Léon Bloy ou la colère de Dieu

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Pierre Glaudes

Biographie



Léon Bloy s’est créé dans la littérature du XIXe siècle finissant un personnage paradoxal d’écrivain solitaire et de chrétien anticlérical, uniquement préoccupé de Dieu dans un monde « au seuil de l’Apocalypse ».

Né à Périgueux en 1846, il entre tardivement dans le monde des lettres. Venu à Paris, de façon toute balzacienne, pour y chercher fortune, il grossit d’abord les rangs d’une jeunesse famélique, sans qu’une voie décisive s’ouvre devant lui. Déjà en révolte contre son époque, il se tourne instinctivement vers les cercles blanquistes, au point d’être, selon son propre mot, « un communard d’avant la Commune ».

Mais, en 1867, la rencontre de Barbey d’ Aurevilly bouleverse son existence et lui imprime une nouvelle direction, marquant le commencement d’une amitié féconde. Auprès du « Connétable des Lettres », Bloy est une sorte de secrétaire bénévole ; il reçoit en retour une formation littéraire, intellectuelle et religieuse qui le conduit à renouer bientôt avec la foi perdue, lors de cette « quinzième année où l’on voit rôder le grand lion à tête de porc de la Puberté ».

Pendant ces années de formation, il correspond avec Blanc de Saint-Bonnet, rencontre Ernest Hello, collabore brièvement à L'Univers, où il adopte le ton d’un inquisiteur prompt à dénoncer les chimères de l’égalitarisme et du Progrès, l’esprit de libre examen issu du protestantisme, le naufrage spirituel d’une société en voie de sécularisation. Ses premières œuvres sont imitées de ses maîtres : La Méduse Astruc (1875) est un hommage à Barbey d’ Aurevilly en forme de pastiche ; La Chevalière de la Mort (1877-1891), consacrée à la figure de Marie-Antoinette, révèle une passion naissante pour le déchiffrement visionnaire de l’histoire, qui doit beaucoup à sa lecture de Carlyle.
Mais son adhésion aux thèses traditionalistes n’est encore que la profession de foi tout intellectuelle d’un jeune homme bardé de références, qui du reste en fait trop. Loin de parvenir à une position littéraire respectable et sûre, l’écrivain débutant est repoussé par les milieux dévots qui n’apprécient guère les violentes couleurs de son style. En dépit des obstacles, sa foi s’approfondit cependant, à la faveur de nouvelles expériences. C’est d’abord la rencontre de l’abbé Tardif de Moidrey, un prédicateur ardent doublé d’un savant exégète, qui disparaît brutalement en 1879. Celui-ci lui communique son enthousiasme pour le sombre message délivré par la Vierge en 1846, à la Salette, et il lui inspire Le Symbolisme de l’apparition, ambitieuses tentative d’exégèse symbolique qui restera inachevée (1925, posthume). Vient ensuite la passion dévorante pour Anne-Marie Roulé, une prostituée occasionnelle que Bloy convertit après avoir fait d’elle sa maîtresse. En sa compagnie, il vit une aventure mystique désorbitée, riche en manifestations surnaturelles et en communications secrètes avec l’au-delà. Mais ses amours tumultueuses tournent au drame : à force de visions, Anne-Marie sombre dans la folie. Elle est internée à Sainte-Anne en 1882.

Ces événements déterminent une crise spirituelle qui, pour un temps, écarte Bloy de la vie religieuse, et le pousse vers les lettres : il collabore au Chat Noir, se lie d’amitié avec Huysmans et Villiers de l’Isle-Adam. C’est de cette époque que datent ses vrais débuts littéraires. En 1884, il poursuit sa méditation sur l’histoire en consacrant à Christophe Colomb Le Révélateur du Globe, que Barbey d’ Aurevilly accepte de préfacer. Il publie l’année suivante son premier ouvrage de critique intempestive, les Propos d’un entrepreneur de démolitions, prolongés par Le Pal (1885) dont la véhémence assoit sa réputation de pamphlétaire. Mais son aventure érotico-mystique lui fournit surtout, en 1887, la matière à peine transposée de son premier roman, Le Désespéré qui marque le point de départ de sa légende. Avec Caïn Marchenoir, son double transparent, il donne consistance à un personnage tonitruant, dont la « catapultuosité » verbale s’exerce implacablement contre « la Grande Vermine » du journalisme et de la littérature « fin de siècle ». Il déchaîne bientôt contre lui la « conspiration du silence », cette consigne lancée, si on l’en croit, par la presse tout entière.

