18 juillet 2019
Commentaire : "Vous êtes un particulier, vous investissez dans une vache, ou même dans plusieurs"
Est-ce que ces sociétés proposent également l'option "investissez dans l' amour" pour l'éleveur célibataire cherchant l'âme soeur?💏
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Comment moins s’endetter lorsque on est éleveur laitier ? Des sociétés de gestion vous proposent une solution : louer vos vaches au lieu d’emprunter à des banques pour agrandir votre troupeau. Le placement est vendu comme bien plus « rémunérateur » que des livrets d’épargne classique et aussi « peu risqué » pour les investisseurs. Mais qu’en est-il pour l’agriculteur qui paiera donc un loyer pour des vaches qui ne lui appartiennent plus ?
« Et si l’achat d’une vache vous rapportait plus que votre livret A ? », interpelle Le Point dans sa rubrique économie. « Avec un rendement moyen de 4 à 5% par an, l’investissement dans un cheptel est plus rentable que le livret A à 1,25% », annonce également Le Figaro. LCI y va aussi de son article, intitulé « Quand investir dans une vache rapporte cinq fois plus qu’un livret A ». La chaîne d’information précise : « Accessible à tout un chacun, quel que soit son budget, l’achat du bétail pour le louer à un exploitant peut se révéler tout à fait rémunérateur et présente d’autres intérêts dont des possibilités d’avantages fiscaux ».
Le principe ? Vous êtes un particulier, vous investissez dans une vache, ou même dans plusieurs. Ce placement va vous rapporter de l’argent au bout de trois ans, environ 4 % par an. La vache s’est reproduite, et son veau devenu adulte va commencer à donner du lait. Vous avez le choix entre deux options : encaisser le produit de la vente du jeune adulte, ou l’intégrer au – petit ou grand – troupeau dont vous êtes propriétaire. L’investissement n’est pas lié à une ou plusieurs vaches spécifique : qu’elle meurt, prématurément ou pas, qu’elle soit malade, qu’elle ne donne pas de veau, cela ne change rien. Dans un souci d’équité entre les investisseurs, les sociétés de gestion ne font pas de différence d’une vache à l’autre, toutes fondues dans un même ensemble.
La vache, « un bon placement complémentaire pour diversifier son patrimoine »
Locapis, Cow gestion, Élevage & Patrimoine... Les sociétés qui font l’intermédiaire entre financeur et éleveur ne sont pas nouvelles. Élevage & Patrimoine, la plus ancienne, existe depuis 1971 et opère dans toute la France. Caroline Milleret est l’une des quinze salariés que compte le siège de l’entreprise à Meyzieu dans la région Rhône-Alpes-Auvergne. La responsable des relations avec les investisseurs garantit « un taux d’intérêt de 3 à 4% ». Le placement est « à faible risque » puisque la « valeur de la vache est stable. La vache coûte actuellement 1485 euros et cela n’a pas changé depuis octobre 2016. » Sa fluctuation sur le marché n’atteint pas plus de 100 euros en moyenne, précise-t-elle.
Élevage & Patrimoine a ainsi attiré des milliers d’investisseurs devenus propriétaires de vaches laitières. La moyenne du placement par investisseur s’élève à 10 000 euros, rapporte Caroline Milleret. « C’est un bon placement complémentaire pour diversifier son patrimoine. » Fruit de l’argent investi, Élevage & Patrimoine dispose désormais de 30 000 bovins. Le fonds d’investissement délègue la gestion de cet immense troupeau à Gestel, l’entreprise avec laquelle elle partage ses locaux. Gestel assure la répartition, le suivi des animaux chez 900 éleveurs qui sont reliés à elle par un contrat de location.
« Au lieu d’acheter mon troupeau, j’ai fait un prêt pour construire un laboratoire de transformation à la ferme »
Mickaël Poncet est l’un d’entre eux. L’agriculteur de 34 ans fait paître ses 35 Montbéliardes sur les pentes douces du Haut-Jura, au dessus du village des Bouchoux. Quinze seulement lui appartiennent, mais « les vingt en location avec Gestel, c’est comme si c’était les miennes ! » Le fils de paysan n’a pas voulu faire comme son père : « Lui était propriétaire de toutes ses vaches, mais quand on voit le résultat économique, ça ne donnait pas très envie. »
La location, Mickaël y a vu deux avantages : payer moins d’impôts - les vaches louées ne sont pas sa propriété, mais une nouvelle charge -, et la possibilité de se passer de la banque. « Au lieu d’utiliser la banque pour acheter la totalité du troupeau, j’ai fait un prêt pour construire un laboratoire de transformation à la ferme. » L’éleveur installé depuis 2011 a été rejoint par son épouse en 2015, et le couple fabrique yaourts, crèmes dessert et fromages blancs qu’ils vendent directement à la ferme et au marché local.
