Lutte contre l'invasion des zones commerciales : 40 ans d'échec

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Franck Gintrand, président de l'Institut des territoires 
13/10/2017

Depuis 1973, plusieurs lois visent à limiter l'expansion des zones commerciales en périphérie des villes. Hélas, aucun texte n'est parvenu à endiguer le phénomène.
Les grandes surfaces et les zones commerciales ? Le moins que l’on puisse dire, c’est que tout le monde s’accorde sur le fait qu’il y en a trop. Encore récemment, une centaine de députés et de maires, réunis dans l’association Centre-ville en mouvement présidée par Patrick Vignal (LREM), a demandé officiellement au Premier ministre de faire du sauvetage des centres-villes une «grande cause nationale» et d’instaurer un moratoire sur les grandes surfaces de périphérie. Après des années de réglementation, le constat d’échec devient flagrant. Les législations successives, mais aussi le nombre considérable de projets et propositions de loi restés sans suite, de rapports bien épais et d’interventions alarmistes témoignent autant de la volonté que de l’incapacité des élus à encadrer un secteur économique dont l’influence s’avère pourtant déterminante sur l’aménagement – ou la déstructuration – du paysage français.
Car les tentatives pour encadrer les grandes surfaces ne datent pas d’aujourd’hui. Tout a commencé en 1973. Cette année-là, la loi Royer se donne pour objectif de protéger le petit commerce contre le récent développement des hypermarchés. Les premiers articles du texte précisent vouloir éviter qu’une croissance désordonnée des «nouvelles formes de la distribution» provoque l’écrasement de la petite entreprise et le gaspillage des équipements commerciaux. On ne saurait être plus clair sur les objectifs. Et pourtant le simple rappel de ces intentions laisse rêveur tant c’est exactement l’inverse qui s’est produit. 

Le pouvoir aux élus locaux
Si tout n’a pas été essayé, plusieurs formules ont été testées. Commençons par les commissions qui, dans chaque département, sont chargées d’autoriser – ou pas – les implantations de surfaces de 1.000 mètres carrés et plus.
En 1973, les représentants du monde économique pèsent autant que les élus locaux. En 1993, le rapport de force tourne à l’avantage des collectivités. Ne restent plus du monde de l’entreprise que le président de la CCI et celui de la chambre des métiers. L’accès aux responsabilités des élus locaux institué par la décentralisation est passé par là. De là à éjecter complètement les deux derniers représentants de l’économie locale de la composition des commissions, il n’y a qu’un pas.
Celui-ci est franchi en 2008. Il revient alors aux élus, désormais majoritaires, de décider seuls avec le concours de quelques experts, ce qui est encore aujourd’hui le cas. À compter de cette date, la question n’est plus de savoir qui pourrait avoir intérêt à dire non aux grandes surfaces – la réponse des pouvoirs publics est sans équivoque : certainement pas les acteurs économiques ! –, mais qui parmi les élus peut avoir intérêt à dire non. La réponse est d’une simplicité déconcertante : en fait, très peu. 

Voter comme il faut
Pour des raisons logiques, la commune d’accueil est toujours favorable à l’ouverture. Pendant longtemps c’est elle, et elle seule, qui engrange les retombées fiscales d’une décision positive. C’est aussi son maire qui peut se prévaloir d’être à l’origine d’un nouvel équipement et de nouveaux emplois.
Et en cette période de déprime économique, ce genre de bonnes nouvelles n’a pas de prix. C’est si vrai que lorsque la commission retoque le projet (une décision rare, mais cela arrive), l’élu de la commune n’hésite pas à faire appel de la décision avec le soutien actif de l’entreprise. Mais pour les autres élus, qu’en est-il ? Le président du conseil départemental et le président du conseil régional ne demandent qu’à faire plaisir à leurs collègues. Que leur importe qu’une grande surface s’implante ici plutôt que là.

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Quant aux autres communes, elles ne sont pas forcément ravies de voir leurs commerces concurrencés, mais lorsqu’il s’agit de voter, elles pensent au jour où elles solliciteront, à leur tour, l’ouverture d’une grande surface sur leur propre territoire. C’est le fameux mécanisme du «tu me donnes ton vote et je te donnerai le mien lorsque tu en auras besoin». Inutile donc de s’exposer à des mesures de rétorsion.
Reste la ville centre de l’agglomération. C’est elle qui, sauf à être demandeuse, subit de plein fouet la concurrence des zones commerciales de périphérie. Le problème c’est qu’en dépit de son importance stratégique, elle ne dispose que d’une voix, ou deux, grand maximum. Ses chances de pouvoir s’opposer à un projet sont par conséquent réduites si les communes périphériques sont d’un avis contraire.

Suréquipement commercial

Encore ne suffit-il pas aux élus de vouloir empêcher l’implantation d’une énième zone pour que celle-ci ne voie pas le jour. Il faut pouvoir justifier de retoquer un projet… Et sur ce plan aussi, la partie est loin d’être gagnée !
Le test économique, réalisé par comparaison entre le taux d’équipement en moyenne et grandes surfaces du secteur de la zone de chalandise et celui observé au niveau national ou départemental a été très vite érigé en critère dominant par la jurisprudence. Pour autant, il n’a pas suffi à freiner la multiplication des hypermarchés et des zones commerciales.
Il faut dire que, durant trente ans, la France s’équipe en grandes surfaces. Difficile dans ces conditions d’évoquer un trop-plein. Or c’est juste au moment où l’overdose menace et qu’il serait enfin justifié de refuser de nouvelles ouvertures qu’une loi supprime en 2008 la notion de suréquipement commercial. 

Les vannes grandes ouvertes
A la suite de l’adoption de la loi de modernisation de l’économie (la LME), joliment surnommée par ses adversaires «la loi Michel Édouard» (en référence au patron du réseau Leclerc), les commissions se voient interdire d’invoquer les conséquences désastreuses de l’implantation d’une zone commerciale supplémentaire sur le tissu commercial existant. Au nom de la libre implantation voulue par l’Union européenne, elles ne peuvent plus baser leur décision que sur des critères liés à l’aménagement du territoire et au développement durable.
La France aurait pu faire un autre choix, mais soucieuse d’apparaître une fois de plus comme le bon élève de la classe, notre pays a accepté ce que l’Allemagne s’est bien gardée de faire : ouvrir grand les vannes. Certes, les critères environnementaux sont loin d’être absurdes. Bien au contraire. Si l’on s’en tient aux textes, l’opportunité du projet doit être jugée à l’aune de sa bonne intégration urbaine et paysagère, de ses conséquences en termes d’artificialisation et d’imperméabilisation des terres, de ses effets aussi sur l’augmentation du trafic automobile et des nuisances. Autant de points qui posent généralement problème.
Mais à partir de quel seuil justifient-ils un refus ? C’est tout le problème. Un projet tel que l’ InterIkea de Caen érigé au milieu de nulle part, à quelques kilomètres seulement de la ville centre n’aurait jamais dû passer. Et pourtant, il y avait beaucoup à redire…

Grand bazar des critères d’évaluation
Si la bataille contre l’invasion des hypers a jusqu’à présent été largement perdue ce n’est pas par manque de volonté. Au contraire. En plus de quarante ans, le parlement n’a eu de cesse d’imaginer de nouvelles formules. Force est pourtant de constater qu’elles se sont révélées presque aussi inefficaces les unes que les autres. Même la loi Raffarin qui a, sans conteste, été la plus restrictive en abaissant le seuil des projets nécessitant une autorisation à 300 mètres carrés, n’a pas réussi à endiguer le phénomène.
Et c’est au moment où la notion de suréquipement commençait à devenir une réalité que la France a commis l’irréparable en interdisant d’interdire. C’est à compter de 2008, de la fameuse LME, que la bataille a été perdue. Depuis, les vannes sont grandes ouvertes et rien ne pourra empêcher qu’avec l’embellie de la conjoncture la multiplication des zones reprenne de plus belle.
Élisabeth Lamure, sénatrice du Rhône (LR), ne s’y est pas trompée lorsqu’en 2009 elle déclarait : «les membres des CDAC ne savent pas très bien ce qui peut les autoriser à rejeter un projet d’installation dans la mesure où il n’existe pas de critères ni de normes partagées pour définir les exigences minimales à respecter en matière de développement durable et d’aménagement du territoire

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On ne se rassurera pas en constatant l’échec de Val Tolosa, qui doit autant à des caractéristiques déraisonnables qu’à une mobilisation exceptionnelle. On ne corrigera pas la folie dont s’est emparé le marché en empruntant de vieilles recettes ou en corrigeant à la marge un système qui a définitivement fait la preuve de son inefficacité.
Récemment, la loi Pinel a tenté de corriger le tir de la LME en exigeant que les projets contribuent à la revitalisation du tissu commercial et à la préservation des centres urbains, tout en garantissant une proximité de l’offre par rapport aux lieux de vie.

Mais comment hiérarchiser cette multiplicité de critères qui finissent par se contredire ? En réalité, il s’agit désormais de tirer pleinement les conséquences des échecs passés. Et n’en déplaise à la grande distribution et aux centres commerciaux, la solution ne pourra venir que d’une réforme en profondeur à l’échelon national. 

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