Jacques Rancière: la haine de la démocratie / 5

Jacques Rancière est une des grandes figures actuelles de la philosophie française.
Derniers ouvrages parus: Le Partage du sensible, Le Destin des images, Malaise dans l'esthétique, La Haine de la démocratie, Chronique des temps consensuels, Politique de la littérature, Le Spectateur émancipé, Et tant pis pour les gens fatigués — Entretiens et Moments politiques — Interventions 1977-2009

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Extrait

(...) Le scandale démocratique consiste simplement à révéler ceci: il n'y aura jamais, sous le nom de politique, un principe un de la communauté, légitimant l'action des gouvernants à partir des lois inhérentes au rassemblement des communautés humaines. Rousseau à raison de dénoncer le cercle vicieux de Hobbes qui prétend prouver l'insociabilité naturelle des hommes en arguant des intrigues de cour et de la médisance des salons. Mais en décrivant la nature d'après la société, Hobbes montrait aussi qu'il est vain de chercher l'origine de la communauté politique dans quelque vertu innée de sociabilité.


[...] Le mot de démocratie alors ne désigne proprement ni une forme de société ni une forme de gouvernement. La "société démocratique" n'est jamais qu'une peinture de fantaisie, destinée à soutenir tel ou tel principe du bon gouvernement. Les sociétés, aujourd'hui comme hier, sont organisées par le jeu des oligarchies Et il n' y a pas à proprement parler de gouvernement démocratique. Les gouvernements s'exercent toujours de la minorité sur la majorité. Le "pouvoir du peuple" est donc nécessairement hétérotopique à la société inégalitaire comme au gouvernement oligarchique. Il est ce qui écarte le gouvernement de lui-même en écartant la société d'elle-même. Il est donc aussi bien se qui sépare l'exercice du gouvernement de la représentation de la société. On simplifie volontiers la question en la ramenant à l'opposition entre démocratie directe et démocratie représentative. On peut alors simplement faire jouer la différence des temps et l'opposition de la réalité à l'utopie. La démocratie directe, dit-on, était bonne pour les cités grecques anciennes ou les cantons suisses du Moyen Âge où toute la population des hommes libres pouvaient tenir sur une seule place. A nos vastes nations et à nos sociétés modernes, seule convient la démocratie représentative. L'argument n'est pas si probant qu'il le voudrait. Au début du XIXe siècle, les représentants français ne voyaient pas de difficulté à rassembler au chef-lieu du canton la totalité des électeurs. Ils suffisaient pour cela que les électeurs fussent peu nombreux, ce qui s'obtenait aisément en réservant le droit d'élire les représentants aux meilleurs de la nation, c'est-à-dire à ceux qui pouvaient payer un cens de trois cents francs. "L'élection directe, disait Benjamin Constant, constitue le seul vrai gouvernement représentatif." Et Hannah Arendt pouvait encore en 1963 voir dans la forme révolutionnaire des conseils le véritable pouvoir du peuple, où se constituait la seule élite politique effective, l'élite autosélectionnée sur le terrain de ceux qui éprouvent leur bonheur à se soucier de la chose publique.1
Autrement dit, la représentation n'a jamais été un système inventé pour pallier l'accroissement des populations. Elle n'est pas une forme d'adaptation de la démocratie aux temps modernes et aux vastes espaces. Elle est, de plein droit, une forme oligarchique, une représentation des minorités qui ont titre à s'occuper des affaires communes.

[...]  La représentation est dans son origine l'exact opposé de la démocratie. Nul ne l'ignore au temps des révolutions américaine et française. Les Pères fondateurs et nombre de leurs émules français y voient justement le moyen pour l'élite d'exercer en fait, au nom du peuple, le pouvoir qu'elle est obligée de lui reconnaître mais qu'il ne saurait exercer sans ruiner le principe même du gouvernement. 2 Les disciples de Rousseau, de leur côté, ne l'admettent qu'au prix de récuser ce que le mot signifie, soit la représentation des intérêts particuliers. La volonté générale ne se divise pas et les députés ne représentent que la nation en général. La "démocratie représentative" peut sembler aujourd'hui un pléonasme. Mais cela a d'abord été un oxymore.

[...] Le suffrage universel n'est en rien une conséquence naturelle de la démocratie. La démocratie n'a pas de conséquence naturelle précisément parce qu'elle est la division de la "nature", le lien rompu entre propriétés naturelles et formes de gouvernement. Le suffrage est une forme mixte, née de l'oligarchie, détournée par le combat démocratique et perpétuellement reconquise par l'oligarchie qui propose ses candidats et quelquefois ses décisions au choix du corps électoral sans jamais pouvoir exclure le risque que le corps électoral se comporte comme une population de tirage au sort.

[...] Dès lors que le lien avec la nature est tranché, que les gouvernements sont obligés de se figurer comme instances du commun de la communauté, séparées de la seule logique des relations d'autorité immanentes à la reproduction du corps social, il existe une sphère publique, qui est une sphère de rencontre et de conflit entre les deux  logiques opposés de la police et de la politique, du gouvernement naturel des compétences sociales et du gouvernement de n'importe qui. La pratique spontanée de tout gouvernement tend à rétrécir cette sphère publique, à en faire son affaire privée et, pour cela, à rejeter du côté de la vie privée les interventions et les lieux d'intervention des acteurs non étatiques. La démocratie alors, bien loin d'être la forme de vie des individus voués à leur bonheur privé, est le processus de lutte contre cette privatisation, le processus d'élargissement de cette sphère. Élargir la sphère publique, cela ne veut pas dire, comme le prétend le discours dit libéral, demander l’empiètement croissant de l’État sur la société. Cela veut dire lutter contre la répartition du public et du privé qui assure la double  domination de l'oligarchie dans l’État et dans la société.

[...] Cela a signifié aussi les luttes contre la logique naturelle du système électoral, qui fait de la représentation la représentation des intérêts dominants et de l'élection un dispositif destiné au consentement: candidatures officielles, fraudes électorales, monopoles de fait des candidatures. Mais cet élargissement comprend aussi toutes les luttes pour affirmer le caractère public d'espaces, des relations et d’institutions considérés comme privés. Cette dernière lutte a généralement été décrite comme mouvement social, en raison de ses lieux et de ses objets: querelles sur le salaire et les conditions de travail, batailles sur les systèmes de santé et de retraite. Mais cette désignation est ambiguë. Elle présuppose en effet comme donnée une distribution du politique et du social, du public et du privé qui est en réalité un enjeu politique d'égalité ou d'inégalité. La querelle sur les salaires a d'abord été une querelle pour déprivatiser le rapport salarial, pour affirmer qu'il n'était ni la relation d'un maître à un domestique ni un simple contrat passé au cas par cas entre deux individus privés, mais une affaire publique, touchant une collectivité, et relevant en conséquence des formes de l'action collective, de la discussion publique et de la règle législative. Le "droit au travail" revendiqué par les mouvements ouvriers du XIXe siècle signifie d'abord cela: non pas la demande d'un "État-providence" à laquelle on a voulu l'assimiler, mais d'abord la constitution du travail comme structure de la vie collective arrachée au seul règne du droit des intérêts privés et imposant des limites au processus naturellement illimité de l'accroissement de la richesse.

A suivre....

Notes
1 Hannah Arendt, Essai sur la révolution, Paris, Gallimard, collection "Tel", 1985, p. 414.
2 La démocratie, dit John Adams, signifie rien d'autre que "la notion d'un peuple qui n'a pas de gouvernement du tout", cité par Bertlinde Laniel, Le Mot "democracy" et son histoire aux États-Unis de 1780 à 1856, Presses de l'Université de Saint-Étienne, 1995, p. 65.

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