergétique, jusque-là très pro-UNGG émet des doutes sérieux sur cette filière dont les réacteurs semblent peu compétitifs et ne s’exportent pas. Les doutes sur la filière UNGG sont également techniques. On se rend notamment compte avec les études sur le réacteur n°1 de la centrale du Bugey, qu’au-dessus de 700MW, le réacteur devient instable, malgré des améliorations techniques sur le combustible.

Le réacteur n°1 de la centrale du Bugey,1968.


   En mai 1969, un nouveau rapport de la commission PEON présente les prix au kWh de différentes types de centrales, thermique fioul, nucléaire UNGG, nucléaire à uranium enrichi modéré à l’eau pressurisée, REP/PWR, et à l’eau bouillante, REB/BWR.


  Les filières à uranium enrichi apparaissaient comme plus rentables que l’ UNGG , mais moins que les centrales thermiques au fioul, et la commission PEON préconise la construction de quatre réacteurs de cette filière entre 1970 et 1975. En visite pour l’inauguration de la centrale UNGG de Saint-Laurent-des-Eaux en octobre 1969, Marcel Boiteux, directeur d’EDF, précise qu’il s’agit de la dernière centrale de cette filière et explique ce revirement de situation dans son discours.


Marcel Boiteux, directeur d’EDF, de 1967 à 1987


  Le lendemain, un accident de fusion de combustible a lieu sur le réacteur n°1 de Saint -Laurent-de-Eaux. La filière UNGG a du plomb dans l’aile. Pour expliquer le choix de d’abandonner la technologie UNGG tout en préservant la fierté nationale, le discours officiel insiste fortement sur les enjeux économiques tout en mettant de côté les aspects techniques.





  Alors que le 19 juin 1969, le général de Gaulle quitte la présidence, son successeur, Georges Pompidou, entérine lors du conseil des Ministres du 13 novembre 1969, l’abandon de la filière UNGG.  1 an plus tard, le même Pompidou annonce la mort du Général de Gaulle. Évidemment cette guerre des filières a également des conséquences sociales importantes avec de nombreuses grèves au sein du CEA  et des tensions qui mettront des mois, années, à s’estomper.


 Salariés du CEA défilant devant la Tour Eiffel, novembre 1969


   La centrale de Fessenheim qui devait être construite dans la filière UNGG, sera finalement construite du type « eau légère », ce qui est acté lors du 6eme plan quinquennale, 1971 à 1975. Les premières oppositions naissent en 1970. Le choix entre Réacteur à eau pressurisé (REP) et Réacteur à Eau Bouillante (REB) reste à faire. La France compte alors un petit REP, à Chooz dans les Ardennes  depuis 1967 et aucun REB. En 1970, EDF passe un appel d’offre pour la centrale de Fessenheim. Moins cher, le REP du consortium Framatome/Creusot-Loire,basé sur le modèle US du réacteur de Beaver Valley remporte l’appel d’offre, devant le REB Alsthom-Sogerca (CGE), basé sur la centrale US de Zimmer.

Centrale nucléaire de Beaver Valley, Shippingport, Pennsylvanie

  Un an plus tard, l’appel d’offre pour la centrale du Bugey est également remporté par Framatome/Creusot-Loire, accusé de dumping par son concurrent Alsthom-Sogerca. Mais, EDF souhaitant une diversification, des REB sont commandés pour le site de Saint-Laurent-des-Eaux.



  Pendant plusieurs années, cette idée de diversifier les filières restera à l’ordre du jour. Mais, pour des raisons liées aux effets de séries, la filière REP va être retenues, Alstom se concentrant sur la réalisation de turboalternateurs  ici pour Fessenheim.

 

 
   Le CEA qui apparait comme le grand absent de l’histoire ne l’est pas réellement… En plus de la poursuite des réacteurs RNR, le CEA deviendra, en 1975, actionnaire à 30% de Framatome dans l’optique de franciser la filière REP. Début 1973, un rapport de la commission PEON préconise une nouvelle accélération du programme nucléaire. Mais, c'est le début de la guerre du Kippour qui va brutalement donner un coup d'accélérateur, en octobre 1973. Le 6 octobre, l’armée égyptienne appuyée par l’armée syrienne attaque Israël. En quelques jours, une contre-offensive israélienne pousse le retrait de la coalition égypto-syrienne. Les israéliens poursuivent leur offensive victorieuse en entrant en Égypte… En réponse, les producteurs du golf cessent de livrer du pétrole à Israël et à ses alliés et procèdent à une hausse généralisée des prix : de 2,9 dollars le baril de brut en juin 1973 à 11, 6 dollars en janvier 1974.


