Ce livre est une longue suite d'un entretien fictif avec François Bondy (avec son accord), ami d'enfance de l'auteur, narrant les années où Romain Gary servait dans les Forces françaises libres puis ses débuts dans la carrière diplomatique. Romain Gary est l'auteur qui pose les questions et qui apporte les réponses.
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Extrait
(...) «Je n'ai pas une goutte de sang français mais la France coule dans mes veines», aime rappeler Romain Gary.
«Avant de prendre mes fonctions à New York, j'ai fait le tour des États-Unis en utilisant uniquement des bus locaux. J'ai cherché, comme je fais toujours lorsque j'aborde un pays nouveau, à courir à ras de terre. À Memphis, je me suis fait tabasser par un chef de gare des Greyhound Bus, qui m'avait traité de «chien mexicain»; lorsque je suis allé me faire panser dans une pharmacie, ils m'ont badigeonné la gueule de teinture d'iode : «Sur vous, ça se verra moins que l'alcool blanc…». On apprend plus là-bas avec un visage basané qu'avec un visage pâle. À La Nouvelle-Orléans, je me suis arrêté dans un motel miteux et j'ai fus surpris de voir sur le bureau à l'entrée une photo dédicacée du général de Gaulle. Je me renseigne ; le propriétaire était Gauthier, un camionneur de la France libre que j'avais connu à Bangui, en Afrique équatoriale. Je lui mets un mot. Je devais partir le lendemain et je suis resté dix jours. Gauthier, que j'avais rencontré à soixante-dix kilos, pesait alors dans les cent-vingt, le tout habillé de Texas, depuis les bottes jusqu'au gallon hat. Son motel était le centre de poker professionnel à La Nouvelle-Orléans. Je les ai tous connus».
«Le mythe américain le plus fort, le plus solidement ancré, c'est la vision des hommes en «gagnants» et en «perdants», en winners et en losers, c'est la base même du machismo, le rêve américain du «succès». C'est ce qui cause dans le psychisme américain des ravages atroces, détruit Jack London, Fitzgerald et pousse au suicide Hemingway. C'est la seule chose qui ne change jamais en Amérique. Et je dis ceci aussi à mes amis Jimmy Jones, Irwin Shaw (1) et à mon ex-ami Norman Mailer (2) qui sont tous bouffés vivants par cette détestable obsession. Le succès, le machismo… Du pus psychologique, la, pourriture la plus active, la plus agissante et la plus dévastatrice. Exactement ce dont j'ai horreur, des couilles à l'état pur, rien que des couilles, rien que de la couille. Une mentalité de bandes dessinées, si j'ose dire».
«Mais le plus grand choc, ce fut San Francisco, qui est restée pour moi la plus belle ville du monde, et qui semble avoir été chassée de l'Asie et en avoir gardé la nostalgie et la lumière. J'avais un mot pour Jack Kerouac (3) qui n'était pas encore connu, mais il n'était pas là, heureusement. Je dis heureusement, parce que je ne bois pas, alors ça n'aurait rien donné. C'était un prophète, Kerouac. Il fut le premier et le seul à avoir prédit quinze ans à l'avance l'Amérique des hippies, l'Amérique du bouddhisme, du zen, l'Amérique d'une quête spirituelle désespérée, qui commençait déjà dans la marijuana pour finir dans l'héroïne. À San Francisco, j'ai reçu une avance de mon éditeur américain pour Les Couleurs du jour, et j'ai logé dans un palace avec vue sur la baie, je regardais le Golden Gate : il y a aux pieds de ce pont immense jeté sur la baie un endroit où les photographes viennent attendre les candidats au suicide qui font le saut de la mort. San Francisco détient le record du suicide et de l'alcoolisme. Pourquoi? Je crois que la vie y est beaucoup moins rapide que dans le reste des États-Unis : les gens ont le temps de méditer… Et de conclure…».
«Je souffrote tout le temps. Finalement, qu'est-ce-que j'en ai à foutre, des Noirs, par exemple? Rien. Je n'ai rien à en foutre, ils ne sont pas différents. Mais comme je suis souffreteux, ils me font mal au ventre. J'ai un côté complètement faiblard. J'ai tout le temps mal chez les autres. Il n'y a vraiment aucune raison pour qu'un type décoré pour sa valeur militaire manque à ce point de santé morale. Enfin bref. Je sortais la nuit sur des barques de pêche, avec des types cons et simples, avec de vraies épaules de macho et de vraies têtes de con, pleines de santé morale, mais dès qu'ils se mettaient à me faire des confidences, ils cessaient brusquement d'être cons, il n'y a plus moyen de croire à rien. Quand tu as une espèce de géant qui se met à t'ouvrir son cœur, et qui est tout tendre à l'intérieur, c'est démoralisant au possible. Je suis tombé sur un capitaine — ils sont tous capitaines— qui avait une gueule comme celle de mon pote Sterling Hayden (4) et qui s'était mis à me parler, à trois heures du matin, en plein océan, de valeurs spirituelles. Je ne m'en sors pas quoi. J'en viens même parfois à me demander si les femmes ne sont pas en réalité des hommes qui cachent leur jeu».
