Jacques Rancière: la haine de la démocratie / 6

Jacques Rancière est une des grandes figures actuelles de la philosophie française.
Derniers ouvrages parus: Le Partage du sensible, Le Destin des images, Malaise dans l'esthétique, La Haine de la démocratie, Chronique des temps consensuels, Politique de la littérature, Le Spectateur émancipé, Et tant pis pour les gens fatigués — Entretiens et Moments politiques — Interventions 1977-2009
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Extrait

(...)  C'est ce que montre le célèbre syllogisme introduit par Olympe de Gouges (1) dans l'article 10 de sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne: "La femme a le droit de monter sur l'échafaud; elle doit avoir également celui de monter à la Tribune." Ce raisonnement est bizarrement inséré au milieu de l'énoncé d'un droit d'opinion des femmes, calqué sur celui des hommes ("Nul ne doit être inquiété pour ses opinions même fondamentales [...] pourvu que ses manifestations ne troublent pas l'ordre public établi par la loi.") Mais cette bizarrerie même marque bien la torsion du rapport entre vie et citoyenneté qui fonde la revendication d'une appartenance des femmes à la sphère de l'opinion politique. Elles ont été exclues du bénéfice des droits du citoyen, au nom du partage entre la sphère publique et la sphère privée. Appartenant à la vie domestique, donc au monde de la particularité, elles sont étrangères à l'universel de la sphère citoyenne. Olympe de Gouges retourne l'argument en s'appuyant sur la thèse qui fait de la punition le "droit" du coupable: si les femmes ont "le droit de monter sur l'échafaud", si un pouvoir révolutionnaire peut les y condamner, c'est que leur vie nue elle-même est politique. L'égalité de la sentence de la mort révoque l'évidence de la distinction entre vie domestique et vie politique. Les femmes peuvent donc revendiquer leurs droits de femmes et de citoyennes, un droit identique qui ne s'affirme pourtant que dans la forme du supplément.
[...] Les droits de l'homme sont les droits du citoyen, c'est-à-dire les droits de ceux qui ont des droits, ce qui est une tautologie; ou bien les droits du citoyen sont les droits de l'homme. Mais l'homme nu n'ayant pas de droit, ils sont alors les droits de ceux qui n'ont aucun droit, ce qui est une absurdité. Or, dans les pinces supposées de cette tenaille logique, Olympe de Gouges et ses compagnes insèrent une troisième possibilité:  les "droits de la femme et de la citoyenne" sont les droits de celles qui n'ont pas les droits qu'elles ont et qui ont les droits qu'elles n'ont pas. Elles sont arbitrairement privées des droits que la Déclaration attribue sans distinction aux membres de la nation française et de l'espèce humaine. Mais aussi elles exercent, par leur action, le droit des citoyen (ne)s que la loi leur refuse. Elles démontrent ainsi qu'elles ont bien ces droits qu'on leur dénie.

[...] Car le mot de république ne peut signifier simplement le règne de la loi égale pour tous. République est un terme équivoque, travaillé par la tension qu'implique la volonté d'inclure dans les formes instituées du politique l'excès de la politique. Inclure cet excès, cela veut dire deux choses contradictoires: lui donner droit, en le fixant dans les textes et les formes de l'institution communautaire, mais aussi le supprimer en identifiant les lois de l’État aux mœurs d'une société. D'un côté la république moderne s'identifie au règne d'une loi émanant d'une volonté populaire qui inclus l'excès du démos. Mais, de l'autre, l'inclusion de cet excès demande un principe régulateur: il ne faut pas à la république seulement des lois mais aussi des mœurs républicaines.La république est alors un régime d'homogénéité entre les institutions de l’État et les mœurs de la société.La tradition républicaine, en ce sens, ne remonte pas ni à Rousseau ni à Machiavel (2). Elle remonte proprement à la politeia platonicienne. Or celle-ci n'est pas le règne de l'égalité par la loi, de l'égalité "arithmétique" entre unités équivalentes. Elle est le règne de l'égalité géométrique qui met ceux qui valent plus au-dessus de ceux qui valent moins. Son principe n'est pas la loi écrite et semblable pour tous, mais l éducation qui dote chacun et chaque classe de la vertu propre à sa place et sa fonction. La république ainsi entendue n'oppose pas son unité à la diversité sociologique.

