C’était
au début des années 1980, vous savez, cette époque dorée où les
intellectuels « de gôche » découvraient tout à coup les charmes du
reaganisme et cherchaient à laver leurs péchés staliniens de jeunesse en
réalisant des films comme « vive la crise ! » et en demandant dans les
colonnes de Libération un fusil pour aller combattre les affreux
soviétiques en Afghanistan. C’était le temps où les dirigeants
socialistes avaient compris que changer de vie est bien plus intéressant
de changer la vie, et s’initiaient à la pédagogie de la résignation.
C’était enfin le temps ou le privilège a changé de camp : finies les 200
familles et le Grand Kapital : les vrais privilégiés, ce sont ceux qui
ont un travail stable, les travailleurs sous statut, les fonctionnaires…
Dans
cette ambiance, un livre avait fait fureur en 1982. Il s’agit du
« Toujours plus ! » de François de Closets. Dans ce livre, le
journaliste fustigeait l’avidité de ces salauds de travailleurs qui
exigent « toujours plus » de ces pauvres patrons – et au passage des
« classes moyennes » - accablés d’impôts. Ces parasites qui ont
l’outrecuidance de se regrouper dans des syndicats – quelle horreur, ma
chère – pour imposer leurs privilèges à ces patrons démunis. Un livre
que Mitterrand, qui s’apprêtait à prendre le « tournant de la rigueur »,
avait qualifié de « ouvrage salutaire ». C’est dire.
Trente-cinq
ans plus tard, nous sommes dans le monde que « vive la crise ! » nous
promettait, celui dans lequel l’auteur du « Toujours plus ! » plaçait
ses espoirs. Un monde où les « corporations » syndicales honnies ne sont
plus de s’opposer à cette nouvelle nuit du 4 août qui verra l’abolition
des privilèges des fonctionnaires, des gaziers-électriciens, des
cheminots, toutes ces aristocraties qui tiennent notre beau pays sous
leur coupe. Pour ceux du capital, on attendra encore un peu. Mais
peut-on parler véritablement de privilèges lorsqu’il s’agit de ces
bienfaiteurs de l’humanité qui mettent généreusement à la disposition
des autres leur capital, leur travail et leur créativité pour une
rémunération si modeste ?
Trente-cinq
ans après la publication de « Toujours plus ! » nous sommes passés dans
la logique du « Toujours moins ! ». Moins de rémunérations, moins de
protections, moins de sécurité, moins d’investissements, moins de
projets collectifs, moins de courtoisie et de sociabilité. Il n’y a qu’à
la Bourse qui, mais c’est certainement une coïncidence, qu’on crève
tous les plafonds.
Attention,
il ne s’agit pas de tomber dans le misérabilisme. Ces trente dernières
années ont vu un changement dramatique dans le partage de la valeur
ajoutée entre capital et travail qui conduit à ce que les travailleurs
touchent une part du gâteau qui se réduit. Mais comme la taille du
gâteau tend à augmenter, l’effet est plutôt une stagnation du revenu du
travail qu’une véritable réduction. Si l’on regarde les statistiques, on
constate que le niveau de vie s’est globalement maintenu sur les vingt
ou trente dernières années et cela dans tous les déciles. Mais le niveau
de vie tel que calculé par l’INSEE est un indicateur trompeur. Pour la
statistique, en effet, le fonctionnaire et le CDD qui touchent 1500 €
par mois sont parfaitement équivalents. Ce qui revient à considérer la
valeur de la sécurité de l’emploi comme nulle ce qui, de toute évidence,
fausse le débat. De même, on ne prend pas en compte ce que chaque
consommateur reçoit en termes de services publics : la dégradation des
infrastructures, du système éducatif, des services de santé passe donc
inaperçue de la statistique. Or, c’est précisément là que le « Toujours
moins ! » se manifeste de la manière la plus criante : dans la
précarisation des statuts et la dégradation des services publics.
Ce
qui est en revanche évident est que pour tout ce qui concerne le
service public, le « Toujours moins ! » est la règle d’or qu’on suit
dans tous les domaines. Prenons par exemple le domaine de l’éducation.
Quel est le point commun de toutes les réformes depuis trente ans ? La
réduction du nombre d’heures de cours. L’élève d’aujourd’hui a en
moyenne un tiers d’heures en moins que celui d’il y a trente ans, sans
compter le temps perdu dans des « sensibilisations » de toutes sortes,
qui vont du droit des femmes au permis de conduire. Et de ce point de
vue, la réforme Blanquer-Mathiot ne fait guère mieux que celles de leurs
prédécesseurs. Un autre exemple est celui de la recherche publique. Il
suffit de regarder les budgets des grands instituts de recherche pour
constater que la logique du « rabot » fonctionne depuis au moins deux
décennies sans discontinuer.
