Les retraités se mobilisent ? Encore des « privilégiés » !

par Jean Pérès,
jeudi 15 mars 2018

Il faut que les retraités descendent dans la rue pour qu’ils apparaissent à l’écran, à la radio ou dans les journaux. Ce fut le cas en septembre 2017, ça l’est de nouveau en ce 15 mars 2018. Mais cette occasion est rarement mise à profit par les médias dominants pour une approche exhaustive de leur condition et des problématiques qui les touchent. « Les » retraités sont ainsi traités comme un groupe social homogène sans que ces médias ne s’embarrassent d’enquêtes qui mettraient en lumière les inégalités de classe ou entre hommes et femmes – notamment. Ce faisant, leur mobilisation fait les frais de procédés usés jusqu’à la corde, recoupant les biais médiatiques traditionnellement appliqués aux mobilisations sociales.

Mais où sont les retraités ?
Alors que les femmes et les hommes à la retraite constituent 32 % de la population française, ils ne sont que 3 % des personnes représentées sur les écrans de télévision [1]. Par contre, les cadres, professions libérales et chefs d’entreprise qui constituent 9 % de la population prolifèrent sur les écrans : 60 % des personnes représentées. Cette sous-représentation des retraités, qu’ils ont en commun avec les femmes et les ouvriers, mais à un degré supérieur, concerne aussi bien les journaux télévisés que les autres émissions d’information et de débats, ainsi que les œuvres de fiction, séries, etc. Pour ce qui est des autres médias, presse et radio, il n’y a pas d’observations statistiques officielles ; mais il n’est pas besoin d’enquête approfondie pour pouvoir affirmer qu’ils n’évoquent que rarement la vie des retraités, à l’exception des pages locales de la PQR [2] lors de l’inauguration d’un club du troisième âge. En bref, les problématiques économiques et sociales qu’ils traversent brillent, dans les grands médias, par leur absence. [3]
Cette relégation d’une partie conséquente de la population dans une quasi-invisibilité au profit des catégories dominantes en dit long sur la prétention des médias à « refléter » la société dans sa diversité et sur les profils sociaux auxquels ils proposent au public de s’identifier. Elle est d’autant plus significative qu’elle est pour le moins paradoxale : les seize millions de retraités composent, et de loin, la catégorie socioprofessionnelle qui passe le plus de temps à consulter les médias, qu’il s’agisse de télévision, de radio ou de journaux et magazines. Il est vrai qu’aux yeux de la doxa néolibérale que promeuvent les médias dominants, les retraités ne sont que bouches inutiles, parasites entretenus par les « actifs », et qui vivent trop longtemps.
Il arrive cependant malgré tout que les médias s’intéressent aux retraités, en parlent et les invitent à parler, eux et leurs représentants, lorsqu’ils sont directement concernés par une loi et manifestent leur mécontentement dans la rue. Comme ce fut le cas le 28 septembre 2017 à propos de l’augmentation de la CSG sur les retraites, et comme c’est le cas aujourd’hui pour la même raison.

Des « privilégiés », une « génération dorée »
« Les pauvres d’aujourd’hui sont souvent moins les retraités que les jeunes. Je leur demande donc, pour les plus aisés, un effort, je l’ai dit. Et leur effort permet de récompenser le travail ». (Emmanuel Macron, interview au Point, le 30/08/2017)
Il a suffit de ces trois phrases du président Macron pour déchaîner les médias dominants et cadrer leurs productions autour de la question : savoir si les retraités étaient ou non des « privilégiés ». Florilège :
- « La question qui fâche : les retraités français sont-ils des privilégiés ? » (Le Parisien, 05/10/2017)
- « Les retraités français sont-ils des privilégiés ? » (La Tribune, 17/11/2017)
- « Les retraités français trop privilégiés ? » (La Nouvelle République.fr, 06/12/2017)
- « En quoi les retraités français sont-ils privilégiés ? » (La Croix, 07/03/2018)
- « Radio Brunet : Les retraités français sont-ils vraiment des privilégiés? » (RMC, 16/10/2017)
- « Retraités : sont-ils plus privilégiés que la moyenne des Français ? » (Francetv Info, 28/09/2017)
- « Les retraités français sont-ils vraiment des privilégiés ? » (BFM-TV, 16/10/2017)