Prétendant n’écrire « que pour Dieu », il n’en continuera pas moins à dénoncer obstinément, au fil des ans, le déficit spirituel du naturalisme, l’affectation ridicule des décadents, l’idolâtrie de la forme qui sévit dans l’écriture artiste, les mièvreries de la littérature « ohnète », les « blagues » de l’occultisme et de la magie. C’est ainsi qu’il lancera tour à tour, tels des brûlots, ses ouvrages de critique à l’emporte-pièce, parmi lesquels on retiendra Les Funérailles du Naturalisme (1891), Je m’accuse… (1900), Les Dernières Colonnes de l’Église (1903) et Belluaires et Porchers (1905).

À côté du pourfendeur de son siècle, Le Désespéré révèle cependant un autre aspect de Bloy : son inspiration visionnaire qui le pousse à situer sans cesse son propos « dans l’Absolu ». Sous cette bannière, son œuvre entière postule la dimension transcendante de l’histoire et y décèle la trace d’une révélation divine. Tout événement y devient figure, miroir énigmatique par lequel Dieu se manifeste jusque dans la plus contingente des réalités. Les faits historiques constituent ainsi le lexique d’un Texte sacré dont l’énonciation première s’est jadis manifestée dans les Saintes Écritures. Bloy en interrogera la signification symbolique à travers quelques statures légendaires saisies dans des périodes-clés – l’Antiquité tardive, le Moyen Âge, la Révolution française – lorsqu’il composera ses ouvrages d’exégèse historique : Le Fils de Louis XVI (1900), L’Âme de Napoléon (1912), Jeanne d’Arc et l’Allemagne (1915), ou encore Constantinople et Byzance (1917).

La mort de Barbey d’Aurevilly et celle de Villiers de l’Isle-Adam en 1889, son mariage l’année suivante avec Johanne Molbech, la fille d’un écrivain danois ami d’Ibsen, ouvrent une nouvelle période marquée par une intense activité créatrice. Bloy commence à tenir son journal intime. Il publie Le Salut par les Juifs (1892), où il se risque à d’audacieuses spéculations sur le destin d’Israël qui répondent aux « élucubrations anti-juives » de Drumont. Loin d’être l’un de ces belluaires « affamés de Beau et d’Infini » que Bloy appelle de ses vœux, l’auteur de La France juive n’est selon lui qu’un « cupide saltimbanque » englué dans le relatif : cet « organisateur et prédicateur de croisade », qui ne cesse de « prêchailler “à la petite semaine ” » parle trop le vain langage des hommes, il n’est pas assez dans la véritable littérature, ce lieu solitaire que Bloy ne conçoit, contre l’espace littéraire commun, qu’en référence à la Parole de Dieu.

Écrire, dans cette atmosphère raréfiée, c’est toujours inventer des figures inouïes pour faire entrer l’« intranscriptible » dans l’ordre du langage. Contre les profanateurs du Verbe, Bloy se dresse, solitaire, cherchant moins à marteler des arguments ou à faire vibrer la corde des affects, à la manière du pamphlétaire, pour forcer l’adhésion idéologique du public, qu’à produire un effet de sidération par la Beauté. Car elle seule, par son exagération constitutive, est capable d’arracher quelques âmes fraternelles à leur aveuglement natif, et de les propulser sur le chemin de l’Absolu.

Fort de ces principes, Bloy poursuit son œuvre malgré les vicissitudes. En septembre 1892, il entre au Gil Blas où il livre les contes recueillis peu après dans Sueur de Sang et les Histoires désobligeantes. Exclu de ce journal en 1894 pour avoir refusé un duel, au cours de la polémique qui suit la blessure de Laurent Tailhade lors de l’attentat anarchiste du restaurant Foyot, il est acculé à une existence misérable, où il subsiste d’expédients. En 1895 la détresse est à son comble : au cours de cette « année terrible », il voit mourir en bas âge ses deux fils, André et Pierre.

Pour tenter de reprendre pied dans le monde des lettres, Bloy publie l’année suivante La Femme Pauvre, son second roman qui, une nouvelle fois, transpose symboliquement sa propre histoire. Puis, il se résout à livrer au public Le Mendiant Ingrat (1898), premier volume de son Journal remanié, où il transforme l’écriture de soi en quête du perfectionnement spirituel et en attente eschatologique. La parution de cette œuvre lui amène de nouveaux amis, parmi lesquels Jacques et Raïssa Maritain. Bloy poursuivra la publication de ses carnets intimes jusqu’à la fin de sa vie et en tirera six autres volumes, dont les titres les plus célèbres contribueront à sa légende : Quatre Ans de captivité à Cochons-sur-Marne (1905), Le Vieux de la Montagne (1911), Le Pèlerin de l’Absolu (1914)...