J’entends
déjà l’objection : « comment pouvez-vous parler de « toujours moins »
alors que la dépense publique n’a été réduite qu’à la marge, que le
nombre de fonctionnaires a continué à augmenter ces dernières
années ? ». L’objection est légitime, mais les réponses sont simples :
Commençons
par les effectifs de la fonction publique : on notera que la fonction
publique d’Etat a perdu 10% de ses effectifs ces dix dernières années
(1). Si l’on tient compte du fait que la démographie française est
relativement dynamique augmente le besoin d’enseignants, qui
représentent plus de la moitié de la fonction publique d’Etat, on voit
tout de suite la difficulté. En fait, l’augmentation du nombre des
fonctionnaires est largement liée à une croissance anarchique de la
fonction publique territoriale dans la logique de la décentralisation.
Une partie de cette croissance résulte certes des transferts des
compétences autrefois exercées par l’Etat. Mais il y a aussi dans cette
croissance la traduction d’un clientélisme de la part des élus locaux,
et aussi de l’inefficacité créée par l’atomisation de services autrefois
coordonnés au niveau central – l’entretien des routes étant un exemple
signalé.
Regardons
ensuite les budgets. La dépense publique n’a certes baissé que
faiblement. Mais sa structure a changé. La part de l’investissement
public stricto sensu a baissé très fortement, alors que la part des
subventions aux agents privés explose. Une bonne partie de la dépense
publique ne fait que passer par les caisses publiques, et est reversée
immédiatement dans la poche des acteurs privés, sous la forme d’aides
aux entreprises, d’allocations de toutes sortes aux personnes, de
crédits d’impôt, de subventions à tel ou tel secteur. Du point de vue
économique, il faudrait défalquer ces sommes du budget de l’Etat
lorsqu’on parle du poids de la dépense publique. Pour illustrer ce
propos, imaginons que l’Etat créait demain une taxe par laquelle il
prélèverait la totalité de votre revenu, puis vous verserait exactement
le même montant sous forme d’une allocation. Ce serait totalement neutre
du point de vue économique… et pourtant cela augmenterait
considérablement la dépense publique !
Le
but occulte ou avoué de toutes les « réformes » qu’on nous propose
aujourd’hui est la réduction de la dépense publique « vraie », celle qui
sert à financer des véritables services publics. C’est d’ailleurs le
but général de toute réforme depuis trente ans, qu’elle touche la
justice, l’éducation, la diplomatie ou les parcs zoologiques. C’est le
point commun de tous ces rapports que les gouvernements commandent pour
justifier leurs décisions, de toutes ces doctes commissions qui
prétendent « libérer la croissance » : l’immense majorité aboutit à des
recommandations qui – quelle coïncidence – tendent à réduire les coûts,
quitte à supprimer des services. Il est incontestable qu’il y a des
services publics ou des gains de productivité sont souhaitables, des
activités de l’Etat dont l’utilité n’est pas évidente. Mais à l’inverse,
on peut raisonnablement penser qu’il existe des domaines qui
nécessitent des investissements publics massifs, avec la création
d’emplois statutaires… et pourtant pratiquement aucun rapport n’arrive à
une telle conclusion. Comment expliquer une telle coïncidence ?
La
réponse à cette question figure noir sur blanc dans le rapport sur
l’avenir de la SNCF que Jean-Cyril Spinetta vient de remettre au
gouvernement : « Les impôts introduisent des distorsions sur les
marchés, par leur impact sur le comportement des acteurs, et notamment
par leur effet d’éviction (un euro d’argent public investi dans un
projet donné aurait pu être investi par le secteur privé dans un autre
projet, généralement plus rentable) » (page 35, note 30). Aucune
démonstration de cette idée selon laquelle les investissements privés
seraient « généralement plus rentables » que l’investissement public
n’est proposé, ce qui est fort regrettable (2). Elle obligerait
d’ailleurs à se poser la question de ce qu’est précisément la
« rentabilité » d’un projet, et de constater que la rentabilité d’un
projet public se regarde du point de vue de ses usagers, alors que celle
de l’investissement privé se regarde du point de vue des investisseurs,
que la « rente » du projet public est distribuée entre tous, alors que
la « rente » du projet privé est conservée par l’investisseur. Mais
l’essentiel n’est pas là : que l’affirmation de Spinetta soit vraie ou
fausse, elle guide son rapport. Et dès lors qu’on part de l’hypothèse
que « l’euro d’argent public investi dans un projet » aurait été utilisé
de manière plus efficace par le secteur privé, la conclusion est courue
d’avance : il faut réduire le nombre d’euros d’argent public investis
dans des projets, et transférer cet argent au privé qui saura en faire
le meilleur usage, le plus « rentable ».
C’est
là le cœur des politiques poursuivies depuis plus de trente ans : le
transfert du revenu du secteur public vers le secteur privé – ce qui en
bon français veut dire transfert vers le « bloc dominant »,
c’est-à-dire, la bourgeoisie et les « classes moyennes ». Dans une
société à la croissance faible, le « bloc dominant » n’a d’autre
ressource interne pour améliorer son niveau de vie que de prendre chez
les autres. Et un moyen d’obtenir ce résultat est de récupérer de
l’argent sur les mécanismes de péréquation et de redistribution qui
passent par la dépense publique. Mais pour des raisons sociales il est
très difficile de comprimer la dépense salariale publique. C’est donc
l’investissement qui trinque. Regardez nos opérateurs publics : le
transfert de revenu au secteur privé – que ce soit par la baisse des
subventions ou par la fixation des tarifs à des niveaux qui ne couvrent
pas les coûts réels – pèse donc avant tout sur l’investissement et sur
la maintenance des infrastructures. Ce qui revient à consommer lentement
le capital accumulé par les générations précédentes. Et c’est
exactement ce que constate le rapport Spinetta au sujet de la SNCF, mais
on trouve le même problème à EDF, ou dans des institutions de recherche
comme le CEA ou l’on ne construit plus rien de nouveau et on se
contente de fermer une à une les installations anciennes au fur et à
mesure qu’elles arrivent en fin de vie.
Ce
n’est pas par hasard si nos champions publics sont lourdement endettés.
Cela résulte d’une décision publique, celle de continuer à offrir les
services sans exiger des citoyens – de certains citoyens, car on sait
bien que certains sont plus égaux que d’autres – qu’ils payent leur
véritable valeur. Nous arrivons aujourd’hui logiquement au bout de ce
chemin. Une fois le capital consommé, il va falloir s’attaquer aux
salariés. A quoi bon conserver autant de cheminots, puisqu’on devra
fermer les lignes qu’on a laissé se dégrader et qu’il est maintenant
trop coûteux de remettre en état ? A quoi bon conserver autant de
chercheurs au CEA puisqu’il n’y a plus de réacteurs sur lesquels faire
des recherches ? A quoi bon conserver autant de fonctionnaires puisque
les services de proximité de l’administration ferment les uns après les
autres ? C’est pourquoi les statuts, que ce soit celui du fonctionnaire,
celui du cheminot, celui des IEG sont à la fête. Les supprimer – ou
plutôt les mettre en extinction, c’est socialement moins couteux – c’est
tirer la conséquence logique d’une politique poursuivie depuis trente
ans sans discontinuer par tous les gouvernements, de gauche comme de
droite, avec – et on ne peut leur reprocher, c’est leur rôle – la
complicité des syndicats corporatistes, plus préoccupés par la
sauvegarde de l’emploi au présent que par l’avenir.
Cela
fera bientôt quarante ans que je suis arrivé en France. Et lorsque je
regarde en arrière, je me dis qu’il reste bien peu de chose de toutes
ces institutions qui avaient émerveillé l’adolescent que j’étais à
l’époque. On a du mal à imaginer qu’au début des années 1980 les banques
et les assurances étaient nationalisées, et que leurs profits
considérables – qui vont aujourd’hui aux investisseurs privés –
abondaient le budget de l’Etat. Que les télécommunications,
l’électricité, le gaz étaient gérés par des monopoles publics dans une
logique d’aménagement du territoire, et qui étaient rentables, malgré
les « statuts ». Que chaque citoyen pouvait compter avec une trésorerie,
une poste, une sous-préfecture, un tribunal d’instance près de chez
lui. Que le système scolaire assurait une véritable transmission des
connaissances, et que le professeur pouvait faire cours sans craindre
les coups de ses élèves – ou de leurs parents. Que nous fabriquions chez
nous de l’acier et des ordinateurs, des machines-outils et des
textiles, des centrales nucléaires et des microprocesseurs, des centraux
téléphoniques et des TGV, des avions et des fusées. Que nous n’avions
pas besoin de compter sur des fournisseurs étrangers pour équiper nos
armées, nos chemins de fer, nos centraux téléphoniques. Incroyable,
n’est-ce pas ? C’était ça, la société du « Toujours plus ! ».
La
société du « Toujours moins ! », c’est celle ou tous, citoyens comme
dirigeants politiques, s’habituent à l’idée que demain on aura moins de
projets, moins de services, moins de choix. Qu’il faudra travailler plus
pour gagner moins et rendre un service moins bon. On n’a pas toujours
conscience des dégâts que cette lente attrition qui dure maintenant
depuis une trentaine d’années a fait dans nos services publics. Nous
avons maintenant à la tête de nos institutions une génération de
décideurs qui a passé plus de temps à réfléchir aux moyens de faire face
aux coupes sombres dans leurs moyens qu’à penser à des projets pour
offrir des services plus efficaces et plus étendus. Les « rabots »
successifs ont transformé les hauts fonctionnaires en pompiers
pyromanes, qui passent l’essentiel de leur temps à courir pour éteindre
les feux qu’ils sont obligés d’allumer eux-mêmes. Chez les décideurs, on
ne se demande plus « de quoi on a vraiment besoin » mais « où est-ce
que je peux couper personnel et moyens sans que l’édifice s’effondre ».
La logique du réduction aléatoire produit dans les services une
mentalité de gestion permanente de la pénurie, une vision de décadence
qui ne se prête pas à la naissance de projets nouveaux ou même de
réformes intelligentes. Chacun à son niveau est tétanisé par la peur de
perdre le peu qu’il a, et par la conviction que ses moyens seront
rabotés quel que soit l’utilité de son travail.
Et
dans la société du « Toujours moins ! », c’est la jeunesse qui en est
la première victime. Pour ma génération, qui est plus proche de la harpe
que de la guitare, les jeux sont faits. Dans vingt ou trente ans, nous
serons en train de manger les pissenlits par la racine, et on arrivera
bien à faire durer les choses à peu près comme nous les avons connues
jusque-là. Mais quelle perspective s’offre-t-elle à nos jeunes ? Le
« Toujours moins ! » n’aboutit pas seulement au découragement et à la
résignation. Il exacerbe la lutte entre les individus dont le seul moyen
d’améliorer l’existence est de piquer dans l’assiette du voisin, lutte
où seules les stratégies individuelles comptent. Il y a trente ans, dans
l’amphi de rentrée d’une grande école d’ingénieurs parisienne on
expliquait aux étudiants que le but était « de former les ingénieurs
dont le pays a besoin », des ingénieurs pour construire les ponts, les
viaducs, les centrales nucléaires dont tout le monde profiterait.
Aujourd’hui, on leur explique que le sort le plus beau, le plus digne
d’envie est de fonder une start-up pour diffuser une application sur
portable qui vous permet de commander vos sushis par internet, avec
l’espoir de la vendre très cher à Google dans cinq ans. Les « besoins du
pays », on s’en fout.
La
société du « Toujours plus ! » était une société conquérante qui
construisait son avenir, celle du « Toujours moins ! » est une société
de repli qui se résigne à « s’adapter » au sien. Le « Toujours plus ! »
était le propre d’une société en expansion ou les gens exigeaient de
partager les fruits de la croissance, le « Toujours moins ! » est la
marque d’une société où il faut partager les dettes. Le « Toujours
plus ! » c’est le défi, le « Toujours moins ! » c’est la résignation. Et
moi, je ne veux pas me résigner.
(1) Source DGAFP : https://www.fonction-publique.gouv.fr/files/files/statistiques/chiffres_cles/pdf/Chiffres-Cles_Web2017.pdf
(2)
D’autant plus que des contre-exemples sont faciles à trouver. Prenons
par exemple le récent exploit d’ Elon Musk, dépensant des centaines de
millions d’euros dans la satellisation publicitaire d’une voiture. On
aimerait connaître la « rentabilité » d’un tel investissement, qui
aurait certainement été fort critiqué s’il avait été fait avec des
deniers publics. En fait, le mythe de la rentabilité des investissements
privés ne repose sur aucune réalité. Si beaucoup d’investisseurs privés
gagnent beaucoup d’argent avec leurs investissements, bien d’autres
font faillite. Pensez à la crise de 1929 ou plus près de chez nous,
celle de 2008. Ceux qui pensent aux échecs commerciaux de Concorde ou du
Plan calcul devraient se souvenir que beaucoup d’acteurs privés ont
investi des sommes colossales dans Lehman Brothers, dans la bulle
Internet ou dans les emprunts russes. Lesquels de ces investissements se
sont révélés à terme plus « rentables » ? Plus généralement, l’idée
que « rendre de l’argent au privé » stimule des investissements « plus
rentables » que ceux du secteur public butte sur le fait que les acteurs
privés peuvent préférer la consommation à l’investissement. Alors que
le législateur a le pouvoir sur l’utilisation de l’argent public et peut
veiller à ce que celui-ci soit consacré à l’investissement, il n’a
aucun contrôle sur l’utilisation que les agents privés font de leur
argent.
php
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire