La France peut-elle sortir du nucléaire?

Hervé Kempf
24 novembre 2011


 
Deux spécialistes répondent : "Oui", estime Thierry Salomon, qui défend un scénario basé sur la sobriété. "Non", rétorque Bertrand Barré, partisan d’une électricité bon marché.

 
   

Vue de la centrale de Fessenheim, mise en service en 1977. AFP/FREDERICK FLORIN

Le choc de Fukushima a conduit à poser une question longtemps interdite : la France peut-elle abandonner l’énergie nucléaire ? Et le débat peut s’organiser, entre deux des meilleurs spécialistes de l’énergie. L’un, Thierry Salomon, est ingénieur énergéticien, et préside l’association négaWatt, qui vient de publier un scénario de transition énergétique. Quant à Bertrand Barré, il a été directeur des réacteurs au Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et attaché nucléaire près de l’ambassade de France aux Etats-Unis. Il est aujourd’hui conseiller scientifique auprès d’Areva. Pour la première fois, ces personnalités très opposées échangent leurs points de vue.

Thierry Salomon, vous présidez l’association négaWatt et vous venez de publier un rapport sur une stratégie de sortie du nucléaire à l’horizon 2050. Quels en sont les principaux axes ?

Thierry Salomon. D’abord, ce n’est pas un scénario de sortie du nucléaire, mais un scénario de transition énergétique. Celle-ci concerne à la fois nos usages et nos besoins en chaleur, en mobilité et en électricité spécifique. Le point essentiel du scénario est la nécessité d’une action très forte sur la maîtrise de la demande énergétique, par la sobriété et par l’efficacité énergétiques. La sobriété appelle à une réflexion sur la façon de consommer l’énergie, ce qui renvoie aux comportements individuels et collectifs. Nous disons qu’il faut limiter les usages extravagants par la réglementation. Il faut réfléchir au bon dimensionnement des appareils, à leur juste utilisation, faire en sorte, par exemple, que les appareils ne fonctionnent que quand il y a quelqu’un pour en bénéficier. On dispose là d’un gisement d’économie considérable, souvent accessible à un coût extrêmement faible.
Le deuxième niveau est celui de l’efficacité énergétique. Il y a de grands progrès à faire sur le rendement des appareils, en considérant toute la chaîne depuis la production de l’énergie jusqu’à son utilisation. Le troisième étage est celui des énergies renouvelables, qui sont des énergies de flux par opposition aux énergies de stock. Les énergies de stock reposent sur des stocks finis que sont le pétrole, le gaz, le charbon et l’uranium. Il faut passer à un autre équilibre, basé sur les énergies de flux, principalement celles du soleil, soit directement, soit par le vent, qui dépend du soleil, ou par la biomasse, qui découle de la photosynthèse.

Et de votre côté, Bertrand Barré, adhérez-vous à ce scénario ?

Bertrand Barré. Dans sa globalité non, à certaines parties oui. On ne peut qu’être d’accord avec tout ce qui est dit sur la sobriété et l’efficacité. Mais il est très ambitieux. En revanche, je ne suis pas convaincu que négaWatt n’est pas fondé sur l’idée de sortir du nucléaire, donc de réduire la part de l’électricité dans la consommation énergétique. Quand on parle rendement et qu’on fait une analyse complète, on constate que le passage par l’électricité se traduit souvent par une économie. Et donc, je compare négaWatt à un autre scénario qui s’appelle Négatep, que l’on peut trouver sur le site Internet de l’association Sauvons le climat : son but est le même, c’est-à-dire diviser par quatre les émissions de gaz à effet de serre en 2050, mais dans l’idée que le problème est surtout de réduire la part des combustibles fossiles.

Dans ces conditions, on peut augmenter la part de l’électricité, donc du nucléaire et du renouvelable dans des proportions accessibles et sans avoir à être trop tyrannique. Il y a des choses à faire, mais le pourra-t-on ? Je prends un exemple : à cause de l’intermittence des électricités renouvelables, ce serait bien de pouvoir faire beaucoup plus de stockage dans les barrages hydrauliques. Cela impliquerait de réaliser quatre ou cinq équipements comme Grand’Maison, qui est le dernier grand barrage construit en France. Eh bien, ces dernières années, quand on a proposé de faire des barrages de beaucoup plus faible ampleur pour régulariser le cours supérieur de la Loire, on en a été empêché par une très vive résistance.

Donc, sur le papier, il y a des choses qu’on trouve bien mais, au moment où il faudra obtenir l’adhésion des populations, ce ne sera pas forcément facile. C’est vrai pour les stations de pompage, comme pour l’éolien au-delà d’une certaine taille. L’exemple du gaz de schiste montre aussi que tout nouvel investissement énergétique est devenu beaucoup plus sensible qu’au moment où en 1974 on a pu lancer le programme nucléaire.


T. S. Mais notre scénario n’est pas tyrannique ! Au contraire ! Il repose beaucoup sur l’action territoriale, c’est-à-dire qu’il considère que c’est à partir des territoires que l’on va développer la production d’énergie. Il suppose que les citoyens comprennent mieux ce qu’est l’énergie, qu’ils se l’approprient. Par exemple, on peut tout à fait imaginer, et cela commence à venir, un éolien beaucoup plus participatif. Quand des citoyens vont voir tourner des éoliennes à proximité, en comprenant qu’ils en sont les premiers bénéficiaires, y compris sur leurs factures, leur regard sera bien différent. Ce qu’il ne faut pas, c’est un éolien parachuté de la même façon que le programme nucléaire en 1974. Mais il n’y a pas que l’éolien. La plus importante des énergies renouvelables sera la biomasse, avec 43 % de nos sources d’énergie.

Du bois, pour l’essentiel…

T. S. Du bois, mais aussi les déjections, les sous-produits agricoles, le biogaz, etc. Et ça, c’est considérable. Mais je voudrais revenir sur l’intermittence de l’énergie solaire et du vent, c’est-à-dire le fait qu’elles ne produisent pas en permanence de l’électricité. Le scénario de négaWatt ne prévoit pas des barrages importants supplémentaires. Pour faire face à la variabilité du photovoltaïque et de l’éolien, une série de stratégies est possible. La première est l’effacement, c’est-à-dire reculer une consommation de quelques heures aux moments de tension. La deuxième est un abandon du chauffage électrique, ce qui réduira les pointes de consommation. Troisième élément, le recours aux réseaux intelligents, dits smart grids, dans lesquels on place de l’intelligence au niveau de la gestion du réseau. Enfin, on propose la « méthanation », qui se développe en Allemagne : c’est la production de gaz méthane à partir de l’électricité en excès. Ce méthane est envoyé dans le réseau de gaz. Au lieu de raisonner seulement sur le réseau électrique, il faut réfléchir sur deux réseaux, gaz et électricité. Comme il y a dans le réseau gaz des possibilités importantes de stockage, cette combinaison permettra d’ajuster offre et demande.

B. B. La production éolienne est prédictible, certes, mais très irrégulière et les pics sont considérables. Puisqu’en gros vous multipliez par vingt le réseau par rapport à aujourd’hui, je ne crois pas que vous réussirez à en faire un avec tellement d’éolien. Même avec beaucoup d’intelligence. Ensuite, votre scénario est effectivement un scénario « tout-biomasse ». Il implique de libérer des espaces, du coup, il faut cesser de manger de la viande et du lait parce que la culture de céréales occupe moins de place. Je trouve que c’est très directif. Il n’est pas sûr que les gens l’aimeraient.

Je vais prendre une image horrible, mais en 1942 quand je suis né, la France ne mangeait pas de viande, et c’était entièrement le retour à la terre. Ce n’est pas mon idéal. Beaucoup de mesures dans votre scénario sont très bonnes, mais poussées trop loin et, surtout, on suppose que tout marche à la fois. Le biogaz, vous le multipliez par trente. C’est beaucoup ! Je ne pense pas que votre scénario réussira à faire baisser la quantité de gaz importé. Et c’est une des choses qui me gêne le plus, parce que, aujourd’hui, le meilleur complément de l’éolien, qui permet de compenser sa variabilité, c’est malheureusement le gaz importé et fossile.

