Mémoires de la Grande Guerre

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Jean-Yves Le Naour*
25/010/2017




La « démobilisation » des morts
« Honneur aux morts, ils nous ont fait cette victoire. » Le 11 novembre 1918, le président du Conseil Georges Clemenceau rappelle devant la Chambre des députés ce que les vivants doivent aux morts. Mais tandis que l’on célèbre le sacrifice, nombre de familles attendent qu’on « démobilise » les morts et qu’on leur rende la dépouille de celui qui est tombé, là-haut, sur la ligne du front.

Entre l’État, qui interdit toute exhumation « sauvage » depuis le 19 novembre 1914, et les familles, on rejoue l’affrontement de Créon et d’Antigone, entre l’ordre et l’émotion, la loi et la piété familiale.


À chaque mort sa sépulture

Au départ, en 1914, rien n’est vraiment prévu en ce qui concerne les morts. Les instructions, comme dans les guerres précédentes, prévoient de creuser des charniers pour y entreposer les victimes. Les combattants sont bien dotés d’une plaque d’identité depuis 1881, mais celle-ci vise plus à transcrire les décès qu’à rendre ultérieurement les corps aux familles car une fois la plaque retirée de la dépouille, plus rien ne peut l’authentifier.


Ces règlements qui transforment les morts pour la France en anonymes n’ont pas été respectés par les mobilisés. Ils ont accepté de tomber pour le pays mais souhaitent que les identités ne se perdent pas pour qu’un jour leurs parents, leurs épouses et leurs enfants puissent venir se recueillir sur leurs tombes.

En lieu et place des charniers, les combattants creusent donc des tombes individuelles et gravent les noms des défunts sur des croix de bois de fortune ou encore les écrivent sur des bouts de papier qu’ils glissent dans des bouteilles.

L’autorité militaire finit par s’incliner et renoncer aux tombes collectives en 1915, puis adopte le modèle de la plaque d’identité sécable afin que les corps puissent être plus tard rendus aux familles.



Souvent, on enterre les hommes à proximité du front dans de petits cimetières, parfois même les tombes sont isolées et seront regroupées après-guerre en des ensembles funéraires plus importants voire en de gigantesques ossuaires, à Notre-Dame de Lorette ou à Douaumont par exemple.

Mais durant deux ans, les Français et les politiques se divisent sur le sort des « glorieux morts » : faut-il les maintenir au front, là où ils sont tombés, aux côtés de leurs camarades, ou autoriser leur rapatriement dans les caveaux familiaux ?

Au Parlement, Paul Doumer, qui a perdu ses trois fils et souhaite les voir demeurer au front comme d’éternelles sentinelles, s’oppose à Louis Barthou, dont le fils a été tué en 1914 et qui voudrait tant le ramener au Père-Lachaise.

Les défunts, objets d'un commerce lucratif
Évidemment, tous n’ont pas la patience d’attendre que le gouvernement légifère, et l’on assiste à ces équipées clandestines de familles endeuillées qui, à l’aide d’entrepreneurs véreux ou de bonnes âmes, déterrent en toute illégalité leurs chers disparus pour les ramener incognito au cimetière communal.

Le problème c’est que la zone des armées est livrée au désordre des initiatives individuelles, surtout que les familles en souffrance commettent des erreurs, ramenant des dépouilles dont l’identité n’est pas assurée, brisant les bouteilles renversées sur les tombes pour y lire le nom des morts, rendant ainsi l’identification de ces derniers impossibles.

Si les gendarmes et la justice veillent, le temps que l’on fouille les champs de bataille et que l’on recense les morts, la loi finit par autoriser le transfert des corps, le 31 juillet 1920. L’État prendra à sa charge l’exhumation, le transport et l’inhumation des morts. Évidemment, ce marché des macchabées attire une ribambelle de mercantis dont certains, peu scrupuleux, économisent sur la taille des cercueils en brisant les tibias des soldats qui dépassent la taille moyenne. Au revoir là-haut, ce n’est malheureusement pas que du cinéma.


 
Le chaos des exhumations, un traumatisme supplémentaire
Les journaux parisiens révèlent les conditions particulièrement pénibles et humiliantes que doivent endurer les familles souhaitant récupérer les dépouilles des soldats morts au front afin de leur offrir une sépulture digne.
La Presse, l'un des premiers grands quotidiens populaires français, expose sans détours, dans son article Le scandale des exhumations militaires, les faits et les défaillances inconcevables des pouvoirs publics...

Au total, un tiers des militaires identifiés ont été ramenés à l’arrière et « démobilisés » (à titre posthume s'entend). Pour les familles qui souhaitent conserver le corps de leurs défunts au front, sur la terre où ils sont tombés, l’État se fait un devoir de payer une fois par an le déplacement du domicile au cimetière.

Malgré le concours de l’État, nombreux sont ceux qui ne pourront jamais se recueillir sur une tombe. Ces familles de disparus qui n’auront jamais de corps ni de certitudes, disposeront cependant d’une tombe de substitution, un mort anonyme placé sous l’Arc de Triomphe.

À l’époque, en effet, le Soldat inconnu, inhumé le 11 novembre 1920, n’était pas seulement le symbole du sacrifice de tous. Il n’était pas seulement le corps public d’un pays en deuil. Il était le corps privé de tous ceux qui ne savaient où pleurer. Il était le fils de toutes les mères qui avaient perdu leur fils.



Les monuments qui fleurissent dans toutes les communes de France, avec leur longue liste de morts, n’étaient pas loin, eux aussi, de représenter des tombes fictives. De 1918 à 1925, il s’en construit en moyenne quinze par jour. La société d’après-guerre est décidément écrasée par le poids des morts, durablement traumatisée. « Ô mort, où est ta victoire ? » La victoire, en fait, avait coûté trop cher.

*L'auteur : Jean-Yves Le Naour
Docteur en Histoire, Jean-Yves Le Naour se passionne pour l'Histoire de la Grande Guerre et plus généralement celle du XXe siècle. Conférencier et homme de médias, il est aussi l'auteur de nombreux ouvrages qui font référence, notamment une Histoire du XXe siècle (Hachette littérature, 2009) et une passionnante Histoire de la Grande Guerre année par année (Perrin, 2011-2017).

Le blog de Jean-Yves Le Naour

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