Le gaz russe justifierait-il toutes les plus basses compromissions ? C’est ce que semblent estimer plusieurs dirigeants de grandes entreprises françaises, dont Total, Engie ou Vinci, prêts à tout pour engranger des profits. Ces compagnies se sont alliées à des oligarques russes, soutiens des extrêmes droites européennes et nord-américaines les plus xénophobes, pour réaliser un immense projet d’extraction gazière méga polluant dans le Grand Nord. Décryptage de ces liaisons dangereuses qui nuisent à la démocratie et au climat, à l’occasion du premier tour de l’élection présidentielle russe, ce 18 mars.
La coïncidence des dates est révélatrice. Le 12 décembre dernier, Emmanuel Macron organisait en grande pompe à Paris le « One planet summit », visant à afficher le leadership de la France en matière de climat et à promouvoir le rôle central du secteur financier pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris. Quelques jours auparavant, Vladimir Poutine inaugurait lui-aussi en fanfare le complexe Yamal LNG, dans le grand Nord russe : un immense projet d’extraction gazière, associé à une usine de liquéfaction et à des installations portuaires pour exporter le combustible vers l’Asie ou vers l’Europe, malgré les glaces et des températures pouvant descendre jusqu’à -50°C.
D’un côté, la réaffirmation de la « mondialisation heureuse » et de la capacité de la communauté internationale à agir contre le dérèglement climatique. De l’autre, un projet situé dans une région de la planète, la péninsule de Yamal – qui signifie la péninsule du « bout du monde » dans la langue des indigènes Nenets – qui semble préfigurer les conséquences les plus apocalyptiques du réchauffement des températures. La fonte du pergélisol – partie du sol auparavant gelée en permanence à ces latitudes – provoque des explosions de méthane formant de vastes cratères, ainsi qu’une résurgence de la bactérie meurtrière anthrax, disparue depuis près d’un siècle.
Vue du complexe Yamal LNG (dr)
Yamal LNG signifie aussi l’ouverture des vastes gisements d’hydrocarbures de l’Arctique à l’exploitation industrielle, en contradiction avec les objectifs officiels de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES), alors que les températures de l’Arctique battent à nouveau des records de chaleur cet hiver [1]. Le projet représente une nouvelle affirmation des prétentions russes sur la région polaire et sur ses ressources, mené à bien malgré les sanctions économiques occidentales et grâce à une alliance plus étroite avec les intérêts chinois. Il s’agit enfin d’un projet dont la rentabilité même est conditionnée par la poursuite du réchauffement des températures globales, puisqu’elle dépend de la fameuse « route du Nord », autrement dit de l’ouverture de l’océan Arctique à la navigation grâce à la fonte des glaces.
Les groupes français très impliqués dans Yamal LNG
One Planet Summit et l’inauguration de Yamal LNG : à première vue, les deux événements ne pourraient être plus éloignés l’un de l’autre. Pourtant, on y retrouve en partie les mêmes acteurs, à commencer par les milieux d’affaires et les institutions publiques françaises. L’un des piliers de Yamal n’est autre que Total, qui contrôle 20 % du projet lui-même, mais aussi 16 % de Novatek, l’entreprise gazière russe qui détient la majorité de Yamal LNG et qui a été constituée pour exploiter le gaz de la péninsule [2].
Le principal actionnaire de Novatek est le Volga Group, propriété de Guennadi Timchenko, un proche de Vladimir Poutine. Le géant pétrolier n’est pas la seule firme tricolore impliquée dans ce projet à 27 milliards de dollars. Vinci Construction a réalisé les immenses cuves sur pilotis destinées à stocker le gaz liquéfié. Technip (aujourd’hui fusionnée avec l’américaine FMC, sous le nom de TechnipFMC) s’est chargée de l’usine de liquéfaction, pour 4,5 milliards d’euros. Sans parler d’une dizaine d’entreprises françaises de plus petite taille, dont certaines ont comme actionnaire de référence l’État français, via la banque publique Bpifrance.
La Russie première réserve pétrolière de Total
L’importance stratégique de ce projet, pour Total et les intérêts français, se mesure à la détermination avec laquelle ils se sont accrochés à sa réalisation, contre vents et marées. La crise ukrainienne et les sanctions économiques imposées par les États-Unis et l’Union européenne, visant notamment Guennadi Timchenko, ont obligé Total et Novatek à trouver laborieusement une solution de financement sans transaction en dollars, et sans implication d’un acteur de nationalité états-unienne. La Russie est désormais le premier pays contributeur aux « ressources prouvées » d’hydrocarbures de Total, un indicateur clé pour une firme pétrolière. Nul hasard non plus si le premier navire méthanier brise-glaces construit pour transporter le gaz de Yamal LNG – il y en aura une quinzaine au final – a été baptisé le « Christophe de Margerie », en l’honneur de l’ancien PDG de Total décédé accidentellement en Russie fin 2014, et que Vladimir Poutine a toujours présenté comme un « grand ami » de son pays [3].
Les dirigeants russes ont cherché à utiliser leurs relations avec les multinationales françaises, allemandes, ou autres, comme contre-feu face à la politique menée par leurs gouvernements. Dans le cas français, les dirigeants de Total ont été trop heureux de se prêter à cette « diplomatie du business ». Il ont été reçus par Vladimir Poutine comme des chefs d’État devant les caméras de la télévision russe, affirmant que Total « représente un peu la France elle-même ».
Le soutien de Moscou aux extrêmes-droites européennes
L’engagement de Total et d’autres grandes entreprises françaises dans Yamal LNG montre qu’elles continuent – en contradiction latente avec les beaux discours sur le climat qu’elles tiennent à Paris – à parier sur la poursuite de l’exploitation massive des hydrocarbures, à travers de nouvelles « frontières » pétrolières et gazières, si besoin en conditions extrêmes telles que celles qui règnent dans la région Arctique. Un second complexe similaire porté par Novatek, baptisé Arctic LNG 2, est déjà sur les rails dans la même région, impliquant les mêmes entreprises. Ce choix implique de se rapprocher de fait avec le régime russe, au moment même au celui-ci affiche un soutien de plus en plus affirmé aux différents mouvements de l’extrême-droite européenne et nord-américaine.
Le parti Russie unie de Vladimir Poutine a ainsi signé en 2017 un accord de coopération avec La Ligue du Nord italienne, de même qu’avec le FPÖ autrichien. Le Kremlin entretient de très étroite relation avec le président d’extrême-droite hongrois Viktor Orban [4]. Depuis les manifestations d’opposition de 2011 et 2012 à Moscou, et surtout depuis la crise ukrainienne, le régime de Vladimir Poutine a opté pour une ligne dure qui s’est aussi traduite par un soutien appuyé à Marine Le Pen et au Front national lors des élections françaises de 2017.
De sorte que l’on retrouve en Russie les mêmes liens entre business des énergies sales et droite extrême que de l’autre côté de l’Atlantique. Comme plusieurs enquêtes de l’Observatoire des multinationales l’ont montré, de grands groupes français financent, au fil des élections américaines, de nombreux candidats républicains agressivement climato-sceptiques ou racistes, de même qu’ils se sont alignés sur le programme de dérégulation et de défense des énergies sales porté par Donald Trump, et qu’ils favorisent les importations en France de gaz de schiste [5].
