Cinéma : «Sans adieu» : une misère en Forez

Blog : Social en question
Par Yves Faucoup
25/10/2017

Le documentaire «Sans adieu» de Christophe Agou sort aujourd'hui en salle. Il nous donne à voir des vieux paysans du Forez, vivant dans des conditions misérables, condamnés à disparaître. Dernier écho d'une paysannerie en résistance, ou ancêtres marginalisés ?

Bande annonce : https://youtu.be/LkQkLbiwxw4




Christophe Agou est un photographe parti vivre et travailler aux USA. Il se trouvait à New York le 11 septembre 2001 et a réalisé une série de photos sur les ruines du World Trade Center, Ground Zero. Originaire du Forez (1), il avait rencontré de 2002 à 2015 des paysans, et c'est ainsi qu'a germé chez lui l'idée d'un film sur ces derniers des Mohicans. Auparavant, il avait publié chez Actes Sud, un ouvrage sur ces hommes et ces femmes de la terre, Face au silence, pour lequel il a reçu le 17ème Prix européen du livre de photographie. Atteint d'une grave maladie, il est décédé à 45 ans à la fin du montage de Sans adieu, son premier et dernier film.

Sans adieu est un documentaire filmé sans commentaire, avec une caméra qui est soit à hauteur des oies et des chiens, soit surplombant les personnages. Ces paysans sont vieux, pour la plupart, ils font plus ou moins fonctionner des fermes imposantes mais n'ont plus la force. Les conditions de vie sont misérables, les habitations vétustes, le désir d'arrêter les taraude mais vendre est une autre paire de manche.

On assiste au tragique : parce que les autorités sanitaires suspectent les vaches de Jean-Clément et de Bernadette d'être touchées par la maladie de la vache folle, elles décident d'abattre le cheptel. Jean-Clément exige que le "commanditaire" assume sa responsabilité et qu'il soit présent le dimanche soir, lorsque l'opération d'enlèvement des bêtes a lieu, en catimini, dans une ambiance évidemment pesante, par des hommes aux longs manteaux noirs, comme des croque-morts, honteux, têtes baissées, fuyant la caméra. On compatit au malheur de ce couple qui dit : "des gens intelligents vont prendre nos vaches pour les assassiner. C'est un morceau de nous-mêmes qu'on emmène". On apprendra plus tard qu'aucune vache n'était malade.
On rit quelques fois, car certains personnages sont truculents : les commentaires de Claudette, 75 ans, souvent drôles, ou des situations désopilantes comme cette radio qui, dans l'étable, pendant la traite, donne des nouvelles des USA où l'on apprend que des parents, pour gagner de l'argent, veulent appeler leur enfant "Coca-Cola" ou "Pampers". Ou lors qu’entendant une pub sur la Fondation de France, Claudette déclare : "y a que des réclames, des conneries, et les gens achètent tout".



On entre dans les maisons pour découvrir des intérieurs dans un triste état : dans des pièces sales, à la lumière blafarde, sont entassés des objets hétéroclites, dans un désordre indescriptible. Sur la cuisinière usée, un feu nourri enveloppe des casseroles noircies. Les corps sont marqués par cette "misère" : visages tachés, ongles non coupés, vêtements troués, déchirés. Un vieillard fatigué proclame : "Y a que l'argent qui compte, ça peut pas durer. On va vers une révolution !" Et Mathilde, cassée en deux : "on y arrivera, il l'a faut" (cette révolution). Une vieille hurle après ses chats et se mouche dans son vêtement. Claudette, cheveux parsemés de paille, gémit : "On paye des impôts". Que peut bien taxer le fisc ici ?

Jean-Clément exprime combien il est dépassé : "au milieu de cette société, on n'y comprend plus rien." Il fustige "le bien-être matérialiste" et regrette qu'"on oublie qu'on est tout simplement des hommes, comme je disais ce matin à ma femme, pensons à nos origines : c'est la vie". Et Christiane qui, à un âge déjà presque canonique, se déplace dans les champs, avec un petit short (gros plan de la caméra) maugrée : "se faire attaquer par derrière par toutes les misères de la terre". Puis elle va faire sa gymnastique dans son taudis. Une autre explique le capharnaüm par le fait qu'elle ne peut pas tout entreprendre en même temps.



Dans cet inventaire à la Prévert, on relèvera également : une vache morte dans une étable, un poulailler installé dans une vieille carcasse de voiture, des cours de ferme envahies par la boue, trois vieilles horloges arrêtées dans une cuisine, des vierges (Marie) aussi nombreuses que la flopée de chats ("c'est tellement affectueux, plus que les humains"), des mouches qui virevoltent en escadrille, et des tuyauteries qui fuient sans cesse. Le cadrage ne met pas en valeur les vaches, elles nous sont montrées de très près, déformées, sales. Un homme, ravi de la crèche, engueule ses bêtes.

