Poison d’avril

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À genoux. Inclinés. Serviles, veules, médiocres, les yeux brillants d’envie, suintant la déférence.

Ils sont entre eux et nous. Nous, les cons, les gens, les veaux, les téléspectateurs, les auditeurs, les pauvres, les moins pauvres, les gueux, les perdus, les crevés, les morts de peine ou de fatigue, les déprimés, les suicidés, les harassés de l’existence.

Nous la masse.
Nous la populace.

Eux, les puissants, les riches, très riches, les ultra-riches, les élites, les actionnaires, les financiers, les patrons de edge-fund, de multinationale, de lobby, les pétrochimistes de l’alimentaire, de la santé, de la guerre, ceux qui ont le pouvoir, le vrai pouvoir d’un monde factice, le pouvoir de l’argent, le pouvoir d’anticiper, de penser avant nous, de construire avant nous, de détruire avant nous.

Ils sont entre eux et nous. Ils sont politiques, journalistes, pseudo-intellectuels, éditocrates, élus, haut-fonctionnaires, pseudo-élites. Ils sont partout, dans nos téléviseurs, dans nos radios, dans nos urnes, dans nos conversations, sur les murs de nos villes, en grand format sur ceux des kiosques, ou sur les pages d’accueil de nos navigateurs internet.

Gramsci* les appelait les corps intermédiaires. Il pensait du fond de sa prison que si l’on voulait changer la société, c’était ceux-là qu’il fallait faire basculer de notre coté. Que ça irait plus vite que la révolution du peuple par le peuple pour le peuple. Que bouger les corps intermédiaires, c’était faire vaciller le pouvoir.


Mais Gramsci, c’était avant.

Avant que la masse monétaire mondiale ne double en une décennie. Que la monnaie n’ait plus corps sinon ceux de machines. Avant que la religion de l’argent, le culte de la dette, la soumission à l’économie, ne viennent définitivement renverser ce qui restait d’humaniste et de social dans les rapports entre nous, et eux. Avant que notre Contrat social ploie définitivement sous l’idéologie néo- et/ou ordo-libérale, sans qu’un retour en arrière soit envisageable autrement qu’au feu de la catastrophe.

À genoux. Inclinés. Serviles, veules, médiocres, les yeux brillants d’envie, suintant la déférence.

Ils prient leurs maîtres. Contre une maison, un voyage en avion, des vacances au soleil, un poste pour leur neveu. Ils s’inclinent devant le mensonge, ou mieux encore, le répètent, le propagent, s’il sert leurs intérêts. Ils se montrent immodérément serviles, prêts à tout encaisser pour encaisser réellement. Leurs yeux brillent d’un avenir égoïste mais ô combien opulent. Ils vendent ça comme la réussite. Le progrès. La croissance. Ils trichent, ils occultent, ils mentent. À longueur de temps. Avec un large sourire.

Je les regarde s’agiter, songeant qu’il ne s’agit là que d’une évolution auto-prédatrice de l’espèce, devenue folle sur son coin de planète, courant mécaniquement au suicide environnemental, sociologique, ethnologique, philosophique, et par dessus tout, éthique, de sa propre humanité.

Et puis je me dis qu’heureusement, tout ça, ce n’est qu’un vilain poisson d’avril.


* Antonio Gramsci est un écrivain et théoricien politique italien d'une lointaine origine albanaise.




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