[...] L'idée républicaine ne peut donc se définir comme limitation de la société par l’État. Elle implique toujours le travail d'une éducation qui mette ou remette en harmonie les lois et les mœurs, le système des formes institutionnelles et la disposition du corps  social. Il y a deux manières de penser cette éducation. certains la voient déjà à l’œuvre dans le corps social d'où il faut seulement l'extraire : la logique de la naissance et de la richesse produit une élite des "capacités" qui a  le temps et les moyens de s'éclairer et d'imposer la mesure républicaine à l’anarchie démocratique. c'est la pensée dominante des Pères fondateurs américains. Pour d'autres, le système même des capacités est défait et la science doit reconstituer une harmonie entre État et société. C'est la pensée qui a fondé l'entreprise éducative de la IIIe République française. Mais cette entreprise ne s'est jamais ramenée au simple modèle dessiné par les "républicains" de notre temps. Car elle a été un combat sur deux fronts. elle a voulu arracher les élites et le peuple au pouvoir de l’Église catholique et de la monarchie que celle-ci servait. Mais ce programme ne coïncide en rien avec le projet d'une séparation entre État et société, instruction et éducation. La république naissante souscrit en effet au programme sociologique : refaire un tissu social homogène qui succède, par delà la déchirure révolutionnaire et démocratique, au tissu ancien de la monarchie et de la religion. C'est pourquoi l’entrelacement de l'instruction et de l'éducation lui est essentiel. Les phrases qui introduisent les élèves de l'école primaire dans le monde de la lecture et de l'écriture doivent être indissociables des vertus morales qui en fixent l'usage. Et à l'autre bout de la chaîne, on compte sur les exemples donnés par la littérature latine dépouillée des vaines subtilités philologiques pour donner ses vertus à l'élite dirigeante.

[...] Le programme de Jules Ferry (3) repose sur une équation postulée entre l'unité de la science et l'unité de la volonté populaire. Identifiant république et démocratie comme un ordre social et politique indivisible, Ferry revendique, au nom de Condorcet (4) et de la Révolution, un enseignement qui soit homogène du plus haut au plus bas degré. Aussi sa volonté de supprimer les barrières entre le primaire, le secondaire et le supérieur, son parti pris pour une école ouverte sur l'extérieur où l'instruction première repose sur l'amusement des "leçons de choses" plutôt que sur l'austérité des règles de la grammaire, et pour un enseignement moderne ouvrant sur les mêmes débouchés que le classique sonneraient-ils bien mal aux oreilles de beaucoup de nos "républicains" 37
Ils suscitent en tout cas à son époque l'hostilité de ceux qui y voient l'invasion de la république par la démocratie. Ceux-là militent pour un enseignement qui sépare clairement les deux fonctions de l’École publique : instruire le peuple de ce qui  lui est utile et former une élite capable de s’élever au-dessus de l'utilitarisme auquel sont voués les hommes du peuple38 

[...]  Le mal absolu, c'est la confusion des milieux. Or la racine de cette confusion tient en un vice qui a deux noms équivalents, égalitarisme et individualisme. La "fausse" démocratie, la démocratie "individualiste" conduit selon eux la civilisation à une avalanche de maux qu'Alfred Fouillé (5) décrit en 1910, mais où le lecteur des journaux de l'an 2005 reconnaîtra sans peine les effets catastrophiques de Mai 1968, de la libération sexuelle et du règne de la consommation de masse : "L'individualisme absolu, dont les socialistes même adoptent souvent les principes, voudrait que les fils [...] ne fussent en rien solidaires de leurs familles, qu'ils fussent chacun comme un individu X... tombé du ciel, bon à tout faire, n'ayant d'autres règlent que les hasards de ses goûts. Tout ce qui peut rattacher les hommes entre eux semble une chaîne servile à la démocratie individuelle. "Elle commence à se révolter même contre la différence des sexes et contre les obligations que cette différence entraîne : pourquoi élever les femmes autrement que les hommes, et à part, et pour des professions différentes? Mettons-les tous ensemble au même régime et au même brouet scientifique, historique et géographique, aux mêmes exercices géométriques ; ouvrons à tous et à toutes également toutes les carrières [...] L'individu anonyme, insexuel, sans ancêtres, sans tradition, sans milieu, sans lien d'aucune sorte, voilà - Taine  (6) l'avais prévu - l'homme de la fausse démocratie, celui qui vote et dont la voix compte pour un, qu'il s'appelle Thiers, Gambetta, Taine, Pasteur, ou qu'il s'appelle Vacher. L'individu finira par rester seul avec son moi, à la place de tous les "esprits collectifs" à la place de tous les milieux professionnels qui avaient, à travers le temps, créé des liens de solidarité et maintenu des traditions d'honneur commun. Ce sera le triomphe de l'individualisme atomiste, c'est-à-dire de la force, du nombre et de la ruse."39

[...] Ce n'est pas la collectivité en général que défend avec tant de passion le dénonciateur de l'"individualisme démocratique". C'est une certaine collectivité, la collectivité bien hiérarchisée des corps, des milieux et des "atmosphères" qui approprient les savoirs aux rangs sous la sage direction d'une élite. Et ce n'est pas l'individualisme qu'il rejette mais la possibilité que n'importe qui en partage les prérogatives. La dénonciation de l'"individualisme démocratique" est simplement la haine de l'égalité par laquelle une intelligentsia dominante se confirme qu'elle bien l'élite qualifiée pour diriger l'aveugle troupeau.
Il serait injuste de confondre la république de Jules Ferry avec celle d'Alfred Fouillée. Il est juste en revanche de reconnaître que les "républicains" de notre âge sont plus proches du second que du premier.

A suivre... 

Notes 
1 Marie Gouze, dite Olympe de Gouges, née le 7 mai 1748 à Montaubanet et morte le 3 novembre 1793 guillotinée à Paris. Femme de lettres et femme politique. Elle est considérée comme une des pionnières du féminisme français.
2 Nicolas Machiavel, né le 3 mai 1469 à Florence et mort le 21 juin 1527, id. Penseur humaniste de la Renaissance, philosophe, théoricien de la politique, de l'histoire et de la guerre.
3 Jules Ferry, né le à Saint-Dié (Vosges) et mort le à Paris. Opposant à l'Empire, membre du gouvernement provisoire en 1870 et maire de Paris en 1871, il est l'auteur des lois de la IIIe République, restaurant l'instruction obligatoire et gratuite qui avait été instituée en 1793, sous l'impulsion de Louis-Joseph Charlier.
4 Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet, né le 17 septembre 1743 à Ribemont et mort emprisonné le 29 mars 1794 à Bourg-la-Reine. Philosophe, économiste, mathématicien et homme politique. Figure des "Lumières".
5 Alfred Fouillée, né le 18 octobre 1838 à La Pouëze (Maine et Loire) et mort le 16 janvier 1912 à Lyon. Philosophe. Il est l'auteur du célèbre adage en droit civil : « Qui dit contractuel, dit juste ».

6 Hippolyte Adolphe Taine, né le 21 avril 1828 à Vouziers et mort le 5 mars 1893 à Paris. Philosophe et historien diplômé de l'École normale supérieure.
37 Voir les Discours et opinions de Jules Ferry, édités par Paul Robiquet, Paris, A.Colin, 1893-1898, dont les tomes III et IV sont consacrés aux lois scolaires. Ferdinand Buisson, dans son intervention à La Cérémonie de la Sorbonne en l'honneur de Jules Ferry du 20 décembre 1905 souligne la radicalité pédagogique du modéré Ferry en citant notamment sa déclaration au Congrès pédagogique du 19 avril 1881 : "Désormais entre l'enseignement secondaire et l'enseignement primaire, plus d'abîme infranchissable, ni quant au personnel ni quant aux méthodes". On se souviendra en regard de la campagne des "républicains" des années 1980 qui dénonçaient la pénétration des instituteurs comme "professeurs d'enseignement général" dans les collèges et déploraient, sans vouloir examiner la réalité matérielle de leurs compétences, cette "primarisation" de l'enseignement secondaire.
38 Cf. Alfred Fouillée, Les Études classiques et la démocratie, Paris, A. Colin, 1898. Pour mesurer l'importance de la figure de Fouillée à l'époque, il faut se souvenir que son épouse est l'auteur du best-seller de la littérature pédagogique républicaine, Le Tour de France de deux enfants.
39 Alfred Fouillée, La Démocratie politique et sociale en France, Paris, 1910, pp.131-132. 

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