Un autre monde 

 


Effectivement, Christophe Agou nous montre des gens sortis d'un autre monde. S'agit-il des représentants d'une agriculture authentique qui résiste à une modernité envahissante, écrasante, excluant injustement ceux qui refusent le productivisme, l'argent roi ? Le réalisateur semble avoir choisi les situations les plus sordides, afin de sensibiliser le spectateur mais cela confine au misérabilisme. En tout cas c'est ainsi que j'ai vu ce film. Je ne prétends pas donner un avis de cinéphile (apparemment, des cinéphiles ont aimé), simplement j'écris (sur ce blog) sur la pauvreté, en veillant à éviter les caricatures. Par exemple, j'ai contesté une grande association caritative intervenant auprès des plus démunis quand elle a monté en épingle une affaire dans laquelle une famille avait été exclue du Musée d'Orsay, parce que de l'un des enfants émanait une odeur pestilentielle. Discrimination à l'encontre des pauvres qui sentent mauvais, nous disait l'association. Version manifestement tendancieuse de ce qui s'était réellement passé, alors même que, sauf situation exceptionnelle, les pauvres veillent, autant que possible, à rester propres, quitte à faire preuve de trésors d'ingéniosité pour y parvenir.



Mon métier m'a conduit pendant une vingtaine d'années à me rendre au domicile de familles particulièrement démunies, certaines d'une grande pauvreté. J'aurais pu décrire ces rares cas où la saleté était repoussante, tel ce couple d'agriculteurs dont l'habitation était en terre battue, et où, un jour, il me fallut bien un quart d'heure avant de m'apercevoir que derrière les trois énormes piles de linge à même le sol, qui entouraient le fourneau allumé, dormaient deux moutons. Mais cette famille, bien réelle, n'était pas représentative d'une population qui galère.

Dans le Forez, comme ailleurs, des agriculteurs, jeunes et vieux, remettent en cause une agriculture productiviste, contestent l'élevage extensif, vivent chichement mais auront du mal à se reconnaître dans ce tableau qui est fait d'une agriculture "en résistance".

Présentation du film en avant-première lors du Festival Indépendance(s) & Création de Ciné 32, le 5 octobre à Auch (Gers) :



Pierre Vinour, co-producteur (Les Enragés), défend le film, considérant que ces paysans sont les véritables "enragés", "des personnages en résistance", contre une "société consumériste", contre les administrations et les institutions. Christophe Agou, son ami, a voulu filmé de façon brute, sans mise en scène, des "gens simples dans des situations simples, non violentes", qui avaient confiance en lui. Et Pierre Vinour de nous asséner la phase qui tue : "Les gens du Forez habitent à la campagne, et vivent dans des conditions précaires." Parmi l'assistance, une fille de paysan, infirmière à domicile, qui a demeuré à Montbrison, dit son admiration pour le film. Un autre évoque la "tragédie" de ces "paysans chassés, des héros qui meurent". Ces "naufragés" ne démissionnent pas : "ils lisent le journal, écrivent, protestent en envoyant des lettres". Et il se réjouit que Claudette ait pu prononcer cette belle phrase : "ce vent sec qui vient d'en-haut" !



La critique rend hommage à ce film. Le Monde titre sur la "désolation rurale dans le Forez". Télérama voit aussi de "vrais personnages, héroïques à leur manière". Et ajoute, évoquant la musique lancinante de Stuart A. Staples, que cela exprime une mélancolie, "celle d'ancêtres marginalisés, un peu illuminés, un peu prophètes, détenteurs d'une vérité qui les dépasse et que la caméra d' Agou a su traduire et sauvegarder". Voilà ce qu'est ce film : non pas une sorte de nostalgie d'un monde paysan qui savait résister, d'un temps idyllique qu'on serait malheureux de perdre, mais la description brute de personnages que le réalisateur nous donne à voir : non pas des individus exotiques que l'on observerait avec condescendance, non pas des résurgences du passé, mais des êtres humains originaux qui existent, qui ont des choses à dire, et que nous ne voyons jamais, car leur marginalité troublante, en principe, n'intéresse personne. Sauf si un Christophe Agou passe par là…



(1) Le Forez se situe au centre du département de la Loire, dans la Région Auvergne-Rhône-Alpes (qui a financé le film). Il s'agit d'une grande plaine, traversée par le fleuve Loire, entourée des monts du Forez et du Lyonnais. Elle va jusqu'aux limites de Roanne au nord, de Saint-Etienne au sud, et en son centre Montbrison, d'où était originaire Christophe Agou. Ces lieux, que je connais bien, sont souvent magnifiques, rivières, étangs, collines verdoyantes, villages anciens rénovés. Christophe Agou a choisi cependant une image sombre, terne, qui ne cherche pas à valoriser ces paysages, peut-être pour mieux coller à la boue, à la cendre, au brouillard matinal, à la rudesse de ces vies.

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