 


 


  Dans les pays occidentaux, face à ce premier choc pétrolier, c’est la panique ! Le gouvernement du premier ministre Pierre Messmer met en place un « plan Energie », débattu à l’Assemblée nationale le 23 novembre 1973. C'est un des rares débats qui s'est tenu sur le nucléaire.



  Le 30 novembre, Pierre Messmer s’adresse aux français pour annoncer la limitation de vitesse, la suppression temporaire des rallyes, la limitation des vols aériens, la réglementation sur la lumière et les éclairages publics et même l’arrêt des programme TV à 23h !
  Mais un autre problème menace directement la France : le pétrole est devenu en quelques années le principal combustible des centrales thermiques en remplaçant le charbon, grâce à son prix relativement bas. La France, qui n’a pas de pétrole se doit donc d’avoir d’autres idées. Du côté des industriels du nucléaire, on commence à se tenir prêt. Fin 1973, les responsables de Creusot-Loire- Framatome et EDF estiment pouvoir engager « 6 réacteurs par an ». La même année, l’usine d’enrichissement EURODIF est mise en chantier sur le site du Tricastin. Le groupe Creusot-Loire- Framatome dispose depuis 1972 d’un atelier de construction de cuves de 10 000 m2 d’une capacité de 6 cuves par an et, depuis 1973, d’un atelier de construction de générateurs de vapeurs à Chalon-sur Saône.

photos du tournant 1970-1980.




  Le 20 décembre 1973, le gouvernement demande à la commission PEON de proposer des pistes pour accélérer le programme nucléaire. Le rapport de février 1974 met en avant, pour la première fois, la compétitivité du nucléaire face au fioul.


  La commission PEON préconise alors la construction de 13 réacteurs de 900 MW à partir de 1974-1975 pour des mises en service en 1980 au plus tard. La France vient de basculer dans une nouvelle dimension.



  Ce programme est proposé par le premier ministre Pierre Messmer en conseil des ministres le 6 mars 1974, présidé par George Pompidou qui accepte la proposition. Le soir même, le premier ministre présente « le plan Messmer », 7ème Plan, à 20h à la TV. En quelques mois, la France vient de lancer l’un des plus grands programmes industriels de son histoire. En 1981, ce ne sont pas moins de 26 réacteurs qui sont en cours de construction à différents stades d’avancement. Evidemment, pour les territoires impliqués, le nucléaire est souvent perçu comme une aubaine économique. Mais les sites en projet et en construction font également l’objet de nombreuses contestations. Le plan Messmer marque le développement d’un fort mouvement anti-nucléaire. À la suite de ce premier plan massif, le programme continuera jusqu’à atteindre 58 Réacteurs à Eau Pressurisée de différents paliers et puissances avec le couplage du dernier réacteur du parc, Civaux 2, Palier N4, 1450 MW en 2002. Le nucléaire est aujourd’hui la 1ère source de production et de consommation d'électricité en France et notre pays possède la part de nucléaire la plus importante du monde dans sa consommation d’électricité.

 



  L’objectif de réduction de la part du nucléaire à 50% à l'horizon 2035 va pousser à la fermeture de plus d’une dizaine de réacteurs du plan Messmer. Pierre Messmer, qui donna son nom à ce programme industriel hors-norme, est mort en 2007.
   Post-scriptum : déjà à l'époque, il y a eu des retards/surcoûts notables par rapport à ce qui avait été annoncé. Extraits du rapport de la mission d'étude des «coûts et délais du programme nucléaire» sous la présidence de Renaud de la Genière, remis le 14 septembre 1979.




 


Sources 
https://ipen.br/biblioteca/rel/R5588.pdf 

http://referentiel.nouvelobs.com/archives_pdf/OBS0149_19670920/OBS0149_19670920_026.pdf 

https://strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/sixieme-plan-1971-1975.pdf

https://inis.iaea.org/collection/NCLCollectionStore/_Public/04/079/4079824.pdf?r=1 

https://connaissancedesenergies.org/fiche-pedagogique/parc-nucleaire-francais

 http://archives.assemblee-nationale.fr/5/cri/1973-197

Ouvrage

 

Sources Vidéos
https://ina.fr 



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