«En 1945, une de mes vies à pris fin et une autre a commencé, une autre et une autre encore, chaque fois que tu aimes, c'est une nouvelle vie qui commence, quand ton enfant vient au monde, c'est ta nouvelle vie qui commence, on ne meurt pas au passé. Je n'ai jamais vécu une vie d'ex. J'écris des romans pour aller chez les autres. Si mon je m'est souvent insupportable, ce n'est pas cause de mes limitations et infirmités personnelles, mais à cause de celles du je humain en général. On est toujours piégé dans un je. J'entends par là que «se libérer» de l'amour d'une mère et de l'amour que l'on a pour une femme, ce n'est pas ce que j'appelle une libération, c'est très exactement ce que j'appelle un appauvrissement».
«Les fonctions de porte-parole à la Délégation française aux Nations Unies consiste à présenter les points de vue français devant la presse, à la télévision, et à la radio, présenter la politique de la Quatrième République dans ses rapports avec le monde, et notamment en Europe, en Indochine et en Afrique du Nord. Je n'avais pas à la défendre, j'avais à l'expliquer. Celui qui était chargé de sa défense était l'ambassadeur Hoppenot (5). Il ne croyait pas du tout dans cette politique et il était même farouchement contre. Un dimanche, l'occasion de le démontrer se présente. Voilà comment cela s'est passé. La C.I.A a fabriqué un coup d'État au Guatemala contre le régime de «gauche» d'Arbenz (6) nom de code : opération PBSUCCESS. Les Russes convoquent d'urgence le Conseil de sécurité. Hoppenot a profité du fait qu'il n'avait pas eu le temps de recevoir des instructions de Paris pour exiger la constitution d'une commission d'enquête des Nations Unies chargée d'aller voir ce qui s'était passé au Guatemala. Ce qui s'était passé, évidemment, c'était la C.I.A et Forster Dulles, le secrétaire d'État américain, qui avait autant envie de voir une commission de l' O.N.U. enquêter au Guatemala que de se faire couper le nez. J'étais le seul conseiller présent avec Hoppenot au banc de la Délégation française. Quand il m'a dit qu'il avait exigé la constitution d'une commission, j'ai fait mon devoir : je lui ai dit que Paris allait lui casser les reins. Mais le vieil ambassadeur était dans une rogne absolument épouvantable, il pétait le feu, il n'y avait pas moyen de le tenir, il s'est tourné vers moi avec hauteur et il m'a dit — et je cite : «Ce sont d'affreux gredins». Le voilà donc exigeant, sans instructions, et en contradiction totale avec toute la politique française de l'époque, qui était à la botte américaine. C'était une de ces bombes diplomatiques de première bourre qui ne font sauter en général que celui qui les lance. Un des adjoints de Dulles s'est approché de moi et m'a glissé à l'oreille : «That's typically french», c'est typiquement français. La traîtrise, il voulait dire. Je lui réponds : «Go and fuck yourself», allez vous faire en… C'était tombé à ce niveau-là entre diplomates distingués. Les Américains ont fait jouer leur droit de veto, il n'y a pas eu de commission d'enquête et quelques heures plus tard Forster Dulles exigeait du gouvernement français le rappel d'Hoppenot. Mais Hoppenot est resté en place».
«On peut effectivement se poser la question de savoir comment, en prenant la parole presque chaque jour pour «expliquer» cette politique-là qui allait contre mes propres convictions, se portait ma conscience? Il se pose là avant tout une question de démocratie. Ma conscience n'est pas la conscience du peuple français. Le peuple français avait démocratiquement élu un parlement et celui-ci désignait les gouvernements. Ces gouvernements de la Quatrième République avaient une politique étrangère qui était donc incontestablement celle de la France. L'ensemble de cette politique était approuvée par une majorité de l'électorat, régulièrement, d'élection en élection. C'était cette politique du peuple français que je «défendais» de mon mieux —j'accepte le mot, car mon métier était celui d'avocat, celui de Moro-Giafferi lorsqu'il défendait Landru (7) ou de Me Naud, lorsqu'il défendait Laval. J'ai fait ce métier d'avocat avec toute la virtuosité technique dont j'étais capable, avec toute ma loyauté».
