25/10/2017
Visuel de couverture : émeutes étudiantes dans le quartier de Shinjuku, Tokyo (1960) / DR
Photographies de l’article : Maya Mihindou
En juin dernier, une loi « anti-conspiration » était ratifiée au Parlement japonais : elle entend lutter contre le « terrorisme », faire face au « crime organisé » et encadrer les Jeux olympiques de 2020, très controversés sur le sol national. « C’est une loi qui punit jusqu’aux pensées des gens », concluait le journaliste Abe Takashi. Sous un gouvernement où la police pouvait déjà mettre en garde à vue n’importe lequel de ses citoyens durant trois semaines, sans aucun chef d’inculpation, ces restrictions sont significatives. Dans semblable contexte, il nous est d’autant plus précieux d’avoir eu l’occasion de rencontrer quelques militants libertaires de la ville de Tokyo. Nous en retrouverons certains au Forum social mondial antinucléaire qui se tiendra à Paris dans quelques jours. Par Maya Mihindou
Café Lavanderia
L’air est doux, mouillé. La belle saison boutonne les arbres et la nuit s’affiche en pleine lumière — néons pailletés et panneaux lumineux guindent la ville depuis deux heures. Dans une cave, des concerts de rock énervé : jeunesse punk, artiste de butō contemporain et vieux de la vieille se sont salués courtoisement avant d’attacher leurs tripes au micro. Nous sommes à Tokyo, caméra en main, pour suivre un groupe français dans sa tournée nippone. Les concerts ont commencé en fin d’après-midi ; deux heures ont suffi pour déglinguer l’atmosphère. À 21 heures, il en paraît quatre. Nous fuyons le bruit et la fumée pour pousser la porte, un peu médusés, d’un lieu associatif, le Café Lavanderia — « Les JO tuent les pauvres ! Non aux JO ! », lit-on en français sur une vitrine clignotante. Quelques vélos sont garés grossièrement sur le côté, non attachés. Juste en face, à l’angle, le Golden Finger : un bar lesbien illustre du quartier de Kabukichō.
Nous trouvons Fujimoto — Fuji — derrière son comptoir, jeune homme de 50 ans tout en salopette de travailleur et aux épaisses lunettes rondes et noires ; voix, sourire, doux et sincères : il est l’un des tenanciers. Ce soir-là, il est seul à rincer ses tasses à café tout en faisant la conversation à une femme, Keiko. Quatre chats roux — des frangins — s’étalent sur le comptoir. Au-dessus de nos têtes, d’autres affiches, plutôt improbables ici : soutien à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, « Mostra del llibre Anarquista », « Nora Brigade », des visuels zapatistes, l’imposant logo de la CNT et même la reproduction d’un petit kiosque à journaux français titrant « L’Humanité ». Le comptoir fait face à une imposante bibliothèque d’ouvrages musicaux, politiques ou artistiques : il est temps de s’asseoir un peu. « Notre-Dame-des-Landes, j’y suis venue deux fois », nous dira Keiko. « J’ai manifesté à Nantes et participé à l’occupation plusieurs mois pour faire des interventions sur le nucléaire japonais. » C’est là-bas qu’elle a acquis les quelques notions de français qui nous permettent d’échanger, à grand renfort d’anglais.
Nous reviendrons les trois jours qui suivent, surpris à chaque passage : un abri planqué dans une ville au ventre plein. Le Café Lavanderia, du nom de l’ancienne laverie qui y tenait place, est un lieu cogéré par seize membres, dont Keiko et Yumiko, autre tenancière et compagne de Fuji ; c’est, depuis 2009, un lieu « antifasciste » de rencontres et de musique : y sont passés, le temps d’un café ou d’un échange, des objecteurs de conscience, l’écrivain bosniaque Aleksandar Hemon (lui qui écrit : « C’est la plaie des temps, quand les fous mènent les aveugles ») ou encore le linguiste américain Noam Chomsky (lui qui dit : « Le roi est nu mais il n’aime pas qu’on le lui dise »). Ce café de quelques mètres carrés rassemble les sensibilités anarchistes de la ville. S’y élaborent des télévisions alternatives, des réunions sur les actions à venir ainsi que des concerts et des projections, presque tous les soirs. « C’est aussi un lieu de culture », précise Keiko. Ces trois-là et d’autres camarades rassemblent, organisent, accueillent ; le reste du temps, Yumiko est employée dans une cantine universitaire. Ne lui reste que la nuit et les vacances scolaires pour travailler à sa maison d’édition (Press Transistor, neuf titres en dix ans) : de la poésie et des textes nourris par la Beat generation, de Kerouac à Allen Ginsberg. « Je pense que les forces motrices de cette littérature sont le rêve et l’espoir que des inconnus dessinent dans leur vie quotidienne. » Elle nous offre sa dernière parution : Ginsberg Speaks, de Misako Yarita. Fuji, lui, est graphiste. Dans le fond du café, Horinori, fameux tatoueur, construit à mains nues son atelier sur les ruines d’une énorme lessiveuse. En quelques jours, nous croiserons, autour d’une bière ou d’un café zapatiste, un Allemand de passage, des compagnons slovènes et bosniaques et des Américains hilares. Une dame japonaise nous fera la conversation en espagnol ; une langue apprise par intérêt « pour le FC BARCA et pour la guerre d’Espagne, mais je n’y ai encore jamais été ! »
Keiko N
« Le Japon est un pays très conservateur. Et je veux être libre, vivre librement, mais la société japonaise est une société d’hommes. Le Premier ministre, les professeurs, les médecins, ceux qui ont les métiers d’importance étaient, et sont encore aujourd’hui, tous des hommes. Je suis en colère avec ça depuis mon enfance. »
Nous discutons un long moment avec Keiko. Elle porte un jean, un t-shirt et des lunettes. L’entente est immédiate, quoique quelque peu entravée par la non-maîtrise de nos langues. Certains mots-clés créent toutefois des territoires de complicité. Nous lui demandons : a-t-elle grandi dans une famille politisée ? « Mon père était un membre du Parti socialiste [Nihon Shakaitō, ndlr] : il travaillait dans une compagnie de chemins de fer. Il y avait des réunions qui se tenaient directement dans les locaux. Je vivais dans la ville de Chiba, qui dépendait beaucoup de l’entreprise qui l’employait. Les membres présents aux réunions sont devenus sénateurs, et mon père les a soutenus. » La génération du père de Keiko fut celle qui, au sortir de la guerre, assista aux « purges rouges » de la guerre froide, imposées par le tuteur nord-américain ; elles touchèrent particulièrement le milieu universitaire — ce fut la génération qui vit, en 1952, la signature d’un traité « de paix » avec les États-Unis, offrant aux Japonais d’installer des centrales nucléaires sur leur sol1 : c’est le début du nucléaire civil2 et des essais américains de Castle Bravo, au large des côtes pacifique. Les mouvements contestataires qui suivirent furent spectaculaires. « Les étudiants des années 1960 ont été très actifs, il y a eu des mouvements politiques importants », poursuit Keiko. Le Japon vécut cette période de remous mondial avec une radicalité particulière : les syndicats étudiants (proches des communistes, mais anciennement composés de mouvances plus libertaires), Zengakuren et Zenkioto, occupèrent par centaines de milliers rues et universités, élargissant bien vite leurs actions et participant à ce grand « non » qui caractérisa la décennie : « non » aux traités « de paix » et « de sécurité », « non » au réarmement du pays, « non » aux essais nucléaires des États-Unis comme à ceux de l’URSS et, bien sûr, « non » à la guerre du Vietnam. C’est aussi en 1960 que les mineurs de la ville de Miike, les « gueules noires », firent grève durant 282 jours (des syndicalistes furent assassinés par des yakuzas) et que le Premier ministre Nobusuke Kishi — grand-père de l’actuel Shinzo Abe — ne changea pas une ligne de ses projets3 mais démissionna sous la pression étudiante. Keiko naquit dans ce sillage.
« Non » au nucléaire. Elle nous résume les différents étapes des relations américano-japonaises concernant cette question : « En 1945, les États-Unis ont lâché les bombes d’ Hiroshima et de Nagasaki4. Ils mirent en place l’ ABCC, l’ Atomic Bomb Casualty Commission, en 1946. Dans le contexte de la guerre, beaucoup d’expériences avaient été faites sur des Laotiens et des Chinois par des médecins japonais. Des expériences chimiques. Alors, après la guerre, ces unités furent engagées dans l’ ABCC américain5 au lieu d’être envoyées en prison. Les Américains n’étaient pas intéressés à aider les rescapés de la bombe, ils l’étaient bien plus par ses dégâts et les résultats des recherches des médecins japonais », nous explique-t-elle. Le Japon d’après-guerre reste un terrain expérimental stratégique pour la première puissance mondiale. Elle ajoute : « Les États-Unis ont payé 2 millions de dollars à l’État japonais pour étouffer l’affaire des pêcheurs contaminés par les essais nucléaires6. Un seul bateau de pêcheurs a reçu une compensation du gouvernement ! Bien d’autres étaient pourtant concernés : il y a eu des radiations mortelles, d’autres sont tombés malades… »
Nous reprenons un café. Keiko a étudié la littérature prolétarienne du XIXe siècle : ce fut son chemin vers l’anarchisme. « À l’époque de l’anarchisme japonais, le gouvernement était militaire et n’hésitait pas à tuer les écrivains. Kobayashi Takiji, Sakae Osugi… ils ont été assassinés. J’ai étudié cette époque et ces écrivains, cela a fait grandir ma colère. » La militante est très attachée à l’Histoire et aux creux de mémoire qui accidentent son pays. Des problématiques peu à l’ordre du jour au Japon : l’Histoire loue les vainqueurs et les soldats, qu’importe les erreurs commises ; ici, on ne déboulonne pas. Elle évoque avec assurance « l’impérialisme » et « l’histoire coloniale » qu’il lui tient à cœur d’informer. À l’heure où nous parlions, elle préparait une conférence sur les femmes résistantes en Corée ; à l’heure où nous reportons ces lignes, elle s’apprête à venir assister au Forum social mondial antinucléaire qui se tient cette année à Paris. « Dans la société actuelle, je trouve mes propres moyens de me battre. En faisant par exemple de la sensibilisation par des émissions ou en organisant des événements. Samedi, ce sera autour de la mémoire des femmes coréennes. Avant la guerre, leur pays était une colonie du Japon. » Keiko nous montre le flyer sérigraphié de l’événement illustré d’une photographie de Ryu Gwansun : « Cette coréenne était une résistante à l’impérialisme japonais. Je voudrais que les gens prennent conscience de l’action impériale du Japon. La jeune génération l’ignore totalement. La police du gouvernement ne veut pas enseigner cette partie de l’histoire du pays. Personne ne parle de la Seconde Guerre mondiale, encore moins de l’impérialisme. Dans l’enseignement, il n’y a plus d’Histoire entre la moitié du XIXe et la moitié du XXe. » D’après Keiko, le ministère de l’Éducation japonais n’enseigne pas l’histoire moderne pour ne pas évoquer l’invasion de la Chine et de la Corée.
Les liens entre le Japon et les États-Unis furent scellés bien avant la guerre. « En 1854, un important capitaine américain, le commodore Perry, est entré au Japon, alors fermé sur lui-même [durant la période Edo, les marins étrangers ne pouvaient accoster sur l’archipel, et la population ne pouvait en sortir, sous peine de mort, ndlr]. Le Japon s’est ouvert au monde après cela et a voulu se montrer plus fort : ils sont passés d’une situation de repli à une situation de colonisateur, nous dit Keiko. La jeune génération ne connaît pas tout ça, même si certains professeurs bravent l’interdit. » Le gouvernement, poursuit-elle, « voudrait que le peuple croie dans des valeurs comme la force, la justice, la paix. Mais l’Histoire, la vraie Histoire, contredit tout cela. » Le Japon serait aujourd’hui l’un des rares pays sans forces militaires autonomes : une situation qui ne sied plus à son « protecteur » américain, qui, de ses bases du Sud-Japon, surveille la Corée de près. L’État nippon, membre de l’ONU, ne peut se constituer en armée, en vertu de l’article 97 de sa Constitution : « Après la Seconde Guerre, une constitution pacifique fut mise en place et le Japon a abandonné l’armée. Il y avait seulement une armée locale. Il y a deux ans, Shinzo Abe a modifié cette politique et, à présent, le Japon peut participer aux guerres. » Liquider l’article 9 est en effet le cheval de bataille de l’extrême droite japonaise. « Lors de la guerre du Golfe, le Japon était présent comme armée locale de défense, mais non habilité à se battre ; seulement à l’arrière — pour la construction des routes et autres installations publiques. Mais, à présent, ils en ont la possibilité. Ils étaient impliqués dans un contingent de l’Onu dans le Sud-Soudan, par exemple, où sévit la guerre civile. Le gouvernement japonais les a fait revenir il y a peu. »
La nuit s’enfonce : il est temps de rejoindre notre cave à musique. « Il faut que vous lisiez les articles de Kolin Kobayashi, il parle votre langue mieux que moi, il est spécialiste des questions nucléaires ! » Elle remonte ses lunettes sur son nez et note quelques adresses où se rendre en ville. « Allez voir Narita San dans sa librairie Irregular Rhythm Asylum. » Nous demandons à Fuji, le tenancier, combien coûte un café : 300 yens, me répond-il en français. « San gyaku yen », répliquons-nous en japonais. Comment se procurent-ils le café zapatiste, au fait ? « Nous le faisons venir d’Allemagne afin de soutenir l’autogestion du Chiapas. » Keiko se prépare justement, avec d’autres (notamment l’économiste Toshimaru Ogura), à participer à un plateau de télévision sur le sujet : expliquer et analyser les racines et l’objectif du mouvement zapatiste dans le contexte mexicain.
Narita K.