Rebelote avec le suivi médiatique de la déclaration provocatrice qu’a faite Éric Alauzet, député LREM du Doubs, au Parisien le 5 mars dernier : « Les retraités d’aujourd’hui font partie d’une génération dorée ! Et s’ils ont travaillé toute leur vie, ça ne suffit pas comme argument au moment où il faut trouver de l’argent pour renflouer les caisses de l’Etat. »
- « Les retraités d’aujourd’hui font partie d’une génération dorée » (Le Parisien, 05/03/2018)
- « Selon vous, les retraités appartiennent-ils à “une génération dorée” ? » (Orange, 07/03/2018)
- « Les retraités “font partie d’une génération dorée” selon un député REM » (RTL, 05/03/2018)

Le 31 août dernier, Jean-Jacques Bourdin et ses invités sur RMC illustraient on ne peut mieux l’engouement médiatique pour le thème du « retraité privilégié », a fortiori quand c’est un retraité lui-même qui le met en avant [4]... Mais de quel retraité parle-t-on ? La question n’a pas eu l’air de percuter l’animateur. Elle avait pourtant sa pertinence puisque dès le début de son intervention, l’auditeur affirmait gagner plus de 3 000 euros de retraite par mois.
voir et écouter
https://youtu.be/TVsCALVNDXU

Pas de quoi généraliser à tous les retraités ou d’en faire l’exemple-type d’une « génération » dans son ensemble, ainsi qu’en témoigne le montant moyen des pensions de retraites en France : 1 283 euros net, selon un article de Libération daté de décembre 2017, pointant également les très fortes disparités entre hommes et femmes.
Mais pour Jean-Jacques Bourdin, l’occasion était trop belle ! Arborant une moue approbative, et le pouce en l’air, l’animateur se délectait en écoutant (patiemment, et sans interruption) un auditeur confirmer les poncifs médiatiques.

Tous pareils ?
Traiter des revenus des retraités comme d’un ensemble homogène, en mettant sur le même plan les bénéficiaires du minimum vieillesse (800 euros par mois) et les retraites-chapeaux (à plus de 50 000 euros par mois) des PDG du CAC 40, peut déjà paraître quelque peu incongru. Sans parler d’autres inégalités assez criantes au sein des retraités comme celle entre les femmes et les hommes, les femmes percevant des pensions de 40 % inférieures à celles des hommes, ou entre les cadres et les ouvriers, ces derniers percevant une retraite deux fois inférieure pour une durée de vie à la retraite plus courte de quatre années.
Considérer du coup, les retraités en bloc sous l’angle de savoir s’ils font partie d’une « génération dorée », s’ils sont « privilégiés » ou non, n’a strictement aucun sens ; à l’évidence, certains sont privilégiés, d’autres pas, tout comme dans l’ensemble de la population. Mais ce procédé bien rodé peut servir aussi bien pour dénoncer les prétendus « privilèges » des cheminots (faisant passer des acquis sociaux pour des « avantages » mirifiques et indus), des chômeurs (professionnels du farniente qui ne cherchent pas de travail), des fonctionnaires (surpayés et absentéistes), des immigrés (profiteurs des prestations du pays qui les accueille), et ainsi de suite. Un procédé qui incite le public à considérer ces « retraités » avec un œil suspicieux, et les retraités eux-mêmes à quelque sentiment de culpabilité. À défaut d’évoquer les inégalités au sein des retraités, on préfère les opposer en bloc, soit aux « actifs » - l’usage de cet adjectif comme substantif souligne, par opposition, le caractère supposé passif, parasitaire, des retraités - soit aux « jeunes » : ici pointe l’idée que les « vieux » privilégiés se fichent des difficultés des jeunes, comme si ces difficultés relevaient de leur responsabilité et non des structures économiques et sociales.

On voit que l’information sur les retraités et la CSG a été fortement biaisée par les médias dominants. Il y eut aussi, il est vrai, des reportages et des interviews honnêtes ; mais beaucoup trop rares par rapport à l’avalanche des poncifs répétés à l’envi par un journalisme superficiel qui voit dans cette concurrence mimétique et nulle part ailleurs la garantie (illusoire) de sa pertinence et de sa fiabilité.

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