Source : Jean-Pierre Chevènement,
06-06-2019
Une tribune de Jean-Pierre Chevènement, parue dans Le Figaro, le 5 juin 2019.
Belfort, dont le nom symbolise l’esprit de résistance, se bat à nouveau le dos au mur. Or General Electric, auquel la branche énergie d’Alstom a été vendue en 1999 pour les turbines à gaz et en 2015 pour le reste, vient d’annoncer la suppression de plus de mille emplois, le quart de son effectif, la moitié de ceux qui travaillent dans le secteur des turbines à gaz, à tel point que la pérennité du site paraît menacée. C’est évidemment un crève-cœur pour le maire de Belfort que j’ai été pendant plus de vingt ans, mais plus encore un épisode symbolique d’un processus de désindustrialisation, lui-même indissociable de la financiarisation et du démantèlement de nos grands groupes industriels depuis plus de deux décennies.J’espère encore que le Président de la République ne voudra pas laisser associer son nom à cette débâcle et saura trouver le moyen de pérenniser ce grand site industriel français dont les salariés sont fiers des produits de hautes technologie qu’ils fabriquent. Encore aimerais-je ne pas entendre le porte-parole du gouvernement expliquer que Belfort et ses turbines à gaz seraient sacrifiées sur l’autel de la « transition écologique ». On croit entendre Flaubert qui, sous le mot « époque » notait. « Notre époque est une époque de transition » (Dictionnaire des idées reçues).
Le marché des turbines à gaz connait un fléchissement temporaire. Mais les énergies renouvelables sont des énergies intermittentes. Il faut donc suppléer à leur insuffisance. Ce n’est pas s’avancer beaucoup que de dire que le gaz fera mieux l’affaire dans la prochaine décennie que le charbon (pour de bonnes raisons) et que le nucléaire (pour de mauvaises). Sinon, pourquoi nos amis Allemands s’acharneraient-ils à construire un nouveau gazoduc à travers la Baltique ? Ce dérapage ne doit pas occulter l’essentiel : la France et l’Europe auront encore besoin de maintenir une industrie de production électrique diversifiée. C’est pourquoi j’ai regretté que l’État ait cédé en 1999 et 2014 un fleuron technologique et qu’il ait refusé, en 2017, de monter au capital des trois « co-entreprises » qui avaient été prévues, dans le protocole d’accord de 2014, pour ancrer General Electric à Alstom et au tissu industriel français.
Le drame que vit Belfort est un drame national, celui de l’abandon de l’industrie française par nos élites financiarisées. Revenons sur l’exemple de Belfort : au départ était un vaste conglomérat fabriquant des turbines nucléaires, hydrauliques à vapeur ou à gaz, des locomotives de fret ou à grande vitesse, des moteurs, des aimants etc.
La Compagnie Générale d’Électricité, devenue Alcatel-Alstom en 1991, était traditionnellement dirigée par de grands industriels tels que Pierre Suard. Les choses changent au milieu des années 1990 quand Serge Tchuruk introduit la notion « d’entreprise sans usines » (c’est le début des délocalisations) et de « pures players » (c’est la spécialisation par produits). L’entreprise est alors filialisée. Alcatel met Alstom en Bourse en 1999, après avoir prélevé un « dividende exceptionnel » de 5 milliards d’euros. Alstom, fragilisée, commet l’erreur de racheter les turbines à gaz de son concurrent suisse ABB dont les défauts techniques apparaissent très vite et de vendre à General Electric son usine de Belfort. Son PDG, Pierre Bilger, conduit Alstom à la faillite en 2003. Il a encore assez d’honneur pour refuser une prime de départ de 4 millions de dollars.
Député-maire de Belfort à l’époque, j’obtiens de Jacques Chirac, président de la République, une renationalisation partielle d’Alstom : l’État monte au capital (20%) et rassemble près de 60 banques qui se portent caution. Un nouveau PDG est nommé, Patrick Kron. Le Commissaire européen, M. Mario Monti, oblige alors Alstom à se séparer de ses chantiers navals. Sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy, ministre de l’Économie et des Finances, l’entreprise reprend des couleurs. L’État cède sa participation à Bouygues en 2006. Déçu par l’absence des synergies qu’il espérait, Bouygues sera vite pressé de reprendre sa mise. C’est alors qu’intervient l’épisode du rachat par General Electric de la branche Power d’Alstom (les turbines autres qu’à gaz, y compris les turbines nucléaires Arabelle).
Appuyé par le « Department of Justice » américain qui prend en otage, en l’emprisonnant plus de deux ans au total, un haut cadre d’Alstom, Frédéric Pierucci1, au prétexte de corruption en Indonésie, General Electric convainc le PDG d’Alstom, M. Kron, de vendre pour 12 milliards d’euros une entreprise qui est la troisième mondiale, au motif qu’elle n’aurait pas la « taille critique ». M. Kron plaide coupable. Alstom est mise à l’amende pour près de 1 milliard de dollars. Le rachat d’Alstom par General Electric est présenté à l’opinion publique française comme une alliance d’égal à égal avec trois « co-entreprises » à 50-50, tromperie manifeste, car General Electric est majoritaire dans les trois « co-entreprises ». Ainsi s’impose « l’extraterritorialité » du droit américain !
Trois ans plus tard, en 2017, l’État refuse de monter au capital des co-entreprises où General Electric est majoritaire. Le leurre se dissipe. Non seulement General Electric ne crée pas les 1000 emplois qu’il avait promis mais il en supprime autant. M. Kron qui a entrepris de vendre son entreprise sans même en référer à son ministre, part avec une indemnité qui excède largement les 4 millions d’euros. Il n’a pas la décence d’y renoncer, contrairement à son prédécesseur, M. Bilger. La cupidité a définitivement triomphé de l’ancien « esprit de service public ». Entre-temps, M. Tchuruk a vendu Alcatel, jadis le numéro 1 mondial des télécommunications, au finlandais Nokia qu’un groupe américain a depuis lors absorbé.
On voit les ravages qu’a faits dans les élites industrielles françaises la théorie devenue dominante de la « création de la valeur pour l’actionnaire » : tout pour l’actionnaire ! Haro sur les salariés et foin de l’intérêt national !
En vingt ans, l’ex Compagnie Générale d’Électricité a quasiment disparu : les Chantiers de l’Atlantique sont aux mains de Ficantieri. Ne restent que les câbles et Alstom-Transport qu’on a offert à Siemens, au prétexte de la taille des géants chinois concurrents : à ce compte, c’est toute l’industrie française qu’il faudrait brader ! Heureusement, la Commission européenne, pour des raisons qui lui appartiennent, a mis son hola à cette opération !
Les financiers ont ainsi définitivement pris le pas sur les industriels dans nos grands groupes et dans l’État lui-même : le ministère de l’Industrie, avec ses équipes d’ingénieurs compétents pour chaque branche a disparu. Il a été démantelé (sous Alain Madelin) et absorbé par le ministère de l’Économie et des Finances (sous Dominique Strauss-Kahn).
Il n’y a plus d’État : celui-ci est gangrené de l’intérieur par les lobbies français et étrangers (cabinets d’audit, conseils juridiques, communicants). La confiance est tombée très bas chez les salariés, y compris les cadres, chez les industriels fournisseurs, chez les élus de terrain et plus généralement dans la population, vis-à-vis des responsables de nos grands groupes mais aussi des politiques.
La désindustrialisation de la France est le trait dominant des trente dernières années (les « trente piteuses »). Ce que j’ai décrit pour Alcatel-Alstom s’applique hélas à Pechiney, à Arcelor, à Lafarge, à Technip et à d’autres. Pechiney aurait pu racheter Alcan. La Commission européenne s’y est opposée au nom de la concurrence : c’est Alcan qui a racheté Pechiney. Arcelor était le produit d’une fusion « européenne » entre le français Usinor-Sacilor, l’espagnol Aceralia et le luxembourgeois Arbed. La société luxembourgeoise qui en a résulté, Arcelor qu’on nous a présentée comme l’exemple même des « champions européens » du futur, a été absorbée par Mittal, sans que le gouvernement français puisse juridiquement s’y opposer. Lafarge a été avalée par le suisse Holcim sous le leurre d’une « fusion entre égaux ». Technip, fleuron du parapétrolier français et création de l’institut français du Pétrole, organisme public, a été livrée à son concurrent américain par son patron parvenu à l’âge de la retraite. Que penser d’un pays qui se laisse ainsi dépouiller de ses fleurons ?