Une librairie comme un kiosque perché au troisième étage d’une ruelle, enclave résidentielle dans le quartier central de Shinjuku San-chômé. Nous sommes à Irregular Rhythm Asylum, « L’asile à rythme irrégulier ». Narita, son gérant, nous parle de la période militante qui suivit la triple catastrophe du tremblement de terre, du tsunami et l’explosion de la centrale de Fukushima en 2011, qui relança avec fracas les enjeux nucléaires sur l’archipel sismique. « On ne savait pas comment faire après tout ça, on était tous très choqués. On n’a rien pu organiser pendant un mois. Mettre en place la première manifestation antinucléaire, un mois après l’accident, a été compliqué. Mais nous avons organisé un rassemblement en une semaine à Tokyo. On attendait 5 000 ou 7 000 personnes, il y en a eu 10 000 — et pour la plupart, c’était leur première manifestation : ça a été important. On a pu manifester dans toute la rue sans l’intervention de la police. Au Japon, il n’est jamais possible faire ça. On ne peut qu’utiliser un coin de rue, la police contrôle tout. Elle a commencé à le faire très vite, lors des rassemblements suivants, en arrêtant des gens. Mais on a persévéré à cinq ou six reprises, puis d’autres groupes se sont organisés — et continuent à le faire. »
La librairie de Narita est un autre lieu de mémoire et de relais pour les anarchistes de la capitale. Elle est perdue dans des ruelles, il a fallu tourner autour un bon moment. Tokyo est une ville dont la géométrie invite à ne pas s’attarder seulement aux rez-de-chaussée — il faut avoir un œil sur les étages des immeubles et l’autre sur les dédales qui s’enfoncent dans les sous-sols : nous sommes dans une cité (la plus grande du monde) faite de superpositions et d’imbrications interminables, où les refuges — nombreux —, comme l’est ce lieu, existent en pointillé de la ville. « J’étais très impliqué dans la scène Punk DIY [Do It Yourself, ndlr], nous raconte Narita. Je voulais en connaître plus sur l’anarchisme et je l’ai découvert par moi-même ; j’ai commencé par rejoindre des manifestations, j’ai rencontré des personnes qui sont devenues des proches. Puis, en 2004, il y a eu beaucoup de monde très actif dans les mouvements antiguerre, au début des conflits en Irak, trois ans plus tôt. Ça a été important cette année-là. Alors j’ai commencé à manifester à chaque occasion. » Le téléphone sonne, il se lève pour répondre. « Moshi moshi ? » Entre les immenses tours qui peuplent l’imaginaire que nous avons de la capitale japonaise, des quartiers plus discrets font leur vie. De sommaires habitations à tatamis et murs légers s’empilent entre un konbini — ces épiceries de quartier ouvertes sans interruption — et un terrain de sport, où s’entraînent quelques enfants. Aussi : des restaurants de ramens [nouilles japonaises, ndlr], des vélos garés en bord de route, quelques pots de fleurs, des plantes grasses posées sur des dalles de terre cuite et de vieux bibelots à la lisière des trottoirs, un chat calé entre deux. « Pendant la guerre d’Irak, le gouvernement japonais était impliqué dans les opérations américaines car le gouvernement japonais obéit tout le temps aux politiques étrangères des États-Unis. »
Cet événement fut un moment de bascule particulier pour Narita comme pour de nombreux camarades. « J’ai rencontré des anarchistes de longue date, très présents dans les mouvements antiguerre, très accueillants. On a bu beaucoup. (rires) Certains d’entre eux s’occupaient d’une petite maison d’édition et d’impression, ici. Ils utilisaient tout cet espace mais voulaient réduire les coûts. Ils m’ont proposé d’utiliser la moitié de l’espace. Alors j’ai décidé d’ouvrir une librairie à cet endroit. » Narita a commencé à travailler dans leur maison d’édition et d’impression tout en tenant sa librairie. « J’étais encore dans la scène punk, où je créais des fanzines et m’occupais de la distribution indépendante : CD, livres… que j’ai fini par apporter ici, dans la librairie. » D’où l’aspect hétéroclite de l’endroit. Quelques mètres carrés recouverts d’affiches, de fanzines, de portraits datés (Kotoku Shusui, Sakae Osugi…), de gravures, d’autocollants écrits en slovène, allemand, espagnol, japonais, le fameux café zapatiste, des affiches de soutien aux indigènes (« No olympics on stolen land ! »), des gants blancs où est écrit « NON » en hiragana8 (ils servent à manifester pacifiquement), des keffiehs palestiniens sous plastique et des sérigraphies en trois couleurs. « Ce sont les œuvres d’anarchistes de Malaisie, qu’ils nous ont laissées lors de leur dernier passage ».
