Ce livre est une longue suite d'un entretien fictif avec François Bondy (avec son accord), ami d'enfance de l'auteur, narrant les années où Romain Gary servait dans les Forces françaises libres puis ses débuts dans la carrière diplomatique. Romain Gary est l'auteur qui pose les questions et qui apporte les réponses.
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Extrait
(...) «Je n'ai pas une goutte de sang français mais la France coule dans mes veines», aime rappeler Romain Gary.
«Autour de tout cela gravitait les agents qui touchaient dix pour cent sur tous les contrats et poussaient les prix si hauts qu'ils provoquaient des chutes. Brusquement, après un grand succès, Julie Andrews (1) fut portée par les agents au sommet de l'exigence, un million de dollars de salaire par film plus dix pour cent des recettes, et lorsque ses deux films suivants ont perdu de l'argent, elle s'est écroulée, en tant que «valeur». Parce que le drame dans ces situations, c'est que si tu touchais un million de dollars par film, tu ne pouvais pas accepter 800 000 pour le film suivant, parce que ça voulait dire que ta côte baissait, que tu étais en perte de vitesse. L'idolâtrie du succès, là-bas, était effarante. Le mode extérieur n'existe pas, les valeurs autres que celles du box-office ne voulaient rien dire. Un jour Frank Sinatra (2) m'avait invité chez lui en petit comité. Il y avait là un agent célèbre, Irving Lazare, qui ressemblait à un genou avec une paire de lunettes dessus. Je l'ai revu récemment et il vieillit bien : il ressemble toujours à un genou avec une paire de lunettes dessus. Quand je suis entré, il m'a regardé avec ahurissement et il m'a demandé : «Comment ça se fait qu'il vous a invité?» Normal, un pauvre représentant de la France… Le jour où Franck Sinatra est venu cinq minutes à une réception, j'étais lancé. Un de mes souvenirs les plus ahurissants, ce fut la visite de la part de Cecil B.de Mille (3). C'était un homme profondément croyant et de ces hollywoodiens, comme John Ford (4) et John Wayne (5) qui avaient des vies familiales impeccables. Il était très malade et voulait la Légion d'honneur. Mais il ne la voulait pas pour ici. Il voulait porter la Légion d'honneur devant Dieu —et je n'invente rien, c'était expliqué mot par mot, et c'était vrai, c'était sincère».
«J'aimais Veronika Lake (6) mais elle était déjà brisée. Et il n'est pas possible d'avoir des rapports simplement humains avec une grande vedette d'Hollywood. Elle a son mec et son argent, et les «gravitants». Elle est un mythe sur pied qui attend l'heure de l'abattoir, c'est-à-dire la chute au box-office. Elle a peur de toi, des fois que tu découvrirais ce qu'il y a à l'intérieur. Elle n'a pas le temps pour la réalité. Elle n'est pas habituée à la continuité, de toute façon, parce que sa vie, c'est fait de petits bouts montés les uns après les autres, trois mois de film, et puis encore trois mois de film et ainsi de suite, et chaque jour, trois minutes de continuité devant les caméras et quand tu as fais ça pendant dix ans, tu n'as plus de continuité du tout et tu as perdu ton centre de gravité, tu es désaxée, comme Judy Garland (7) qui faisait ça depuis l'âge de quatorze ans. Il y en a qui s'en sont tirées admirablement, riches, grosses et oubliées. Et j'ai eu de merveilleux moments à Hollywood. J'ai vu le dernier rayon de Ginger Rogers (8), je m'étais lié d'amitié avec Cole Porter (9) qui avait le génie de la chanson légère, spirituelle et intelligente, j'aimais aller chez Fred Astaire (10) ), aux ballets du Bolchoï avec l'adorable Cyd Charisse (11), écouter le jeune rire de Jane Fonda (12) , qui avait dix-huit ans, et tant d'autres… Il y avait bien sûr, des Français que je voyais souvent, Charles Boyer (13), Louis Jourdan (14), Dalio (15), etc. Peut-être ai-je eu des moments inoubliables, mais je les ai oubliés».
