Un extrait de « En quel temps vivons-nous ? », de Jacques Rancière

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20 octobre 2017

Jacques Rancière, En quel temps vivons-nous ? Conversation avec Eric Hazan, Paris, La Fabrique, 2017.



Le mouvement du printemps dernier, avec toutes ses faiblesses et ses contradictions, n’a-t-il pas été une avancée par rapport à… 1850 ? N’a-t-il pas marqué la fin de l’illusion que vous dénoncez, « la vieille idée marxiste que le monde de la domination sécrète sa propre destruction » ? Dans sa disqualification de la politique traditionnelle, il me semble qu’il ne s’est pas attaqué à des apparences mais qu’il a bien cherché à construire les « regards autres » que vous souhaitez. Bref, n’assistons-nous pas à un grand changement subjectif dans les façons de lutter contre l’ordre existant ?

Cette avancée n’a rien d’évident. En 1850 il était facile à des militants ouvriers d’opposer l’association ou « la sociale » à un pouvoir capitaliste et un pouvoir étatique conçus comme parasitaires. Ce qui surgissait à ce moment-là, notamment à travers le développement de tout le réseau des associations ouvrières, c’est l’idée que le travail constitue un monde commun, l’immense structure horizontale d’un système de production et d’échange qui peut fonctionner tout seul et sans hiérarchie.

C’est cette vision d’un avenir où les rapports médiatisés par les abstractions de la monnaie et de la marchandise seraient (re)devenus des rapports directs entre les hommes producteurs qui a soutenu le développement des divers socialismes comme celui de l’anarcho-syndicalisme. Cette évidence du travail comme monde commun déjà là, prêt à reprendre ce qui était aliéné dans les rapports marchands et dans les structures étatiques, a disparu dans l’univers contemporain du capitalisme financier, de l’industrie délocalisée et de l’extension du précariat qui est aussi un univers où la médiation capitaliste et étatique est partout. Et, au fond, la fameuse « loi travail » était une déclaration de péremption définitive du travail comme monde commun.
Certains y répondent par des rodomontades sur la fin des illusions du travail et de la valeur-travail. D’autres y voient le signe que c’est désormais la vie entière et non plus la force de travail qui est requise par le capitalisme postfordiste et en déduisent l’émergence d’un mouvement « biopolitique », un mouvement de la vie elle-même succédant au classique mouvement ouvrier. Mais les protestataires du printemps 2016 y ont spontanément perçu autre chose : la déclaration officielle que désormais, dans nos sociétés avancées, le travail n’avait plus de raison de faire communauté, qu’il ne devait plus être que la manière dont chaque individu gérait son « capital humain ».

C’est ce que déclare d’une autre manière la répression judiciaire maintenant systématique de formes de lutte ouvrière qui étaient jusque-là considérées comme appartenant aux risques des conflits sociaux (condamnation des ouvriers de Goodyear ou des protestataires d’Air France). L’alliance assez inédite entre les syndicats ouvriers et les « inorganisés » de Nuit debout a aussi été significative de ce point de vue pour qui se souvient de la dureté des affrontements d’antan entre gauchistes et syndicalistes.

Mais cela veut dire aussi que ce mouvement, si important qu’il ait été, ne peut se situer sur une ligne temporelle évolutive simple. Il a à la fois attesté et masqué le fait que, si le travail fait encore enjeu de lutte et principe de communauté, il ne fait plus monde. Il n’est plus la forme déjà-là d’un monde à venir, ce qu’il était encore en 1968, même si la fonction symbolique qui était attribuée à la classe ouvrière dans la pensée gauchiste était en conflit avec la « réalité » que géraient ses représentants « légitimes ». Mais aussi il n’a pas été vraiment remplacé dans cette fonction. La faveur actuelle du « revenu universel » en témoigne à sa façon. Celui-ci se voulait au départ l’expression d’un nouveau militantisme porté par l’évolution historique, celui des travailleurs « cognitaires » de l’ère postfordiste.

Ce mouvement « historique » est resté une hypothèse d’école. Ce qui a eu lieu à sa place, c’est l’ entretemps des mouvements d’occupation. Le revenu universel est alors devenu une proposition de mesure étatique compensant la désindustrialisation. Il n’y a plus de communauté déjà-là qui garantisse la communauté à venir. La communauté est devenue avant tout un objet de désir. C’est le phénomène marquant du mouvement des places et des occupations. D’un côté, il est bien vrai qu’il a été un écart par rapport au fonctionnement de ce qu’on entend en France par politique. Il faut se souvenir que le mouvement espagnol du 15 Mai et ceux qui l’ont suivi n’avaient eu pratiquement aucune résonance en France parce que la grande affaire alors était ici la « grande primaire démocratique socialiste ».

De ce point de vue il y a eu assurément dans le mouvement du printemps 2016 un écart, l’affirmation d’un peuple autre que celui du processus électoral. Mais c’est plutôt le rattrapage d’un retard qu’un pas en avant significatif dans la pensée et dans l’action. Et par ailleurs on a pu constater, plus fortement encore ici que dans les mouvements précités, à quel point cet autre peuple est actuellement objet de désir plus que forme en mouvement. On sait en figurer l’exigence mais on ne sait pas quels organes et quelles formes donner à sa constitution. Le rôle dévolu à l’assemblée comme figure du peuple égal où chacun parle de ce qu’il veut dans un temps semblable pour tous en témoigne éloquemment.

La floraison de thèmes comme ceux du pouvoir « destituant », emprunté à Giorgio Agamben, ou de l’« exode », prôné par Paolo Virno, en témoigne d’une autre manière. D’un côté, l’écart affirmé est orphelin d’un monde symbolique et vécu auquel s’adosser. De l’autre, il a du mal à trouver les formes dans lesquelles se développer. C’est pourquoi l’idée que le système est moribond et prêt à s’effondrer reste commode. Elle comble l’intervalle entre les écarts actuels et l’avenir espéré et elle permet de s’imaginer alternativement qu’il suffit qu’on donne un petit coup d’épaule au système pour que tout s’effondre ou qu’il suffit qu’on s’en retire pour qu’il se dissolve. Dans l’ouvrage Premières mesures révolutionnaires, publié il y a trois ans à La Fabrique, je lis ceci : « La décrépitude du capitalisme démocratique est telle que son effondrement sera international où que se situe le premier ébranlement. » Je ne suis pas du tout sûr que ce genre d’illusion se soit évanoui au printemps dernier.

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