De 450 000 éleveurs laitiers en 1984, à moins de 70 000 aujourd’hui
Placer son argent pour qu’il soit utile à la société : Locapis, une autre entreprise de « location » de vaches, met en avant la dimension solidaire de son activité. « On se bat tous les jours, explique Luc Lelièvre, qui dirige l’entreprise spécialisée dans la location de bovins, installée à l’est du Morbihan. Ce n’est pas facile de sortir un éleveur de la difficulté. » Le loueur de vaches partage, dit-il, un constat avec ses concurrents : « Quand un éleveur vient nous voir pour une location de bovins, généralement il est en difficulté financière et c’est malheureux. » Locapis redresserait parfois des fermes « au bord du dépôt de bilan », acculées par les dettes.
Le milieu de l’élevage laitier n’en est pas à sa première secousse. En 2009, la crise du lait frappe, et à la télévision française les images d’éleveurs qui déversent leur produit sur le béton et dans les champs se multiplient. « Le lait, c’est notre salaire », disent les éleveurs en colère impactés par la baisse des prix. Depuis les années 1980, la situation des exploitations laitières n’a cessé de se dégrader. Au service « statistiques » de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture à Paris, Thierry Pouch détaille : « En 1984, il y avait 450 000 éleveurs laitiers en France. En 2018, ils sont moins de 70 000. » Les causes de cette crise sans fin ? « La rémunération du prix du lait, insuffisante, et des difficultés de financement » y ont largement contribué, ajoute cet économiste.
« L’investisseur prélève une rente sur les vaches. In fine, les éleveurs s’appauvrissent »
La location de bovins concerne aujourd’hui seulement 3% des éleveurs laitiers. Elle se fait rarement sur l’intégralité du cheptel, mais plutôt sur une partie. Le système pourrait-il être une solution aux problèmes financiers auxquels de très nombreux producteurs sont confrontés ? Daniel Condat, éleveur, répond par la négative. Pour le président du syndicat de la Coordination rurale du Puy-de-Dôme, « la recherche de trésorerie, quand vous êtes éleveur laitier, c’est une guerre de tous les jours ». Il faut donc « éviter le recours à des apporteurs de capitaux, qui vont vous demander une contrepartie. L’investisseur prélève une rente sur les vaches. In fine, les éleveurs s’appauvrissent. » Daniel Condat a une conviction : « Les vaches doivent appartenir aux paysans », sinon ils risquent de se retrouver « paysans sans vaches ».
Le principal avantage de ce système, pour l’éleveur, c’est le paiement différé. Pour acheter dix vaches, il devrait débourser environ 15 000 euros d’un coup. Avec la location, les paiements sont étalés dans le temps, sur dix ans dans le cadre des contrats signés avec Gestel, qui est la plus grosse entreprise de location de vaches laitières. Mais à la fin du contrat, l’éleveur aura dépensé en tout, pour dix vaches louées, un peu plus de 25 000 euros de loyer et frais de gestion. Ses vaches lui auront donc coûté 66% plus cher que s’il les avait achetées...
Perte d’autonomie de décision, et risque de déclin génétique
Certains éleveurs regrettent d’avoir signé un tel contrat. Après sept ans de location avec Gestel, Arnaud, Sylvie, Marc et Odile s’apprêtent à rompre le « bail ». Installés en Gaec de production laitière dans le Calvados, les deux couples ont gagné en scepticisme à mesure que les années ont passé [1]. « Ce système de location nous coûte trop cher. Il est spécifié dans notre contrat de dix ans que le loyer correspond à une vache et demi par an, à partir de la troisième année. Mais c’est sans compter les frais de gestion et d’assurance qui équivalent à une vache par an. Si on calcule bien, on aura loué 15 vaches, et on se retrouve à en payer 20,5... »
Un autre aspect dérange les quatre éleveurs. Leur loyer se paie en nature, c’est à dire en vaches, celles nées du cheptel loué. Or, celles-ci doivent correspondre à certaines normes d’élevage. « L’entreprise n’accepte pas nos vaches parce qu’elles ne sont pas écornées », raconte Marc. Pour être placées ensuite dans un élevage intensif, où le bétail a moins d’espace, les vaches doivent être écornées pour éviter de blesser leurs congénères. En imposant certaines pratiques d’élevage, les sociétés de gestion deviennent une « vraie épine dans notre autonomie de décision. » Le paysan pointe également le déclin génétique qui peut résulter du modèle de location. « Gestel propose essentiellement de la Salers, de la Normande et de la Primholstein... » Faire vivre la diversité des races est pour lui, au contraire, une « composante du métier d’éleveur ».
Lucile Leclair
Photo : CC Anick-Marie
Notes
[1] À leur demande, les prénoms des personnes ont été changés.
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