Sur une table, des femmes confectionnent des flyers bicolores. Cet endroit est à la fois un petit musée et un lieu de conscientisation actif, au cœur de la capitale d’un pays où la logique de consommation s’avère des plus sophistiquées ; pourtant, nous sommes traversés par la sensation d’une familiarité étonnante. Nous lui demandons : comment porter des idées anticapitalistes dans une ville comme Tokyo ? « On se concentre davantage sur l’autogestion », répond-il. « Notre réseau s’agrandit peu à peu. Récemment, nous avons eu beaucoup de visiteurs d’autres pays d’Asie, comme Taiwan, Hong Kong, la Corée du Sud, la Malaisie… Ces personnes sont venues au Japon (ça ne coûte plus si cher de venir ici de ces pays). À présent, nous nous attelons à créer des projets avec des anarchistes d’Asie. L’an dernier, nous avons eu une semaine de festival — No Limit : « Tokyo Autonomous Zone » — avec d’autres activistes. » Il s’agit d’un festival qui, depuis 2011, rassemble artistes, penseurs et activistes venant du continent. « Près de 2 000 personnes sont venues à Tokyo pour une semaine. Il y a eu des ateliers, des expositions et des conférences dans beaucoup de langues. Il a fallu des traducteurs, mais parfois les personnes venant de Corée et de Chine parlaient un peu le japonais et pouvaient nous aider ; tout se déroulait ici, au Café Lavanderia et dans d’autres lieux. Les personnes qui venaient de l’étranger séjournaient ici ou chez des amis. » Le libraire a lui-même voyagé sur le continent à plusieurs reprises. « Nous avons à présent un réseau d’espaces collectifs et autonomes partout », achève-t-il. Des alliances qui existaient déjà dans les années 1920, à l’âge d’or de l’anarchisme japonais. Cette année 2017, le festival se déplace en Corée du Sud.
Nous avions vécu dans cette ville il y a dix ans, le temps de six mois. Y revenir, et revoir les quelques amis rencontrés alors, n’est pas anodin : certains se sont mariés, d’autres sont devenus parents, d’autres passent encore leurs soirées dans les izakaya de la capitale. L’un, Dinesh, apprend à maîtriser l’écriture de sa langue d’accueil ; musicien ici depuis vingt ans, il reste inséparable de ses tablas — il a même fait la tournée japonaise de Stevie Wonder, nous raconte-t-il, photo à l’appui ! « Nous étions à Yokohama quand il y a eu le tremblement de terre. Nous avons été coincés sur les routes embouteillées pendant très longtemps. Il a fallu des heures pour revenir à Tokyo et, pendant six mois, nous avons eu du mal à trouver du lait, de l’eau et des œufs. » Et Naomi, son épouse, d’ajouter : « Les étrangers sont vite rentrés chez eux les jours suivants. Ils nous ont laissés. Mais pourtant c’est comme ça ici, notre terre est comme ça : il faut l’accepter. » Un autre ami, Antoine, Français vivant ici depuis une décennie : masque antipollution et horaires à crever, il veut changer de boulot. Nous échangeons. « J’étais employé dans une galerie d’art quand le sol a tremblé. Je voyais par la fenêtre les fils électriques suspendus faire des tours sur eux-mêmes, comme des cordes à sauter. Je ne pensais qu’aux tableaux qui pouvaient tomber. J’ai gardé cette image en tête, presque au ralenti : les murs qui s’écroulent. Ils se sont écroulés lentement, avec légèreté. Le sol tremblait et je pensais Ha ! c’est pour ça qu’on construit des murs aussi léger ici ! » Par peur des radiations, il m’a dit avoir calé des linges mouillés sous sa fenêtre l’année suivante, comme beaucoup d’autres.