«La seule amitié que j'ai gardé de là-bas, pendant des années, ce fut John Ford... […] Un soir, mon maître d'hôtel vient me trouver, pour me dire qu'il y avait un clochard à la porte qui demandait à me voir. J'y vais et je trouve une espèce de mélange de bébé Cadum avec Mathurin, avec un bandeau noir sur l'œil gauche —quand il examinait quelque chose avec attention, John soulevait le bandeau et regardait avec l'œil qu'il était sensé avoir perdu— avec son chapeau feutre de chez Bullock de San Fransisco, celui là même qu'il m' a envoyé quelques semaines avant sa mort, et un pantalon de toile qui n'avait jamais eu de rapports avec le fer à repasser. Il m'apportait des cigares. C'est lui qui m'a donné le goût et l'habitude du cigare. Il avait une passion pour la France, c'était pour lui une sorte d'Irlande avec du vin et du soleil. John était né en Amérique, mais s'était spécialisé dans ses rôles d'Irlandais professionnels. Il avait une telle haine des producteurs que lorsque l'un d'eux est arrivé sur le plateau pour le féliciter, après avoir vu le résultat d'une semaine de tournage, John a fait détruire toute la pellicule ainsi admirée et avait recommencée le tout. Il était devenu «chef» de je ne sais combien de tribus de Peaux-Rouges qu'il faisait vivre en les exterminant dans ses films et il n'y avait rien de plus comique que de le voir prendre ce rôle très au sérieux. C'est ainsi que je me suis trouvé chez les Hopis de l'Arizona, après deux jours de route pendant lesquels il ne dessaoula pas, et lorsque nous arrivâmes dans la réserve, on nous expliqua que nous venions juste à temps pour assister à la célébration de je ne sais quel phénomène météorologique, mais c'était en réalité une célébration de John Ford. Il échangea avec le chef des saluts rituels, bafouilla quelques mots, bafouilla quelques mots en Cherokee que le Hopi fit mine de comprendre et me présenta à ce dernier comme un «grand chef blanc», oubliant complètement que le Hopi en question sortait de l'université de Californie et était agent électoral du parti démocrate en Arizona. Là-dessus les danseurs Peaux-Rouges enlèvent leurs masques et le chef me présente deux des Hopis qui avaient pris part comme GIs à la libération de Paris et qui me parlent avec émerveillement de Pigalle... […] Dans la pièce à côté, il y avait sa femme Mary, qui avait la maladie de Parkinson. Pour parler sans secousses, elle était obligée de s'étendre. Il y avait John Ford dans une pièce, fumant son dernier cigare, bouffé par le cancer, et dans l'autre pièce Mary Ford, étendue; on était en plein Eugène O'Neill (16), en pleine tragédie familiale irlandaise».
«Quelques années plus tard, alors que j'avais quitté la Carrière, et que j'avais fait une bonne vingtaine de scénarios pour ces messieurs, je travaillais sur Le Jour le plus long, pour le même Zanuck. Ce petit homme est prodigieux comme producteur, comme amour du cinéma, il met pendant le travail tous les moyens à ta disposition, et je l'aimais bien aussi parce que c'était le zizi le plus romantique d'Hollywood, quand il s'attachait à une fille, il jetait le monde à ses pieds. Il avait sauvé plusieurs fois du suicide son ex-amie Bella Darvi (17) et il paya ses dettes de jeu jusqu'au bout. Si c'était un grand producteur, il se prenait malheureusement pour un auteur, et il écrivait comme un cochon, comme un vrai cochon, c'était incroyable, ce qui sortait de sa plume. Chaque fois que je lui remettais un fragment du scénario, il y apposait sa marque fatale, en faisait quelque chose d'aussi inepte que possible. Alors, à partir d'un moment dans nos rapports professionnels, chaque fois que l'on se réunissait pour discuter, je sortais de ma poche une banane et je la mettais sur la table. Finalement, il me demande : «Pourquoi mettez-vous toujours cette banane sur la table? —C'est pour me rappeler, lui dis-je.— Vous rappelez quoi? — Écoutez, Darryl, vous êtes habillé décemment, un pantalon, un veston, une cravate, vous avez même un visage et vous parlez notre langue, alors, à chaque fois, je tombe dans le piège, j'oublie que vous êtes un gorille, et donc je place cette banane devant moi pour me rappeler à qui j'ai l'honneur». À partir de ce moment-là, il mettait lui-même un plat de bananes sur la table, chaque fois que je venais discuter. Tous ces bonshommes essayaient de prendre l'écrivain et de se servir de lui comme un stylo; ce n'était pas pour moi, ce genre de servitude».
«Je sors très peu, je suis un couche-tôt, parfois, j'accepte une invitation dans le monde pour me rappeler comment c'est, chez eux, et pour recharger mes batteries de solitude pour encore six mois. C'est indispensable pour tout homme qui veut savoir si sa solitude est un choix ou une capitulation, pour tous ceux qui veulent se situer dans leur solitude. Et c'est ainsi que j'ai accepté une aimable invitation des Guy de Rothschild pour me rendre au bal Proust, dans leur propriété à la campagne, où quatre cents personnes étaient venues habillées comme au temps de Guermantes (À la recherche du temps perdu). C'était un bal merveilleux, je me livrais à mon occupation préférée, qui consiste à être assis dans un coin à fumer un cigare et regarder, que ce soit au bord de l'océan ou à un bal. Un groupe de jeunes filles s'approche de moi et m'annonce que je viens d'être choisi par elles comme l'homme le plus «attractif» de la soirée. Je ne suis pas tombé de la dernière pluie et j'ai compris que c'était l'heure qui sonnait. Il y avait là toute la jeunesse dorée de Paris, de jeunes loups «attractifs» en veux-tu en voilà, mais choisir l'un d'eux, pour ces demoiselles, cela aurait été gênant, compromettant même, parce que cela aurait été «vrai». Alors, elles se sont rabattues sur un gars à la barbe grise et frisant la soixantaine, parce que c'était innocent, chic et ça n'engageait à rien... Ça voulait dire que je n'étais plus dans la course, à leurs yeux. Le musée, quoi».
