L'Etat pourrait-il être cohérent avec l'Etat, siouplait ?

Jean-Marc Jancovici
Publié le 7 octobre 2017
Founding Partner, Carbone 4 - President, The Shift project

Même si nous avons déjà 1 million de kilomètres de routes, 30.000 km de voies de chemin de fer, quelques aéroports (dont un, situé quelque part du côté de la Bretagne, fait les choux gras des journaux en ce moment), quelques ports, et encore trois bricoles pour rouler, voler ou naviguer, il arrive encore à la puissance publique de penser que ça serait pas mal d'en rajouter un morceau ici ou là.

Quand une nouvelle infrastructure de transport est projetée, elle fait évidemment l'objet d'un dossier (copieux) de la part du porteur de projet, et dans ce dossier il y a toujours une analyse socio-économique. Cette analyse a pour but de montrer que la réalisation de cette infrastructure offre un "bénéfice socio-économique" pour la collectivité (il est assez rare que l'on propose de réaliser une infrastructure en disant qu'elle est globalement négative pour la société !).
On va donc y compter en positif le temps gagné ou les accidents évités (sur la base du cout de la vie humaine épargnée), en négatif les sommes dépensées "pour de vrai" pour construire et entretenir l'infrastructure, mais aussi la monétarisation de certaines "externalités négatives" comme le CO2 émis ou le bruit (mais ni la perte de biodiversité, ni la dégradation des paysages, ni l'artificialisation des sols, ni un paquet d'autres inconvénients).

On fait ensuite le "total", et, bien évidemment, si il est négatif le projet ne vient jamais sur le devant de la scène. Mais, pour avoir regardé de près quelques unes de ces évaluations socio-économiques, les aspects négatifs ne pèsent pas lourd en face du temps gagné, et parfois des accidents épargnés : c'est de très loin ce qui pèse le plus (en positif donc) dans le calcul.

Le calcul de ce temps gagné est d'une simplicité (trop) biblique : le temps, c'est de l'argent (puisque le PIB est fonction du temps travaillé). Donc si on économise du temps, on évite le PIB perdu pendant ce temps là (valorisé sur la base du PIB horaire par personne, ou quelque chose d'approchant), et on gagne de l'argent (c'est exactement avec le même calcul que l'on monétarise le temps "perdu" dans les bouchons, mais si malgré les bouchons les gens arrivent à l'heure, moins de bouchons les feraient peut-être se lever plus tard, pas nécessairement travailler plus !).

Et, du coup, pour le temps gagné, le bénéfice économique offert par la réalisation de l'infrastructure est le simple produit du gain en temps sur un trajet unitaire multiplié par le total des trajets qui prendront place sur la nouvelle infrastructure, et par la valeur de l'heure économisée. Arrive donc dans le calcul ce que l'on appelle une "prévision de trafic", c'est à dire la prévision du nombre total de personnes (ou équivalent) qui vont utiliser la nouvelle infrastructure.

Mais... malgré les annonces fracassantes sur l'électrique pour 2040 et au-delà (qui seront peut-être plus vite dites que mises en application !), pour le moment la voiture roule au pétrole, et continuera à le faire pour l'essentiel dans les 10 ou 20 ans qui viennent. Plus de trafic sur une voie routière, c'est donc plus de CO2 à cet endroit là, toutes choses égales par ailleurs.
Il existe au sein de l’État une instance, l'Autorité Environnementale, dont la mission est de "donne[r] des avis, rendus publics, sur les évaluations des impacts des grands projets et programmes sur l’environnement et sur les mesures de gestion visant à éviter, atténuer ou compenser ces impacts (...) dès lors qu’il dépend du ministère de la Transition écologique et solidaire (MTES), et qu’il est soumis à étude d’impact"

Cette instance - qui dépend en pratique du ministère de l'environnement, quelque soit son nom du moment - voit donc passer tout dossier de tout projet d'infrastructure de transport. Sur la base de cette matière première, unique, elle vient de publier une note d'une trentaine de pages sur "les évaluations socio-économiques des projets d’infrastructures linéaires de transport".

Sous ce titre très neutre - qu'en termes polis ces choses là sont dites ! - se cachent deux conclusions qui elles ne le sont pas du tout :
  • les projections de trafic de ce que l’État projette de faire en pratique ne sont à peu près jamais raccord avec ce que l’État dit qu'il va faire sur les émissions de CO2 au niveau national. Il y a donc le discours du ministre pour la presse, qui dit "dormez tranquilles braves gens, le problème est géré, et en moins de temps qu'il n'en faut pour dire ouf le CO2 des transports va baisser", et le cadre de travail effectif de l'administration, qui consiste en pratique à faire croître à court terme le trafic routier, aérien et accessoirement des autres modes tant qu'il peut. Il vaut mieux le savoir...
  • et, en parlant du public, cette note dit aussi que les évaluations socioéconomiques sont à la fois incomplètes, parfois trompeuses, et en tout état de cause complètement incompréhensibles pour le commun des mortels, ceux-là mêmes qui sont consultés au moment de l'enquête d'utilité publique (qui en plus n'est pas du tout le moment où l'on discute de l'utilité du projet !).
J'espère que ce travail courageux (évidemment en ligne) connaîtra la diffusion qu'il mérite, parce que le Diable, c'est bien connu, se niche dans les détails, et là il a trouvé une jolie tanière.
 
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