Thomas Misiaszek
Au hasard des pérégrinations en Europe, mène une vie de chercheur en sciences sociales. Questionne beaucoup, trouve moins souvent. S'intéresse à la révolte, à ceux qui disent non. Écologiste et activiste.
Contact: thomas.misiaszek@gmail.com16/02/2018
« Vous devriez avoir des papiers pour prouver qui vous êtes, me conseilla l’agent de police.
Je n’ai pas besoin de papiers, je sais qui je suis, répondis-je. » Ainsi parlait B. Traven. Il n’entendait pas être la proie des commentateurs et des curieux, aimant mieux offrir ce qu’il avait de plus cher : ses écrits. N’en voici pas moins, en partenariat avec les éditions Libertalia et à l’occasion de la réédition d’une biographie écrite par R. Recknagel — B. Traven, romancier et révolutionnaire —, le portrait de cet écrivain mythique disparu au Mexique en 1969. Notre seule excuse ? L’aimer.
Je n’ai pas besoin de papiers, je sais qui je suis, répondis-je. » Ainsi parlait B. Traven. Il n’entendait pas être la proie des commentateurs et des curieux, aimant mieux offrir ce qu’il avait de plus cher : ses écrits. N’en voici pas moins, en partenariat avec les éditions Libertalia et à l’occasion de la réédition d’une biographie écrite par R. Recknagel — B. Traven, romancier et révolutionnaire —, le portrait de cet écrivain mythique disparu au Mexique en 1969. Notre seule excuse ? L’aimer.
Munich,
Halle des Beaux-Arts, 1918. Obscurité totale. Seul un faible rai de
lumière se pose sur un manuscrit. Derrière lui, dans l’ombre, une voix
s’élève, pourfend la guerre, sa boue, son sang. Les États, qui ont
transformé pendant quatre ans d’honnêtes hommes en assassins. Le
capitalisme, empiffré de souffrance et de mort. Cette voix, c’est celle
de l’auteur du Ziegelbrenner — Le Fondeur de Briques —, revue anarchiste et pacifiste allemande créée un an plus tôt. Cette voix, c’est celle du révolutionnaire Ret Marut, alias
Arnolds, Barker, Hal Croves, Traven Torsvan, Traven Torsvan Torsvan,
Traven Torsvan Croves, Artum, Fred Maruth, Rex Marut, Richard Maurhut,
Albert Otto Max Wienecke, Otto Feige, Adolf Rudolph Feige, Kraus,
Martínez, Fred Gaudet, Lainger, Götz Ohly, Anton Räderscheidt, Robert
Bek-Gran, Hugo Kronthal, Wilhelm Schneider, Heinz Otto Becker… Alias B.Traven. « Je n’ai pas envie d’être de ces gens qui se tiennent sous les feux de la rampe », disait-il pour entretenir le mystère qui jusqu’à aujourd’hui entoure son identité. « Comme
travailleur, je me trouve immergé au sein de l’humanité, anonyme et
obscur comme tout ouvrier qui apporte son lot de contribution pour faire
progresser l’humanité. […] Mes œuvres ont de l’importance, moi, je n’en
ai pas, pas davantage que le cordonnier qui considère de son devoir de
fabriquer pour les hommes de bonnes chaussures qui leur aillent1. » Et pourtant. La vie des cordonniers peut aussi mériter d’être contée. Et quid
de celle d’un mystérieux pamphlétaire, anarchiste, révolutionnaire,
fugitif, marin, aventurier, explorateur au Chiapas, défenseur des
indigènes du Mexique et des opprimés de toutes sortes, écrivain majeur
du XXe siècle dont l’œuvre est aussi féconde et actuelle qu’encore trop méconnue en France ?
La
véritable identité de B. Traven restera sans doute à jamais inconnue.
Car on ne connaît ni le nom de celui qui se cache sous ses multiples
pseudonymes, ni sa date ou lieu de naissance, ni ses liens de parenté.
Toute sa vie, il s’est efforcé de tenir secrets ses lieux de résidence
et s’est battu pour interdire la publication des rares photos qui lui
étaient volées. Après sa mort, en 1969, la dispersion de ses cendres
au-dessus de la jungle du Chiapas assure que le secret restera entier. Pas
de tombe à visiter, ni de douteuses analyses post-mortem à réaliser.
L’aura de mystère entretenue par l’intéressé autour de sa personnalité a
de fait laissé le champ libre à d’innombrables théories plus ou moins
farfelues, contribuant à brouiller davantage les pistes. Parmi elles,
certaines font de lui le fils illégitime de l’empereur allemand
Guillaume II, avec lequel il aurait entretenu une étrange ressemblance.
D’autres avancent que B. Traven aurait été le pseudonyme de Jack London,
qui aurait mis en scène sa mort aux États-Unis pour aller se cacher au
Mexique et échapper à ses créanciers. D’autres encore affirment qu’il
s’agit d’un milliardaire américain soucieux de se racheter une
conscience en prenant la défense des classes dominées. Ou d’un collectif
d’écrivains anonymes. Ou d’Adolfo López Mateos, président du Mexique
entre 1958 et 1964. Ou rien de tout ça, mais plutôt un lépreux
dangereusement contagieux ne sortant que rarement de chez lui, la tête
couverte d’un masque. Bref, on ne sait pas qui se cache derrière les
pseudonymes. Au-delà des nombreuses élucubrations, les témoignages de
Rosa Elena Luján, veuve de Hal Croves/B. Traven, et les travaux
biographiques notamment entrepris par R. Recknagel ont permis de
remonter le fil d’Ariane des différents avatars de l’auteur et, plus
important, de retracer les lignes directrices de son œuvre.
Aucun
document n’atteste de l’existence de Ret Marut, premier pseudonyme de
Traven, avant 1907. Tout au plus l’auteur fait-il lui-même référence à
des études de théologie qu’il aurait débutées puis abandonnées,
expliquant les nombreuses allusions à la Bible dans ses écrits
postérieurs. Les premières traces de Marut font état d’un acteur et
metteur en scène au théâtre municipal d’Essen, dans la Ruhr. Marut
voyage et joue dans de nombreuses villes allemandes, de Düsseldorf à
Berlin et Munich, où il se serait installé à partir de 1915. Lorsque la
guerre éclate, il parvient à faire remplacer la nationalité anglaise
sous laquelle il s’était déclaré par une citoyenneté américaine, pays
neutre jusqu’en 1917. Cela lui donne une certaine tranquillité et lui
permet de commencer le projet qui l’occupera pendant quatre ans et lui
procurera une première notoriété de 1917 à 1921 : la publication de la
revue Der Ziegelbrenner, le fondeur de briques. Ce pamphlet
politique tire son nom tant du rouge incandescent de sa couverture que
de son format de 12x21, rappelant celui d’une brique. Peut-être aussi de
sa fonction première, consistant à exploser les vitres d’une censure de
guerre que Marut juge insupportable. Dans les treize numéros qui
paraîtront, la revue n’aura de cesse de lancer de virulentes attaques
contre le militarisme, l’État, la presse bourgeoise, le capitalisme et
l’Église. Marut y développe un anarchisme individualiste fortement
influencé par les idées de Max Stirner, qui
caractérisera l’ensemble de son œuvre. Il rejette et crache sur toute
structure, étatique, partisane, privée, évidemment, et revendique une
humanité libérée des carcans dans lesquels elle est enserrée.
À la fin de la guerre, il continue de dénoncer les nationalismes comme source de futurs conflits : « La
possibilité d’une nouvelle guerre est plus proche que nous ne le
croyons ; il y a encore des États, il y a encore des patries. Et l’État
signifie : la guerre ; et la patrie signifie : la guerre. Et tant qu’il y
aura sur terre des hommes pour qui existe un concept d’“honneur
national”, la menace d’une nouvelle guerre subsistera2.
» Marut s’engage rapidement dans les mouvements révolutionnaires qui
secouent l’Allemagne après l’armistice de 1918. En Bavière, une brève
République des Conseils, organisée autour de soldats, ouvriers et
paysans, est instaurée avant d’être rapidement écrasée par les forces
gouvernementales. Le Ziegelbrenner prend fait et corps pour la
révolution, maudit la bourgeoisie et le gouvernement social-démocrate
qui répriment dans le sang le régime des Conseils encore naissant. Marut
est arrêté en mai 1919 pour ses activités d’agitateur. Il relatera plus
tard avoir été emmené à un tribunal militaire composé d’un lieutenant
et dont le jugement se limitait à choisir entre l’exécution immédiate ou
la relaxe des détenus. Parvenu à s’échapper grâce à la passivité
complice de deux de ses gardes, Marut entre dans la clandestinité. En
cavale, il bénéficie du soutien de réseaux anarchistes, se réfugie à
Cologne et Berlin et continue jusqu’en 1921 à publier le Ziegelbrenner.
Le dernier numéro appelle plus que jamais à l’insurrection des esprits, dans le plus pur style stirnérien : « Vous
êtes morts sur les champs de bataille pour ceux que votre trépas a
engraissé. Eh bien, mourez donc pour votre propre cause ! […] Je suis
invincible si je ne veux pas ce que veut un autre ! Tu es invincible si
tu ne fais pas ce que veut un autre ! […] Le pouvoir des souverains les
plus puissants se brise sur le non-vouloir des esclaves les plus faibles3.
» Marut disparaît ensuite de la circulation pour réapparaître à la
prison de Brixton, au Royaume-Uni, où il est incarcéré pour défaut de
papiers. Il y donne diverses identités, se fait passer pour un libraire
lituanien, un Allemand résidant aux États-Unis, tente sans succès
d’obtenir des papiers américains. Puis il file à l’anglaise en
s’embarquant sur un vieux rafiot. Direction : Mexique, Chiapas, terre
anarchiste et déjà mythique des rebelles zapatistes. Ret Marut, le
Fondeur de Briques, ne reviendra plus. Arrivé au Mexique, B. Traven
distille son passé de pamphlétaire dans une œuvre romanesque empreinte
d’aventure, de révolte, d’aversion du pouvoir et d’idéalisme. Il y
ajoute une cinglante fascination pour la mort, ou plutôt sur ces morts
qui refusent de mourir, sur les opprimés et les parias qui se rebellent
contre leur condition et qui se battent pour avoir droit, eux aussi,
d’être libres et vivants.
En 1926, il envoie et publie en Allemagne Le Vaisseau des Morts,
véritable bombe littéraire dans laquelle Traven règle ses comptes avec
la vieille Europe — il n’a à ce jour rien perdu de son actualité. Le
personnage de Gérard Gale y incarne un marin américain des années 1920
dont le bateau a quitté sans lui le port d’Anvers. Sans papier ni
argent, Gale est trimballé de pays en pays par des autorités qui se
débarrassent de lui en l’envoyant en douce vers les États limitrophes.
Les scènes, répétitives, de raccompagnement aux frontières sont
burlesques et légères, mais le constat est sans appel : « En ces
temps de démocratie achevée, l’hérétique, c’est le sans-passeport,
l’individu qui n’a donc pas le droit de vote. À chaque époque ses
hérétiques, à chaque époque son inquisition. Aujourd’hui, le passeport,
le visa, l’anathème dont est frappée l’immigration, sont les dogmes sur
lesquels s’appuie l’infaillibilité du pape, auxquels il faut croire si
on veut éviter d’être soumis aux différents degrés de torture. Jadis les
tyrans étaient les princes, aujourd’hui c’est l’État4. »
Aujourd’hui, la condition des réfugiés suit le même schéma que celui
auquel Gérard Gale est confronté. Sans droit, sans patrie, ils vivent en
marge de sociétés qui les rejettent. Pour du papier. Dans l’espoir
d’atteindre l’Angleterre, Gale embarque sur un bateau fantôme acceptant
exclusivement les fugitifs, desperados, apatrides de tous bords. Des
gens sans existence. Des morts. Le Yorikke, ce vaisseau des
morts et paradigme de l’Europe impérialiste, broie alors ces personnes
sans droit en les exploitant, telle une parfaite machine capitaliste, en
attendant un naufrage qui permettrait à son armateur de toucher une
prime d’assurance. À travers ce roman, aux antipodes des histoires
romantiques de marin, Traven réinvente les récits de la mer en « chantant l’épopée du héros qui se tape le boulot5 ».
Au Mexique, il revit, voyage, écrit beaucoup. En 1927, il publie Le Trésor de la Sierra Madre,
plus tard porté au cinéma par John Huston et avec Humphrey Bogart dans
le rôle principal. Il y aborde le thème de l’avarice et de la ruée vers
l’or à travers les aventures de trois compères. En arrière-plan, la
quête du métal dénonce l’obsession du gain pécunier au détriment des
aspects humains et sociaux. Traven prend clairement position pour
démontrer que le véritable trésor de la Sierra Madre n’est pas celui que
l’on croit… En parallèle à l’écriture, l’auteur part à la découverte du
pays. Il parvient en 1926 à intégrer une expédition scientifique en
partance pour le Chiapas en se faisant passer pour F. Torsvan,
photographe norvégien. Lors des multiples séjours qu’il effectuera dans
la région jusqu’en 1930, Traven se passionne pour la beauté luxuriante
de la jungle, sa lumière, ses clameurs mystérieuses, ses appels étranges
et quasi irréels6.
Il arpente de nombreux villages, discute, s’imprègne des populations et
cultures locales et tombe sur un sujet qui inspirera désormais
l’ensemble de ses écrits : les luttes révolutionnaires des travailleurs
forestiers de la caoba, l’acajou, à l’époque de la révolution mexicaine, vers 19107.
Toute l’information rassemblée lui servira à écrire ce cycle de l’acajou
auquel il travaillera, reclus dans une solitude quasi complète, pendant
presque dix ans. Chacun des six livres de la série y forme un tout et
peut être lu indépendamment des autres, mais Traven imprime une
continuité qui transcende l’ensemble de l’œuvre. Tierra y Libertad !
Le cri de guerre des rebelles zapatistes résonne tout au long des
romans de l’acajou, résumant et portant les aspirations des Indiens vers
leurs idéaux d’émancipation. Traven y décrit d’abord la vie quotidienne
des populations du Chiapas dans La Charrette, dénonce les abus dont ils sont victimes dans Indios, puis met en branle les dynamiques de révolte dans La Marche sur l’Empire de l’acajou. La Révolte des pendus
présente les tortures infligées aux ouvriers indiens, suivies du
déclenchement d’une rébellion inarrêtable. L’armée créée et grossissante
des damnés, paysans souvent illettrés, affamés et poussés à bout par
des décennies d’exploitation impitoyable, sort de la jungle pour étendre
la révolution et détruire les fondements du pouvoir dans L’Armée des pauvres.
Traven y lie souffrance et rébellion, décrit sans manichéisme le
cheminement de populations traditionnellement soumises au joug des
exploitants vers le moment de la négation, le moment où les Indiens
disent « non », basta, et dans un retournement camusien se jettent corps et âme dans la révolte. « Si ces jeunes gens avaient été des hommes de raison », écrit-il pour illustrer le caractère spontané et nécessairement irrationnel des révoltés, « ils
ne se seraient jamais révoltés. Les insurrections, les mutineries et
les révolutions sont toujours irrationnelles en elles-mêmes, car elles
viennent déranger la douce somnolence qui porte le nom de paix et
d’ordre… Les vrais responsables des actes des rebelles sont les hommes
qui croient qu’il est possible de maltraiter des êtres humains à jamais,
en toute impunité, sans les pousser à la révolte8. »
Ce dépassement du rationnel est également ce qui permet à Traven de penser l’avènement de la société idéale de Solipaz,
« Soleil et Paix », qui conclut le cycle par l’utopie d’une communauté
mue par une soif intarissable de liberté et de destruction des rapports
de domination. Traven n’écrira plus beaucoup après le cycle de l’acajou.
L’adaptation au cinéma de plusieurs de ses romans lui donnera
l’occasion d’arpenter les studios d’ Hollywood sous le nom d’ Hal Croves,
« représentant attitré de B. Traven ». À la fin de sa vie, Skipper, comme il aimait à se faire appeler, se réfugie sur sa passerelle,
deuxième étage de sa maison inaccessible à toute autre personne que sa
femme et lui. Entouré de vieux appareils photo, de jumelles, d’un Colt,
d’un arc et de flèches, il s’efface derrière une œuvre abondante et la
lutte d’une vie contre l’oppression. À sa mort, en 1969, les cendres
dispersées au-dessus des terres rebelles du Chiapas emportent avec elles
le lien indéfectible entre deux aspects fondamentaux de cet écrivain
anonyme. Écriture et révolte.
Bannière et vignette : extraits de peintures de David Alfaro Siqueiros
NOTES
1. ↑ R.Recknagel, B. Traven, romancier et révolutionnaire, Libertalia, 2018, p. 9
2. ↑ Ibid., p. 18
3. ↑ R. Recknagel, op. cit., p.150.
4. ↑ B. Traven, Le Vaisseau des Morts, La Découverte, 2010, p. 53.
5. ↑ R. Recknagel, op. cit., p.226
6. ↑ Voir, par exemple, Le Pays du printemps.
7. ↑ R. Recknagel, op. cit., p. 277.
8. ↑ Ibid., p. 306.
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