Le séisme de 2011 — 18 000 morts et disparus — fait rupture dans la décennie ; à l’instar, quoique dans une autre mesure, des attentats de Paris : si ces tragédies n’ont rien à voir entre elles, certains ressentis, cependant, se croisent étrangement quand de tels événements tranchent les quotidiens et planent comme des corbeaux autour des têtes. Nous en parlons, préoccupés : de la peur qui a été plantée très fortement dans les corps. Du besoin de solidarité. De la certitude que la catastrophe va frapper de nouveau, n’importe qui, n’importe où : drôles de points communs… « À présent, les gens sont passés à autre chose et tentent d’oublier », nous dit Narita. « Ça a été très traumatisant, il y a toujours des eaux contaminées qui s’écoulent vers la mer. Rien ne va, mais le gouvernement dit tout le contraire, que tout est sous contrôle. Ils ne veulent pas remettre en question les Jeux olympiques, et les gens préfèrent le croire. Pourtant, tout l’est du Japon est sous les radiations. Mais les gens préfèrent ne pas y penser, car si on accepte la réalité, il faut tout changer, changer en profondeur notre vie quotidienne… »
En nous rendant à la librairie de Narita, nous avons traversé l’important quartier de Shibuya. Une vieille dame nous avait accostés pour nous demander quelques pièces avec grand empressement. Sous un pont, de nombreuses personnes sans abri vivent au pied des murs : autant de scènes inimaginables il y a dix ans, dans la capitale de la seconde puissance économique du monde (en troisième position aujourd’hui, après les États-Unis et la Chine) ; non pas que la pauvreté fût moindre, mais les sans-abris japonais — des personnes âgées condamnées à de petits boulots, des salariés licenciés au mauvais âge —, étaient grandement mis à l’écart, vivant dans des tentes bleues, concentrés par quartier, comme celui de Sanya et Yoyogi, et mendiant à peine. Presque invisibles. La honte de l’échec social, ici, cloître encore davantage les gens dans leur condition. J’en parle au libraire : « Beaucoup de sans-domicile ont perdu leur territoire et leurs tentes bleues repérables. Ils vivaient dans les parcs, en communauté ; ils avaient des amis, des voisins. Le gouvernement les a dispersés. Depuis, la plupart ont perdu tous ces liens à cause de la gentrification des quartiers. C’est un changement énorme depuis dix ans. Ils étaient présents en nombre dans le parc de Yoyogi : près de 300 personnes, qui vivaient là depuis les années 2000. Désormais, ils sont 30 : tous les autres ont été dégagés par le gouvernement et la police. Il y a beaucoup de jeunes aussi. Le gouvernement les envoie dans des maisons, provisoires, pour un séjour limité à deux semaines : il est impossible pour eux de trouver un travail ou une maison en si peu de temps. » Des associations chrétiennes leur viennent en aide. « Des citoyens également, précise Narita. Des amis tiennent par exemple un café solidaire à Yoyogi : ils se sont installés avec eux. Sept ans plus tôt, le projet de remplacement d’un parc public en plein Shibuya par un parc privé, le Miyashita Nike Park (estampillé Nike, donc), avait mobilisé de nombreuses personnes. Il y a eu un mouvement important d’opposition au projet ; nous avons occupé le parc pendant huit mois — hiver compris. Il y avait de nombreuses personnes sans-domicile qui vivaient dans ce parc ; nous nous sommes organisés ensemble. »
La gentrification. C’est pour Narita le mal principal. Et un terme que nous connaissons bien, puisqu’il désigne le développement qui guette chacune de nos villes en France : les épiceries fines et les bars en bois remplacent les boutiques ordinaires, accompagnant une hausse des loyers et l’éviction des classes populaires. Mais ce terme prend ici une toute autre dimension, car Tokyo comme toutes les cités japonaises sont en constante construction ; la chercheuse Natacha Aveline parle d’« amnésie architecturale9 ». Tout y est détruit et reconstruit constamment — logique d’un archipel sismique où tout peut s’écrouler n’importe quand, logique aussi des matériaux utilisés, flexibles et légers, contrastant fortement avec notre vieille Europe campée dans ses murs centenaires chargés d’Histoire. Rien de tel en ces lieux : le patrimoine et les mémoires résident ailleurs que dans la vieille pierre. Affaire de savoir-faire, de gestes transmis et répétés parfaitement, réadaptés toujours : c’est une réalité qui façonne un rapport au passé et au futur fondamentalement particulier.
Et pourtant « la gentrification, c’est la destruction de la manière de vivre des gens, et de la vie, par le capitalisme. La gentrification change nos vies violemment, déplace les gens », nous dit Narita. « Cela concerne tous les quartiers, c’est présent partout. Le quartier de Yoyogi, qui va accueillir un stade olympique, est proche de Shibuya. Les alentours de Shibuya sont en pleine gentrification. Et c’est très violent. Ils font des centres commerciaux, alors que nous en avons déjà partout ! » Les Jeux olympiques qui se tiendront au Japon symbolisent grandement, à ses yeux, la surdité du gouvernement, désireux d’investir dans de nouvelles infrastructures (à hauteur de 5,3 milliards de yens pour la seule ville de Tokyo) alors qu’il se relève à peine de 2011, et que le pays est irradié. « Récemment, nous avons créé un réseau anti-olympique, le Planetary no Olympic Network. Et ses membres ne viennent pas seulement de Tokyo ; il y a des gens de New York, de Los Angeles, de Rio de Janeiro… On échange ensemble là-dessus. » Narita souligne à plusieurs reprises la portée internationale de ces préoccupations. « Il y a eu le mouvement anti-G8 au Japon et la réunion de tous les premiers ministres en 2008. Il y a eu une mobilisation à Hokkaido. Ça n’a pas été couronné de succès car les mesures de sécurité étaient monstrueuses. Nous étions près de 10 000 personnes dans les grosses manifestations, mais peu de l’étranger. C’est peut-être un peu loin, et la langue n’est pas la même. Le mouvement antiglobalisation a connu une baisse de régime après le G8, en Allemagne. Beaucoup d’activistes se sont concentrés sur des problématiques locales. » Narita et d’autres s’étaient d’ailleurs rendus en Allemagne afin de rejoindre le mouvement international d’opposition. « Il y a eu un échange d’expériences et de savoir-faire avec les activistes, qui nous a permis de nous organiser. Ça a été une expérience importante pour nous. »