La part des effectifs employés dans l’industrie a chuté de plus de moitié depuis 1983, de 6 à 3 millions. Le rapport Gallois (2012) a établi que la part de l’industrie dans le PIB est passée de plus de 20% dans les années 1980 à 11% en 2010 (contre 22% en Allemagne). Des pays voisins ont su préserver leur tissu industriel (Allemagne, Suisse, Suède, Italie du Nord). Pourquoi ?
La taille des grands groupes français n’a en rien préservé l’industrie dans notre pays. Au contraire, ils sont beaucoup plus exposés à la logique financière.
Un patriotisme au moins local a survécu chez nos voisins. En France au contraire, nos élites considèrent que le patriotisme comme ringard. L’esprit de service public, particulièrement dans les grands corps de l’État, a déserté. Les meilleurs choisissaient jadis le service de l’État. La multiplication, pour ne pas dire la généralisation, des pantouflages chez les titulaires des grandes postes montre qu’à l’esprit de service public se sont progressivement substitués chez ces derniers sinon la cupidité, du moins le souci de s’agréger à l’aristocratie financière.
Le corps des Mines et l’Inspection des Finances étaient l’orgueil de notre administration. Aujourd’hui, ils fournissent les plus notoires des transfuges. Le Président Macron veut à juste titre supprimer l’ENA et rebâtir Notre-Dame. Mais c’est la patriotisme français et l’esprit de service public qu’il faut relever !
Quand nos décideurs n’attachent plus d’importance au caractère public ou privé du capital ou à la nationalité d’une entreprise, c’est que les critères financiers dans leur esprit ont pris le dessus. Tout se passe comme si les élites françaises convaincues depuis la fin des années 1970 de l’avènement d’une « société postindustrielle » avaient, dans les dernières décennies, sacrifié l’industrie aux services et à la finance.
Nos élites ont renoncé à l’ambition gaullo-pompidolien qui consistait à faire de la France une grande puissance scientifique, technologique et industrielle.
Après des siècles de grandeur militaire et impériale, c’était le moyen que les deux premiers Présidents de la Vème République avaient imaginé pour que la France continue à jouer dans la cour des Grands et ne se laisse pas définitivement distancée par l’Allemagne, le Japon, sans parler aujourd’hui de la Chine.
La droite s’est détournée du gaullisme. La gauche a très vite abandonné son projet « industrialiste ». La logique de la financiarisation (“l’acquisition de la valeur par l’actionnaire”) a tout balayé.
Est-il encore temps de redresser le cap ? Comment convaincre nos élites de changer de mentalité et de réintroduire la France dans leur vision du monde ?
En France, tout a toujours procédé d’une impulsion donnée par l’État, car seul l’État peut remédier aux “ferments de dispersion” jadis discernés par le général de Gaulle, encore accrus aujourd’hui par la financiarisation du capitalisme. Seul l’État peut corriger ces travers par une intervention directe au niveau des grands groupes industriels et par un transfert de l’épargne vers les grands projets industriels et technologiques d’avenir. Le Président de la République saura-t-il se ressourcer, dans la deuxième partie de son quinquennat, à l’esprit du gaullisme qui est aussi celui de nos institutions et de la République elle-même ?
La nécessaire révolution culturelle dans nos élites pourrait alors s’accomplir. La bataille que mène Belfort pour rester une grande cité industrielle et technologique prendrait alors valeur de test du vouloir vivre national. C’est l’esprit de nos élites qui en est l’enjeu. Continuer Belfort, ce sera continuer la France !
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