Si, dans les dix dernières années de son existence, l’activité diariste de Bloy absorbe l’essentiel de son énergie créatrice, il n’en écrit pas moins dans les marges de son Journal, et souvent en dialogue avec lui, une œuvre aux multiples facettes. En 1906, un regain de ferveur salettine le pousse ainsi à composer Celle qui pleure (1908), puis la Vie de Mélanie (1912). Comme Flaubert dans le Dictionnaire des idées reçues, mais dans un esprit tout autre, où la lecture spirituelle transcende le bêtisier, les deux livraisons de son Exégèse des lieux communs (1902 et 1912), retournent ironiquement en prophétie la langue du Bourgeois. En 1909, Le Sang du Pauvre retrouve la veine pamphlétaire, en mêlant à une fabulation mystique sur l’Argent une violente dénonciation de l’injustice sociale. Enfin, avec le déclenchement de la première Guerre Mondiale, le vieil écrivain trouve matière à vérifier tragiquement sa vision eschatologique de l’histoire dans ses Méditations d'un solitaire en 1916 (1917), que prolongent bientôt Dans les ténèbres (1918).

L’œuvre de Bloy se présente comme une vigoureuse réaction contre la « baisse de tension » spirituelle qui caractérise son époque. Fidèle à l’enseignement paulinien selon lequel il faut devenir fou aux yeux des hommes pour atteindre la Sagesse divine, l’écrivain vivifie son œuvre par une foi active, qui ne se contente pas de faux-semblants. Elle vise à détruire toute influence mondaine, pour devenir, à rebours des pharisiens « immobiles et contents d’eux-mêmes », un de ces chrétiens, « en très petit nombre », qui sont « des torrents jamais satisfaits ».

Souffrir « la soif et la faim, la nudité et les mauvais traitements », n’avoir « pas de demeure stable », tel est le destin que Bloy ressasse dans son œuvre. Cet effort désespéré pour se rapprocher de Dieu, alors que se multiplient les signes de son absence, manifeste tout à la fois la crise de la transcendance et son impérieuse nécessité. L’écrivain retrace en effet les tourments d’une attente inlassable, qu’il pousse jusqu’au blasphème. De là, dans son discours, cette substitution de la violence verbale, fondée sur une rhétorique de l’excès, à la logique démonstrative de l’apologétique ; cette aporie des spéculations exégétiques, qui multiplient à l’infini les champs de tension et les retournements ironiques des figures ; ce travail de sape opéré par un rire mêlant inspiration biblique et fumiste, qui neutralise les contraires : sublime et grotesque, scatologie et eschatologie, Lucifer et le Paraclet.

En même temps, cette crise, qui conduit à une tentative de dépassement de la littérature dans ce qu’elle a de relatif ou de trop humain, en induit paradoxalement la suprême consécration : en déchiffrant toute histoire – la sienne, celle des grands hommes, celle de ses héros fictifs – à la lumière d’une Bible réinventée, Bloy fait preuve d’une dévotion textuelle qui met l’Écriture – divine et poétique – à la place de toute autre réalité.

Car dans cette œuvre où la moindre circonstance manifeste la Volonté de Dieu sous forme de figure, tout est Texte, et l’exégète est confronté sans trêve à l’inépuisable déchiffrement des hiéroglyphes divins. Dans ce perpétuel travail sur les signes, où le sens offre une résistance propice à la délectation herméneutique, le Pèlerin de l’Absolu, à force de scruter les mystères de la Création, en cherchant opiniâtrement à apercevoir « la Face de Dieu dans les ténèbres », tend peut-être, malgré lui, à se substituer à ce gouffre silencieux.


Indications bibliographiques

Éditions :

Œuvres, Paris, Mercure de France, 1956-1974, 15 vol.

Journal, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1999, 2 vol.

Études :

M. Arveiller et D. Millet-Gérard (éds.), Cahiers Léon Bloy, n° 1, Nouvelle série, 1991.

M. Aubry (éd.), Dossier H : Léon Bloy, Lausanne, L’Âge d’homme, 1990.

M. Bardèche, Léon Bloy, Paris, La Table ronde, 1989.

A. Béguin, Léon Bloy, l’impatient, Fribourg, LUF, 1944.

J. Bollery, Léon Bloy, essai de biographie, Paris, Albin Michel, 1947-1954, 3 vol.

B. Sarrazin, La Bible en éclats, Paris, Desclée, 1977.

M. Arveiller et P. Glaudes (éds.), Cahier de l’Herne : Léon Bloy, Paris, Éditions de l’Herne, 1988.

P. Glaudes (éd.), Léon Bloy au tournant du siècle, Toulouse, PUM, 1992.

J. Vier, Léon Bloy, le Pont sur l’abîme, Paris, Téqui, 1986.


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