«Prenons par exemple un avocat de gauche dont la conscience de gauche est absolument incontestable, je veux parler de Me Badinter. Eh bien, c'est homme de gauche, est entre autres l'avocat du plus grand empire publicitaire français. Ou Me Roland Dumas, homme politique de gauche, incontestablement détenteur et titulaire d'une conscience morale. Eh bien, il a défendu par tous les moyens juridiques les milliards de Picasso contre les héritiers de sang de Picasso, les enfants non reconnus par Picasso, et donc, légalement, non-héritiers. Il est évident que pour Me Roland Dumas, le grand pognon du propriétaire, c'est le grand pognon du propriétaire, qui doit se transmettre selon toutes les rigueurs de la lettre de la loi capitaliste. Comme avocat de la France, je faisais donc exactement comme Me Roland Dumas et Me Badinter lorsqu'ils défendent le grand capital de leurs clients».
«Aux Nations Unies, il y a un corps de fonctionnaires internationaux admirables, dont le symbole fut le secrétaire général Dag Hammarskjöld (8). Pour le contenu politique, c'est le viol permanent d'un grand rêve humain. L' ONU a été dévorée par le cancer du nationalisme. Tu peux faire tuer un million d'hommes à l'intérieur des frontières de ton pays et siéger aux Nations Unies à la Commission des Droits de l'homme, monter à la tribune de l'Assemblée générale et prononcer un discours sur la liberté, l'égalité et la fraternité et te faire acclamer, parce que les affaires intérieures d'un État, c'est sacré. Les Nations Unies, c'est un endroit où le comité directeur, en quelque sorte, c'est-à-dire le Conseil de sécurité, peut enterrer n'importe quel cadavre, n'importe quelle extermination, n'importe quel esclavage, par l'exercice du veto d'une des grandes puissances, la France, l' U.R.S.S., les États-Unis, la Grande-Bretagne, la Chine. J'ai vu à la tribune des Nations Unies quelques-uns des plus atroces et sanglants fournisseurs des charniers de l'histoire de l'humanité, comme Vychinski (9) le procureur de tous les grands procès staliniens, qui a expédié au peloton d'exécution les plus illustres, les plus honnêtes et les plus léninistes pères et auteurs de la révolution bolchevique de 1917. Le moment de vérité, c'était lorsque Vychinski montait à la tribune pour évoquer la liberté des peuples, les droits de l'homme, et pour dénoncer le colonialisme français, alors qu'au moment même où il parlait son maître Staline achevait la déportation des Tatars ou faisait le compte des exterminations de populations entières. Je me souviens d'un des moments les plus odieusement comiques de toute ma vie d'homme. Staline venait de claquer d'une mort étrangement imméritée, puisqu'il a été abattu d'un seul coup, sans payer, en quelque sorte. Et tous les ministres des Affaires étrangères, tous les ambassadeurs, tous les représentants de toutes les nations firent la queue pour aller serrer la main de Vychinski et lui présenter leurs condoléances, leurs regrets et l'expression de leurs sentiments de sympathie… C'était un moment de fraternité, version Nations Unies, et après les mêmes verseront des larmes pour Soljenitsyne…».
«Le plus mauvais souvenir de mon séjour aux Nations Unies, ce sont quelques députés de la Quatrième. C'était les derniers rois nègres : ils culbutaient les gouvernements les uns après les autres, les ministres tremblaient devant eux, et quand ils venaient à New York en délégation, c'était quelque chose… Ivres de leurs petits ventres, de leur petite puissance, ils avaient avec la démocratie et avec la République des rapports de filles entretenues. Ils étaient à peu près aussi représentatifs du peuple français que moi des esquimaux Gervais. C'était une époque où le président du Conseil venu réclamer un peu plus de pognon à Washington pour la guerre en Indochine se faisait conduire le soir en Cadillac officielle à Baltimore, pour voir les strip-teases particulièrement carabinés qui se faisaient alors sur les comptoirs des bars. Cela, à un moment où on perdait, rien qu'en officiers, l'équivalent de deux promotions entières de Saint-Cyr, en Indochine… C'était une époque où deux députés français en mission s'adressaient au président d'une Alliance française locale pour le prier de leur procurer des filles, avec cette stipulation : ils voulaient des noires. Le gars leur a fourni car il voulait… La Légion d'honneur… J'ai envie de donner des noms…».
«Mais dans la mesure où je suis consul général de France, ambassadeur de France, président du Conseil, ministre, ancien ministre, sénateur ou député, dans la mesure où je suis dans un pays officiellement, élu ou désigné par 50 millions de Français, la plus élémentaire considération de loyauté m'oblige à me conformer dans l'exercice de mes fonctions aux conceptions de tenue et de conduite qui sont celles de la majorité des Français que je représente à l'étranger. En cela, il n'y a là aucune contradiction. C'est une simple question de loyauté».
«Par-dessus le marché, ces députés détestaient tout ce qui était Quai d'Orsay : parce que nous étions permanents, alors qu'ils risquaient toujours d'être balayés aux prochaines élections et qu'ils flairaient chez nous une attitude de je ne sais quelle supériorité : ces ventres gras, tu comprends, étaient tous fils du peuple —tu parles!— tandis que nous, les «diplomates», nous étions les «aristos». Ils me détestaient cordialement parce que j'étais celui qui parlait toujours à la télé, à la radio et à la presse, et ça les rendaient malades d'envie. Ils avaient une telle soif de publicité personnelle qu'ils me harcelaient du matin au soir dans les couloirs de l' O.N.U. et au bureau de la Délégation pour que je leur cède le micro, pour que je leur obtienne une conférence de presse, pour que je les fasse admirer à la télévision. Ils ne parlaient pas un mot d'anglais, ces cocus, mais ils m'expliquaient qu'avec une interprète… Tu imagines quel intérêt prodigieux ça pouvait susciter auprès des chaînes de télévision privées, avec quelle joie les publicitaires allaient payer trente mille dollars les trois minutes pour admirer la trogne d'un député français… Les types des chaînes de télévision se marraient comme des baleines… Personne n'osant rien dire à ces roitelets, j'ai «interprété» mes consignes. Je me suis mis à organiser des conférences de presse bidon et des enregistrements télé et radio bidon. Pour les conférences de presse, je faisais le tour des copains journalistes et les suppliais de venir dans ma salle de conférences et d'écouter les propos passionnants d'un député avide d'égards, qui leur donnait les dernières statistiques sur la culture de la betterave dans sa circonscription. Ils venaient dix minutes écouter sans comprendre le député qui parlait et le type bichait. Il avait joui. Pour la télévision, c'était encore plus simple. On plaçait le député devant un appareil de télévision sans magasin, sans pellicule, avec des équipes techniques qui faisaient semblant, et on l'aveuglait de lumières et de projecteurs, et le gars faisait son numéro sous l'œil des caméras mortes ou devant des micros qui n'étaient pas branchés».
«Bien sûr que j'ai fini par craquer, mais j'ai mis du temps, parce que j'étais animé par une volonté vraiment sacrée, désespérée, hargneuse de me colleter avec ceux qui avaient «absolument raison» et nous couvraient de «morale», alors qu'ils étaient eux-mêmes rouges de sang, comme Vychinski, ou allaient «nous donner une leçon» en Indochine, comme les Américains. Mais c'était très dur».
A suivre...
Notes
1. Irwin Gilbert Shamforoff, né le 27 février 1913 à Brooklyn et mort le 16 mai 1984. Écrivain, scénariste et producteur.
2. Norman Kingsley Mailer, né le 31 janvier 1923, New Jersey et mort le 10 novembre 2007 à New York. Écrivain, scénariste, réalisateur et acteur.
3. Jean-Louis (Lebris de) Kérouac, né le 12 mars 1922 à Lowell (Massachusetts) et mort le 21 octobre 1969 à St. Petersburg, (Floride). Écrivain et poète.
4. Né le à Upper Montclair (New Jersey) et mort le à Sausalito (Californie). Acteur.
5. Né le 25 octobre 1891 à Paris et mort dans la même ville le 10 août 1977. Diplomate.
6. Jacobo Árbenz Guzmán né le 14 septembre 1913 à Quetzaltenango et mort le 27 janvier 1971 (Mexique). Les circonstances de sa mort restent très suspectes. Président du Guatemala de 1951 à 1954.
7. Henri Désiré Landru né le 12 avril 1869 à Paris (19 arr) et mort guillotiné le 25 février 1922 à Versailles. Tueur en série. Il fut surnommé « le Barbe-Bleue de Gambais ».
8. Dag Hjalmar Agne Carl Hammarskjöld, né le à Jönköping (Suède) et mort dans un accident d'avion le , en Rhodésie du Nord (l'actuelle Zambie). Diplomate suédois, secrétaire général des Nations unies de 1953 à 1961. Le prix Nobel de la paix lui fut décerné à titre posthume (1961).
9. Andreï Ianouarievitch Vychinski, né le 10 décembre 1883 à Odessa et mort le 22 novembre 1954 à New York. Juriste et diplomate soviétique. Connu pour avoir été le procureur général des procès de Moscou organisés par Joseph Staline.
" L'indignation est un commencement. Une manière de se lever et de se mettre en route. On s'indigne, on s'insurge, et puis on voit. " BENSAÏD Daniel
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