«C'est ainsi qu'une école religieuse, à Ponoma (Mexique); décide d'organiser une petite soirée placée sous le signe de la France et de Jeanne d'Arc, et je reçois une lettre touchante, où l'on m'invite à venir présider ces réjouissances comme représentant de ce pays mythique. Je suis reçu par des religieuses et les écolières, dont l'aînée ne devait guère avoir plus de quatorze ans. Les bonnes sœurs me présentent le programme de la soirée... Et qu'il y avait-il en couverture? Une pute traditionnelle, avec sac à main, appuyé contre un bec de gaz à Pigalle. Elles ne savaient pas que c'était une pute, ces braves sœurs : elles croyaient que c'était une vraie jeune fille française... Et le début du Lido à Las Vegas... C'était la première fois que le Lido se manifestait là-bas et on m'invite pour l'inauguration. Alphand, ambassadeur de France, me dit : «Allez-y, mais n'y allez pas «trop»». J'y vais, j'inaugure, je préside, je serre les cuillères, je fais digne, je fais sérieux comme un pape, comme Alphand, lorsqu'il fait sérieux. À quatre heures du matin, je retourne à mon hôtel, complètement crevé... J'entre. Et qu'est-ce que je trouve, sur le lit? Six créatures absolument, enfin, absolument pour James Bond, lorsque celui ci est en pleine possession de ses gadgets, complètement à poil, avec une pancarte Vive la France, oui, Vive la France. Qu'est-ce que tu voulais qu'il fît contre six? Qu'il mourût? Je ne me souviens plus...». «Et à la fin, j'ai rencontré Jean Seberg.
Jean Seberg dans "Breathless" de J.Luc Godart. Photo: R. Cauchetier |
A suivre...
Notes
1. Julia Elizabeth Wells, née le 1er octobre 1935 à Walton-on-Thames (Angleterre). Actrice et chanteuse.
2. Francis Albert Sinatra, né le 12 décembre 1915 à Hoboken (New Jersey) et mort le 14 mai 1988 en Californie. Chanteur, acteur et producteur de musique.
3. Cecil Blount DeMille, né le 12 août 1881 à Ashfield (Massachusetts) et mort le 21 janvier 1959 à Los Angeles (Californie). Réalisateur et producteur.
4. John Martin Feeney1, né le 1er février 1894 à Cape Elisabeth (Maine) et mort le 31 août 1973 à Palm Desert (Californie). Réalisateur et producteur.
5. Marion Morrison, né le 26 mai 1907 à Winterset (Iowa) et mort le 11 juin 1979 à Los Angeles (Californie). Acteur, réalisateur et producteur.
6. Constance Frances Marie Ockelman, née le le 14 novembre 1922 (1919?) à New York et morte le 7 juillet 1973 à Burlington (Vermont). Actrice.
7. Frances Ethel Gumm, née le 10 juin 1922 à Grand Rapids (Minnesota) et morte le 22 juin 1969 à Londres. Actrice, danseuse et chanteuse.
8.Virginia Katherine McMath, née le 16 juillet 1911 à Independence (Missouri) et morte le 25 avril 1995 à Rancho Mirage (Californie). Actrice et danseuse.
9. Cole Albert Porter, né le 9 juin 1891 à Peru (Indiana) et mort le 15 octobre 1964 à Santa Monica (Californie). Compositeur et parolier.
10. Frederick Austerlitz, né le 10 mai 1899 à Omaha (Nebraska) et mort le 22 juin 1987 à Los Angeles (Californie). Acteur, danseur, compositeur et chanteur.
11. Tula Ellice Finklea, née le 8 mars 1921 à Amarillo (Texas) et morte le 17 juin 2008 à Los Angeles (Californie). Actrice et danseuse.
12. Jane Fonda, née le 21 décembre 1937 à New York. Actrice et productrice. Féministe et militante pacifique.
13.Charles Boyer, né le 28 août 1899 à Figeac (Lot) et mort le 26 août 1978 à Phoenix (Arizona). Acteur franco-américain.
14. Louis Gendre, né le né le 19 juin 1921 à Marseille et mort le 14 février 2015 à Beverly Hills (Californie). Acteur.
15. Israel Moshe Blauschild, né le 17 juillet 1900 à Paris et retrouvé mort le 19 novembre 1983 à Paris. Acteur.
16. Eugene Gladstone O'Neil, né le 16 octobre 1888 à New York et mort le 27 novembre 1953 à Boston (Massachusetts). Dramaturge. Prix Nobel de littérature (1936) et prix Pulitzer (1920).
17. Bayla Wegier, également connue sous le nom de Bayla Zygelbaum, née le 23 octobre 1928 à Sosnowiec (Pologne) et morte le 17 septembre 1971 à Monte-Carlo. Actrice.
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