Après vingt ans de silence, un ex-député avoue l'attaque à la roquette contre Creys-Malville

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Sylvain Besson
08/05/2003

Commentaire :  quand les "verts" attaquaient le nucléaire à la roquette avec moins de succès que politiquement aujourd'hui...
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L'ancien député écologiste Chaïm Nissim lève le mystère sur l'attentat qui a visé, en 1982, le chantier de la centrale nucléaire française Superphénix.

Le moment le plus difficile de la vie de Chaïm Nissim, ce furent peut-être ces heures passées dans un sordide café turc de Bruxelles, un soir de septembre1981. Le jeune homme âgé d'une trentaine d'années avait conduit depuis la Suisse, seul, et il se demandait si sa journée allait se terminer en prison. Ce soir-là, en effet, il devait prendre livraison d'un lance-roquettes russe, fourni par les terroristes belges des Cellules Communistes Combattantes (CCC) et destiné à attaquer le complexe nucléaire en construction de Creys-Malville, à 50 kilomètres de Genève. Aujourd'hui, Chaïm Nissim a 53 ans, il a été député écologiste durant 14 ans au parlement genevois, et le souvenir de l'attente sous le néon tremblotant du café le hante encore. En fait, il est devenu tellement lourd à porter que ce père de famille aux airs de Woody Allen rustique a fini par confesser au Temps son plus grand secret: c'est lui qui, le 18janvier 1982, a tiré cinq roquettes à charge creuse sur le chantier de Creys-Malville. La révélation est de taille, car les enquêteurs suisses et français ont tenté pendant près de vingt ans de percer le mystère qui entoure cet attentat, le plus spectaculaire jamais mené contre une installation nucléaire en Europe.

Des bribes de vérité sur l'attaque contre Creys-Malville ont commencé à émerger en 1994: un document exhumé des archives des services secrets hongrois indique que l'opération a été commanditée par le groupe terroriste d'Illitch Ramirez Sanchez, alias Carlos, l'un des plus redoutables terroristes que la terre ait porté. Peu de temps après, en Suisse, le Ministère public fédéral dirigé par Carla Del Ponte arrête trois personnes, dont le Genevois Olivier de Marcellus, aujourd'hui organisateur de la manif anti-G8 prévue le 1er juin. Cinq ans plus tard, l'enquête sur les «amis de Carlos» était classée, sans qu'on ait pu faire toute la lumière sur l'attaque à la roquette, ni sur les activités du groupe Carlos en Suisse.
En fait, le manuscrit encore non publié où Chaïm Nissim relate cet épisode, et que Le Temps a pu consulter, montre que les hommes de Carlos n'ont été que des auxiliaires dans cette opération. Les auteurs de l'attentat, eux, n'ont jamais été identifiés. Chaïm Nissim est le premier à parler. Visiblement, son aveu le rend nerveux: il redoute les réactions de ses amis, hésite, craint, comme à l'époque, de passer «pour un pathétique clown, un allumé ridicule». Mais il ne veut plus passer sous silence sa vie de militant clandestin «qui commet des attentats la nuit, qui manifeste le jour et qui va au parlement le soir».

«Instructions pour saboteurs derrière les lignes ennemies»
Dans sa tranquille maison de Versoix, l'ancien député Vert a sorti de la cave un carton plein de vieux journaux antinucléaires datant pour la plupart de 1976. Cette année-là, il fait partie du noyau dur de militants qui organisent les rassemblements visant à perturber la construction de la centrale. L'ambiance, au départ bon enfant, dégénère en juillet 1977: un manifestant est tué par la police, deux autres ont un membre arraché. Un groupe clandestin se forme autour de Chaïm Nissim, alias «Manolo», et d'une dizaine d'autres militants qu'il n'identifie que par leurs pseudonymes: «Max» le garagiste, «Chloé» la mère de famille, «Antonio» l'anarchiste-cambrioleur. Aidés d'un manuel de l'armée suisse – «Instructions pour saboteurs derrière les lignes ennemies» – ils dynamitent des pylônes, font sauter des machines de chantier, incendient un bureau d'ingénieurs. Leur guerre de basse intensité autour du chantier de Creys-Malville est conçue pour ne blesser personne tout en causant le maximum de dégâts. «Nous voulions passer à l'action, marquer notre refus, empêcher le projet si on pouvait», explique le manuscrit. «Et puis, il y avait aussi un romantisme de l'action clandestine, un rêve magnifique. Comment un petit groupe pouvait-il sauver le monde? […] Face à la violence que nous avions évitée, celle de Malville qui aurait pu tuer un million de citoyens innocents dans la région Rhône-Alpes, on peut dire que notre action fut non violente

Le groupe passe de longues heures dans une ruine dominant le site bucolique où Superphénix sort de terre. C'est là que germe une idée: placer un explosif au cœur de la centrale, pour endommager une pièce vitale et retarder de deux ans tout le projet. La petite bande, qui se voit comme le bras armé de Gaïa, la Terre-mère, contre le monstre froid de la technocratie, veut «introduire délicatement avec amour un minuscule grain de sable juste au bon endroit dans la mécanique grinçante du pouvoir nucléaire», pour faire naître un «contre-pouvoir organique et doux». La réalisation du projet prend du temps: les premiers essais de largage d'explosifs par un avion téléguidé se soldent par un échec. Mais le groupe a des relations. Il entre en contact avec un «autonome» zurichois aux idées radicales, qu'il appelle «le Chef». «Le Chef» a un ami plus modéré, Olivier de Marcellus, qui va durant plusieurs mois servir d'intermédiaire entre les écologistes rêveurs de Genève et le groupe Carlos. «Nous n'avons su que quinze ans plus tard à qui nous parlions, précise Chaïm Nissim. Nous recevions des lettres tapées à la machine, sans signe distinctif mais truffées de termes léninistes, qui nous posaient des questions sur notre engagement au service de l'internationalisme prolétarien. Notre souci, c'était de recevoir le lance-roquettes sans rien donner en contrepartie, de ne surtout pas devoir les aider.»

Le jour J
Lors des tractations, Chaïm Nissim rencontre un jeune homme bien mis, aux mains toujours gantées pour ne pas laisser d'empreintes: c'est Johannes Weinrich, dit «Steve», un proche lieutenant de Carlos. Il passe sa vie entre les camps du Liban et les palaces de Berlin-Est, noie sa solitude de professionnel du terrorisme lors de soirées arrosées avec des prostituées. Finalement, le lance-roquettes et ses munitions sont remis à Bruxelles par l'intermédiaire des CCC, un groupe terroriste belge, accompagnés pour l'occasion d'un «consultant» à l'accent slave – peut-être un militaire russe – qui explique le maniement de l'arme au Genevois. L'attaque a lieu de nuit, le 18 janvier 1982: Chaïm Nissim, toujours seul, tire cinq roquettes, dont deux pénètrent sous le dôme encore ouvert de la centrale. L'un des projectiles manque de très peu la pièce vitale, le sas à tourniquet en acier. Superphénix finira par être achevée, mais a été fermée en 1998, après n'avoir fonctionné que 174 jours en dix ans de service.

De son épopée, Chaïm Nissim, qui participe à la préparation de la manif anti-G8 du 1er juin, tire des enseignements pour les «altermondialistes» d'aujourd'hui: d'abord, que la «violence révolutionnaire», celle qui tue, ne paie pas, comme en témoigne l'insuccès de groupes comme les CCC ou Carlos. Mais aussi que les sabotages plus ou moins doux doivent être utilisés avec mesure, car l'écologiste décèle aujourd'hui chez certains militants anti-globalisation «les mêmes ferments de haine, d'exclusion» que ceux qui travaillaient les «autonomes» radicaux de son époque. Pour le G8, il préconise l'emploi des sit-in, à l'exclusion de toute autre «action directe». C'est sans doute ce qui s'appelle tirer la morale de l'Histoire.

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