T. S. La comparaison avec 1942, je ne l’accepte pas. Qu’est-ce qui s’est passé depuis ? Nous sommes dans une situation de surconsommation de protéines, et avec des problèmes agricoles importants : par l’importation de soja pour l’alimentation du bétail, on utilise en fait des terres en dehors de notre pays. Nous disons qu’il faut retrouver un équilibre agricole et alimentaire. Par ailleurs, tous les indicateurs montrent que l’on est en surcharge pondérale. Donc, qu’il y ait aussi un lien entre la santé et l’énergie, pourquoi pas ? Il ne s’agit pas d’abandonner la consommation de viande ou de lait, évidemment. De la même façon, 3,4 millions de ménages en France vivent en situation de précarité énergétique, dans des logements qui se dégradent, mal chauffés, de plus en plus humides, et cela induit une mauvaise santé. Il faut donc un grand programme de rénovation énergétique : on baissera les consommations d’énergie et on améliorera le service énergétique rendu, ce qui inclut la santé des plus pauvres. Montons un grand plan qui s’étalera sur deux générations, qui nous conduira jusqu’à 2050. Si on ne le fait pas, si on se contente d’incitations, on restera sur une France à deux vitesses avec en sus des consommations d’énergie et des émissions de CO2 en augmentation.

B. B. Il est certain que la rénovation du logement est nécessaire, et je vous suis, cela ne se fera pas sans réglementation. Mais le rêve des habitants des grandes agglomérations est d’avoir un pavillon de banlieue. Or malheureusement, ce qui est économique en matière d’énergie, ce sont des immeubles. Donc là aussi, il faut aller contre une tendance assez spontanée. Dans un monde parfait ce serait très bien, mais ça n’est pas si facile que ça, d’inciter sans forcer. Tout cela ne pourra pas se faire sans être coercitif.

T. S. On est face à des limites physiques. Et il faut peut-être que nos concitoyens comprennent qu’il va falloir vivre dans ces limites physiques, en cherchant la meilleure harmonie possible par rapport à cela. C’est vrai que ça casse des rêves comme celui du pavillon de banlieue et du développement anarchique. Mais quelle est la contrepartie de ce rêve ? Les gens vivent à trente kilomètres de, par exemple, Montpellier, multiplient par quatre leur consommation d’énergie, ils ont deux voitures, qui passent beaucoup de temps dans les embouteillages. Ils deviennent prisonniers de l’énergie. Si on ne réagit pas aujourd’hui, ces gens auront de vrais problèmes, et pourraient même se retrouver en précarité énergétique.

B. B. Tous vos objectifs sont intéressants, je ne suis pas sûr qu’ils soient crédibles. Que dit l’autre scénario, le scénario Négatep ? Le but n’en est pas de sortir du nucléaire, mais du charbon et du gaz, pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Notre point de vue est qu’il faut beaucoup d’électricité bon marché et stable, et que dans ces conditions, il faut retenir le nucléaire parce qu’il produit beaucoup d’électricité en n’occupant pas beaucoup de terrain et en n’émettant presque pas de gaz à effet de serre. Nous envisageons ainsi à peu près autant de réacteurs qu’aujourd’hui, mais plus gros : environ 60 réacteurs EPR de 1 600 mégawatts, qui s’installeraient sur les sites actuels par remplacement progressif des réacteurs arrivant en fin de vie.

NégaWatt envisage une diminution de 60 % de la consommation d’énergie par habitant. Qu’en est-il dans votre scénario ?

B. B. Une baisse de l’ordre de 5 à 10 %, avec une division par quatre des émissions de gaz à effet de serre.

T. S. Le nucléaire n’est plus une énergie d’avenir, pour plusieurs raisons : la première est la possibilité d’un accident, comme l’a montré Fukushima le 11 mars dernier. De plus, le nucléaire laisse aux générations à venir beaucoup plus de problèmes que de rentes. Qu’est-ce qui est laissé ? Des déchets et des réacteurs à démanteler. Le nucléaire n’ayant pas su résoudre ces questions, nous considérons qu’il n’est pas compatible avec un authentique développement soutenable. De plus, le coût du nucléaire augmente régulièrement depuis une vingtaine d’années, et cela va continuer avec les exigences de sécurité induites par Fukushima. Du côté des énergies renouvelables, le coût baisse régulièrement, et il devrait croiser celui du nucléaire, c’est-à-dire lui être inférieur d’ici cinq à quinze ans. Ceux qui arrêteront le nucléaire ne sont pas que les écologistes, mais bien les financiers et les assureurs.

B. B. Je ne suis absolument pas d’accord. Sur le coût du démantèlement, les Etats-Unis ont déjà réalisé des démantèlements complets de réacteurs du même type que les nôtres, comme à Maine Yankee, et les coûts correspondent à peu près à ce qui était prévu, c’est-à-dire la moitié du coût de construction de l’îlot nucléaire. Quant aux déchets, les coûts estimés restent extrêmement faibles par rapport au prix du kilowattheure. Vous avez raison de dire que jusqu’ici, on n’a pas encore été au bout de la démonstration du stockage géologique. Mais en 2025, on aura un stockage géologique, comme le prévoit la loi, les Suédois et les Finlandais en auront un, et les Américains en ont déjà un depuis 1998, qui reçoit les déchets militaires – c’est le Waste Isolation Pilot Plant, à Carlsbad, au Nouveau-Mexique, à 600 mètres de profondeur. On peut prendre aussi l’exemple des réacteurs fossiles au Gabon, des réacteurs naturels qui ont fonctionné il y a près de deux milliards d’années, et dont tous les déchets sont restés confinés par la couche géologique où ils se trouvaient. Donc le concept de stockage géologique est vraiment fort.

La proposition du candidat socialiste à la présidentielle de réduire la part nucléaire dans le bilan électrique français à 50 % vous paraît-elle satisfaisante ?

T. S. Elle n’est pas claire. Un pourcentage, c’est un numérateur et un dénominateur. Et selon que la consommation augmente ou diminue, les 50 % représenteront un nombre de réacteurs très différent. En fait, le vrai problème est celui-ci : est-ce qu’on met en œuvre des EPR ou pas ? Si on ne le fait pas et qu’on arrive en fin de vie des réacteurs à 30 ou 40 ans, on ira vers une sortie du nucléaire de fait. Le problème, c’est le remplacement par un réacteur qui n’a pas encore produit dans le monde un seul kilowattheure et dont le coût de départ était affiché à trois milliards d’euros alors qu’il se révèle maintenant coûter plus de six milliards.

B. B. Réduire le nucléaire, c’est mieux que vouloir en sortir. Cela dit, je suis parfaitement d’accord : qu’est-ce que ça veut dire exactement ? Est-ce qu’on pense que la consommation d’électricité va augmenter ou va baisser ? Vouloir arrêter maintenant l’ EPR en construction à Flamanville serait un gâchis considérable. Il coûte plus cher que ce qui était prévu, mais c’est un prototype. Quand on lance un prototype, on n’a jamais de certitude absolue de ce que ça coûtera. En revanche, on sait très bien que ceux d’après coûteront moins cher. De plus, la durée de fonctionnement des réacteurs est sans doute plus longue que les trente ou quarante ans évalués que vous mentionnez. Aux Etats-Unis, sur 104 réacteurs, 63 sont déjà autorisés à fonctionner soixante ans. Donc on n’est pas obligé de construire des EPR au même rythme que dans les années 1970 et 1980. Au total, il est effectivement très important d’opérer une certaine transition énergétique, mais garder l’atout nucléaire fait partie d’un bon scénario pour arriver au bon endroit en 2050.

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