Proximités avec le FN
Poursuivre des activités en Russie malgré les tensions avec l’Europe et les États-Unis n’est certes pas la même chose que de soutenir politiquement le régime russe et ses alliances d’extrême-droite. Mais où passe la frontière entre les deux ? Dans la nébuleuse des relations économiques et politiques entre dirigeants russes et intérêts français, difficile de répondre. Parmi les oligarques impliqués dans Yamal LNG, on trouve certains des principaux artisans du rapprochement entre le Kremlin et le FN. Le Volga Group de Guennadi Timchenko, l’oligarque partenaire de judo de Vladimir Poutine qui a aussi fondé la firme de négoce pétrolier Gunvor, contrôle la banque russe – la First Czech Russian Bank – qui a accordé un prêt au FN en 2014 [6]. Qualifié de « coqueluche des cercles d’affaires français », Timchenko est le co-président de la Chambre de commerce et d’industrie franco-russe aux côtés de Patrick Pouyanné, le PDG de Total.
Sergueï Narychkine, président de la Douma, le parlement russe, et désormais chef des services secrets extérieurs, est l’un des premiers à avoir accueilli officiellement en Russie Marion Maréchal Le Pen, puis Marine Le Pen, saluant dans le Front national une formation politique « stable et persistante » correspondant « au temps et à l’esprit de la France moderne ». il est aussi l’ancien patron de Sovcomflot, l’armateur du méthanier brise-glaces Christophe de Margerie.
Séduction des milieux d’affaires français
Sous le coup des sanctions occidentales, Narychkine a néanmoins réussi à se rendre à Paris début septembre 2014, en pleine crise ukrainienne, à la faveur de la tenue de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, pour être l’invité d’honneur d’un débat controversé à l’ambassade de Russie, voué à la défense de la politique du Kremlin. Parmi les autres intervenants, le patron de Total Christophe de Margerie, le numéro deux de GDF Suez Jean-François Cirelli, Serge Dassault, un représentant de la famille Mulliez – propriétaire d’Auchan, Décathlon, LeroyMerlin, Jules, Kiabi, Boulanger... – ainsi que Jean-Pierre Chevènement, Nicolas Dupont-Aignan, Thierry Mariani, et toute une brochette d’hommes politiques connus pour leur rhétorique très favorable au Kremlin [7].
Autre personnage clé : Dmitri Rogozine, le vice-premier ministre russe, de plus en plus influent. Issu du parti nationaliste Rodina, allié historique du Front national, Rogozine est désormais chargé des questions militaro-industrielles et, plus particulièrement, de l’Arctique. « L’Arctique, c’est notre territoire, nous en assurerons la sécurité. Et nous y ferons de l’argent », déclarait récemment celui qui manque rarement une occasion d’afficher son soutien à l’extrême-droite européenne ou de s’illustrer par une nouvelle déclaration martiale sur les capacités militaires russes et les ambitions de son pays sur l’Arctique.
Chargé de superviser la construction des méthaniers brise-glace qui transporteront le gaz de Yamal, Rogozine a récemment lancé un nouveau programme de construction de brise-glace nucléaires, avec pour objectif d’assurer la navigabilité de l’océan arctique toute l’année et de « protéger » les convois de marchandises et d’hydrocarbures à destination de l’Asie ou de l’Europe.
Engie, tête de pont du gaz russe en Europe...
Difficile d’échapper à la politique dès lors qu’il s’agit de gaz russe. Le constat se vérifie en ce qui concerne la commercialisation du gaz issu de Yamal et, à nouveau, il fait entrer en jeu des groupes français. De même qu’EDF et Engie se préparent à accueillir du gaz de schiste américain dans les terminaux méthaniers français de Dunkerque, Fos, et Montoir, près de Saint-Nazaire, ces deux groupes ont commencé dès les premiers jours de 2018 à recevoir des brise-glaces en provenance de Yamal [8].
Le brise-glace Christophe de Margerie (dr)
Elengy, la filiale en charge des terminaux méthaniers d’ Engie, s’est positionnée dès 2015 pour participer à la commercialisation du gaz de Yamal, en signant un contrat de long terme avec Novatek. La firme française a réalisé des investissements significatifs à Montoir pour effectuer des « transbordements » – le transfert de gaz naturel liquéfié directement des méthaniers brise-glace vers des méthaniers classiques, qui repartent ensuite vendre ce gaz ailleurs.
Début mars 2018, le terminal de Montoir a déjà accueilli cinq convois de ce type en provenance de l’Arctique russe. Le président actuel d’ Elengy, Martin Jahan de Lestang, connaît bien la Russie puisqu’il a été responsable de la mission économique française à Saint-Pétersbourg. Il y a peut-être rencontré son épouse, Helena Perroud, spécialisée dans le conseil aux entreprises françaises désireuses de s’implanter en Russie, qui vient de publier aux éditions du Rocher un livre à la gloire du président russe, Un Russe nommé Poutine.
... mais aussi aux États-Unis
La première de ces cargaisons de gaz, via Montoir, a ensuite été expédiée vers les États-Unis, en l’occurrence vers la région de Boston. Un véritable pied de nez adressé à Washington alors que Novatek et ses dirigeants sont sous le coup de sanctions américaines, et que l’industrie gazière américaine cherche à se poser en alternative aux approvisionnements russes en Europe même [9]. Le Kremlin, et des médias d’État comme RT et Sputnik, ont d’ailleurs orchestré la communication de cette opération [10].
Coïncidence : c’est à nouveau Engie que l’on retrouve derrière cette affaire. Dans le cadre de ses activités de négoce de gaz naturel liquéfié (activités que le groupe est d’ailleurs en train de revendre à Total), le groupe français a racheté cette cargaison de gaz à la firme pétrolière malaisienne Petronas, l’a chargée sur un de ses navires méthaniers, le Gaselys, qui a appareillé vers Boston. Au plus fort de l’attention médiatique, le navire a semblé un instant changer de cap, mais a fini par rallier le terminal méthanier d’ Everett, à quelques kilomètres de la métropole de Nouvelle-Angleterre. Un terminal dont Engie est également propriétaire.
Si l’essentiel de la production de Yamal LNG sera vendue dans le cadre de contrats à long terme, une partie restera commercialisée au plus offrant sur les marchés « spot », à des prix fluctuant selon la météorologie. La Nouvelle-Angleterre traversait alors une vague de froid, et le GNL russe a pu apparaître comme la solution la plus économique parce que la région est mal reliée aux zones de production de gaz de schiste [11]. De sorte qu’une entreprise française a pu jouer le rôle de tête de pont du gaz russe aux États-Unis.
À suivre...
Le second volet de cette enquête sera publié dans quelques jours.
Photo de une : CC Christopher Michel
Notes
[1] Lire ici (en anglais).
[2] Outre un représentant direct de Total, le conseil d’administration de Novatek inclut également Robert Castaigne, ancien directeur financier de l’entreprise pétrolière, qui siège aujourd’hui aux conseils d’administration de Vinci, de Sanofi et de la Société générale.
[3] Plus de détails ici.
[4] Lire par exemple cet article de Libération.
[5] Voir notamment les enquêtes que nous avions réalisées lors des élections américaines de 2012, 2014 et 2016. Sur les importations de gaz de schiste en France, voir ici.
[6] Cette banque était contrôlée directement par le Volga Group, avant d’être confiée à Roman Popov, ancien directeur financier et « homme de confiance » de Timchenko. Elle a depuis été déclarée en faillite et le prêt au Front national a été racheté par une autre entreprise russe dans des conditions obscures.
[7] Sur cette soirée, lire notamment cet article du Monde.
[8] Montoir et Fos sont la propriété d’ Engie, tandis que Dunkerque, inauguré début 2017, est la propriété d’EDF à 65%, du belge Fluxys et de Total. Ce dernier doit être mis en vente cette année.
[9] Du gaz de schiste liquéfié de provenance américaine a déjà été livré à des pays comme la Pologne et la Lituanie.
[10] Sur cette affaire, voir notamment ici.
[11] Les projets de nouveaux gazoducs pour remédier à cette absence ont suscité beaucoup de résistance dans la région de la part des communautés locales et des écologistes, mais aussi, pour des raisons moins nobles, d’ Engie elle-même.
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