Nous sommes entourés de bibliothèques imposantes : à gauche, la littérature japonaise ; à droite, les littératures étrangères. Narita a un corps tout en longueur, les mains fines. « Ma famille n’était pas politisée, me dit-il. J’ai lu beaucoup d’anarchistes du début du XXe : cette période a été le moment décisif et important de l’anarchisme japonais. Ensuite ça s’est tari, avec l’arrivée du communisme et de la guerre. » Quid du Parti communiste ? « Il est vivant. Mais ils sont terriblement chiants. Ils ne sont pas radicaux du tout. » Il rit, et une fille rit aussi derrière lui. Je lui demande de me sortir quelques livres de sa bibliothèque. « Nous avons des livres de Kotoku Sushui, communiste libertaire exécuté par le gouvernement. » Il m’en montre un autre : « Des ouvrages de Sakae Osugi — activiste historique qui fut incarcéré, entre bien des choses, pour ses écrits et pour avoir traduit un ouvrage de Kropotkine. Celui-ci est un essai plus moderne sur l’anarchisme, par divers auteurs. » Il me tend Introduction to the anarchism, orchestré par Motonao Gensai Mori, jeune plume. « C’est un bon écrivain et son livre est un guide de base sur le sujet. On y évoque Proudhon, Bakounine, Kropotkine, Élisée Reclus… » Quel auteur japonais nous conseille-t-il ? « Cet auteur moderne, Yasushi Kurihara, est très populaire. »
Il s’empare d’un autre ouvrage : « Ce livre parle d’une anarchiste qui s’appelle Noe Itō. Elle était la partenaire de Sakae Osugi, elle a été tuée avec lui. C’était une féministe et une anarchiste féroce. Elle a traduit beaucoup de livres anglophones en japonais, notamment l’œuvre d’Emma Goldman. Elle était très puissante. » Le féminisme est une question que nous n’avons fait qu’effleurer… « J’ai des amies féministes qui travaillent avec les sans-domicile. Mais le Japon n’est pas vraiment féministe… Il y en a, mais ce sont des idées qui ne circulent pas vraiment. Moi, je me décris comme féministe — en tout cas j’essaie —, car j’observe que sur la scène punk que je connais, c’est catastrophique. Il y a beaucoup de sexisme. » Narita nous présente pour finir des ouvrages de Gen Hirai. « Il a écrit de nombreux essais politiques se concentrant sur la culture populaire, sur les ouvriers. » Il me montre un ouvrage. « Le sous-titre de ce livre sur Tokyo est Vue d’ensemble des classes populaires. Il est né et a grandi pas loin d’ici, à l’endroit même où se tient le Café Lavanderia. C’était sa maison, sa famille y tenait une laverie. »
Nami
La première fois que nous l’avons vue, elle sérigraphiait à la main les flyers de ses ateliers dans la librairie de Narita. Puis au Café Lavanderia, avec… du rap français comme ambiance musicale. Nami a notre âge, elle est petite et porte les cheveux au carré ; c’est une danseuse activiste, anarcho-féministe, née dans la préfecture d’ Aichi. « C’est très rural d’où je viens, il y a beaucoup de nature, c’est important pour moi. » Très impliquée dans les mouvements antiguerre et antinucléaire, elle a été volontaire aux Nations unies pendant ses études. « Je n’ai pas pu garder mes sentiments pour moi. Là-bas, ils étaient bénévoles, comme si ce n’était là qu’une étape de leur vie. J’ai compris qu’ils ne pouvaient pas changer la société ainsi. Ensuite, quand je suis arrivée à Tokyo, j’ai rencontré des associations qui venaient en aide aux personnes à la rue. C’étaient des militants, ils ne faisaient pas la charité, ils se mettaient au niveau des gens comme étant leurs frères, leurs camarades. » Nami a rejoint par la suite Fujimoto, Yumiko, Narita et les autres. « J’ai compris avec eux ce que cela signifiait d’être anarchiste. »
Sourire, aplomb et révolte. Son corps est en constant mouvement, elle parle avec ses mains. Elle tente de joindre ces deux passions, l’engagement politique et la danse, pour en faire une seule activité cohérente. « La danse est toute ma vie. » Pour la gagner, elle travaille dans une entreprise japonaise (« un petit bureau » qu’elle a quitté depuis) mais souhaiterait se consacrer à son art. « Je fais des performances politiques dans le cadre de manifestations. » Elle nous montre une sélection de vidéos : nous la voyons danser devant l’Assemblée nationale, entourée de chaussures noires posées sur le sol, avec d’autres activistes féministes (les Women in Black). Les chaussures « fantômes » symbolisent les disparus (et futurs disparus) du nucléaire. Une autre, avec le même groupe : elles lisent et distribuent l’article 9 de la Constitution japonaise à des passants, en pleine rue. « Aspirant sincèrement à une paix internationale fondée sur la justice et l’ordre, le peuple japonais renonce pour toujours à la guerre comme droit souverain de la nation et à la menace ou à l’utilisation de la force comme moyens de régler les conflits internationaux… » Une dernière vidéo nous fait voir Nami, déterminée, lors d’une manifestation antifasciste en 2014. Il y a en elle une foi solaire, une force qui ne laisse pas indifférent. Vêtue dans le style cabaret, elle mène le cortège d’une fanfare où s’alignent une trentaine de personnes affichant des slogans contre le Premier ministre Shinzo Abe, dans une grande artère de Shinjuku. L’image est édifiante : trente personnes, et presque autant de policiers qui chaperonnent, à moins d’un mètre, chaque pas de ces créatifs réfractaires.
NOTES
1. ↑ Le 16 décembre 1955, le Parlement (« la Diète ») vote un programme nucléaire civil à la quasi-unanimité. Seuls s’y opposent quelques députés, dont les communistes.
2. ↑ « Le 8 décembre 1953, le président états-unien Eisenhower prononce son discours aux Nations unies, surnommé Atoms for peace. Le partenaire visé en premier, c’est le Japon. Les dirigeants américains l’érigent en effet comme modèle à faire valoir auprès des pays du tiers-monde attirés par le communisme, et auprès des pays européens en reconstruction. En convainquant le peuple japonais atomisé des mérites du nucléaire civil, on séduira plus facilement les autres peuples. Mais il faut surmonter l’allergie au nucléaire (genpatsu arerugî) que le peuple japonais éprouve depuis les bombardements de Hiroshima-Nagasaki. » Source : Libération.
3. ↑ Il fut ministre de l’armement pendant la Seconde Guerre mondiale.
4. ↑ C’est ainsi que l’empereur Hiro-Hito déclare, le 15 août 1945 : « L’ennemi a mis en œuvre une bombe nouvelle d’une extrême cruauté, dont la capacité de destruction est incalculable et décime bien des vies innocentes. Si nous continuions à combattre, cela aurait entraîné non seulement l’effondrement et l’anéantissement de la nation japonaise, mais encore l’extinction complète de la civilisation humaine. »
5. ↑ « L’Institut national de la santé du Japon créé en 1947, le Yoken, examine, sans les soigner, les hibakusha. Il intègre des anciens membres de l’unité 731 qui, pendant la guerre, effectua des expériences sur des prisonniers (vivisections sans anesthésie, tests chimiques et bactériologiques…). De 1947 à 1983, tous ses directeurs proviennent de cette unité qui échappe à l’épuration en échange d’une collaboration avec les États-Unis. Les scandales du Yoken sont si nombreux (tests sur des malades sans leur autorisation, affaire de la vaccination de la variole au cours des années 1960, affaire du sang contaminé en 1982-1997…) qu’il est restructuré en 1997, sous un autre nom. » Source : Libération.
6. ↑ « Une intense campagne médiatique est lancée en sa faveur. S’y distingue Shôriki Matsutarô, à l’origine un activiste d’extrême droite, membre du gouvernement jusqu’au-boutiste de 1944, propriétaire d’un puissant quotidien (le Yomiuri shimbun) et de la première chaîne de télévision privée, NTV, qui diffuse des programmes fournis par les Américains, dont le documentaire Our Friend the Atom de Walt Disney. » Source: Libération.
7. ↑ « Aspirant sincèrement à une paix internationale fondée sur la justice et l’ordre, le peuple japonais renonce pour toujours à la guerre comme droit souverain de la nation et à la menace ou à l’utilisation de la force comme moyens de régler les conflits internationaux. Afin de réaliser cet objectif, aucune armée de terre, de mer et de l’air, de même qu’aucun potentiel de guerre ne seront jamais maintenus. Le droit de mettre l’État en état de guerre ne sera pas reconnu. » Traduction de Jacques Gravereau.
8. ↑ Alphabet japonais.
9. ↑ « Le sol a acquis une telle valeur que les constructions, par rapport à lui, n’en ont presque aucune. C’est donc sans états d’âme qu’on les détruit. Les villes japonaises pratiquent depuis longtemps l’amnésie architecturale ; la mémoire du passé y prend d’autres formes, comme l’atmosphère vibrante des festivals et des fêtes populaires (matsuri) ou le pullulement des minuscules autels shinto (inari jinja) qui égayent les quartiers. » Source : Géoconfluences.
php
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire