Ingénieur de formation, Samuel Furfari a été pendant de nombreuses années une des têtes pensantes de la DG Energie de la Commission européenne. Il explique ici pourquoi les solutions, face à l’augmentation mondiale de la demande en énergie, ne coulent pas de source. Lors d’une présentation à l’Académie des Sciences au Palais des Académies de Bruxelles, il a fait le tour des possibilités. La transition énergétique pendra entre 30 et 50 ans. Sans le nucléaire et une part de production thermique, il ne croit pas qu’on puisse rencontrer le défi énergétique les prochaines décennies. L’énergie renouvelable est intermittente (à l’exception de l’hydro-électrique) et nécessitera toujours un appoint. Il faut, selon lui, sortir d’une approche idéologique.
Samuel Furfari : en 1994 : le directeur général m’a donné une position de responsable environnement à la DG Energie de la Commission européenne. J’y ai travaillé 36 ans comme fonctionnaire européen. Mon combat principal était la lutte contre la pollution à travers une approche politique et scientifique. J’ai participé aux négociations du protocole Kyoto et j’ai conçu et implémenté des politiques « post-Kyoto ». J’ai également promu la maîtrise de l’énergie dans les villes au travers d’une approche décentralisée des politiques en matière d’énergie en concertation avec les élus des villes ou des régions. Tout au long de ma carrière, j’ai pu rencontrer pas mal de personnes qui avaient un agenda caché et qu’il y avait aussi beaucoup d’exagérations. Mais j’ai pu aussi déplorer une consommation exagérée d’énergie en Occident. Pour être clair : si on peut éviter de produire du CO2, il faut bien sûr le faire.
Infobelge : depuis 1970, la demande d’énergie a sans cesse augmenté. Les pays émergents sont en demande croissante. Cette tendance va-t-elle continuer ?
La demande en énergie a en effet explosé dans toute l’OCDE en raison du changement du mode de vie (notamment la santé et l’hygiène, les vacances en voiture et en avion, l’hôtel, le ski et le sport en général, la nourriture) des Occidentaux. Et le reste du monde veut nous copier ! Donc les besoins énergétiques augmentent de manière linéaire. On dit qu’on veut réduire cette consommation. Bien. Mais je ne crois pas que c’est possible en dehors de l’UE. La demande en énergie continuera d’augmenter en raison du rattrapage des pays en développement et de la démographie (même si on s’arrête à 9 milliards d’habitants).
Les Etats-Unis et l’UE diminuent légèrement leur consommation d’énergie mais la Chine prend le relais. Donc un problème chasse l’autre…
La consommation d’énergie par habitant augmente aussi de manière linéaire. Ce n’est pas moi qui le dit. Tous les experts en énergie comme l’Agence internationale de l’Energie ne cessent de le dire. Seuls les naïfs pensent le contraire.
Chez nous, en matière de transition énergétique, il y a la « ligne De Wever » qui prône le maintien d’au moins 2 réacteurs nucléaires au-delà de 2025 (rejoint récemment par les Listes Destexhe) et, à l’autre extrême, les tenants du tout renouvelable à l’horizon 2030-2035. Vous dites au contraire que la transition énergétique prendra entre 30 et 50 ans. Période pendant laquelle le nucléaire jouera un rôle important ainsi que les hydrocarbures dont on ne pourra pas se passer complètement.
Tout dépend de quel pays on parle : Belgique, Europe ou reste du monde ? Dans le reste du monde, les énergies fossiles vont continuer de croître. La production d’énergie renouvelable ne fera qu’absorber une partie de la croissance de la demande. En Europe, on a l’ambition de diminuer notre consommation totale. Cyniquement, on pourrait dire qu’avec les usines qui ferment les unes après les autres, ce sera possible. Ne resteraient en demande d’énergie que les loisirs, le logement et la santé. Il est possible qu’en Europe, la demande se stabilise voire diminue. Idem pour la Belgique. Mais comment va-t-on remplacer les centrales thermiques (gaz et charbon) ? Par des centrales « renouvelables », c’est impossible ! Car le solaire et l’éolien sont intermittents. Les panneaux solaires ne fonctionnent que 11% du temps et l’éolien 21%. Il faut donc un complément : hydrocarbures ou nucléaire.
Sept centrales au gaz
Que pensez-vous de l’idée de remplacer en Belgique nos réacteurs nucléaires par 7 centrales au gaz à l’horizon 2025 (pour autant qu’on soit prêt) ? Est-ce une bonne solution ?
On serait en pleine contradiction puisqu’on va produire plus de CO2 !
Bart De Wever propose de laisser fonctionner 2 réacteurs nucléaires au-delà de 2025. Iriez-vous plus loin en investissant dans de nouvelles centrales ? Y a-t-il suffisamment d’uranium dans le monde ?
Oui. Il y a quantité d’uranium sur la planète. Ne parlons plus non plus de déchets. Ce sont des combustibles épuisés et non pas des déchets ; d’ailleurs en anglais on les appelle « spent fuel » puisqu’on peut les réactiver. Il y a, en réalité, deux obstacles au nucléaire : le matraquage des écologistes et l’horizon qu’il faut offrir aux investisseurs à savoir au moins 30 ans d’activité pour amortir l’investissement de départ. Or avec cette incertitude politique autour du nucléaire, le secteur privé aurait peur d’investir. Si on veut construire une ou plusieurs centrales, il faut une loi qui ne remette jamais en cause la pérennité de la filière. C’est pour cela que le nucléaire est en croissance surtout dans les pays où il a des gouvernements qui ne changent pas d’idées tous les ans.
En Belgique francophone, on est persuadé que le nucléaire est l’énergie du passé…
C’est archi-faux ! C’est l’énergie de l’avenir ! La recherche en la matière se développe dans le monde entier. La recherche fondamentale. Mais aussi la construction de nouvelle filière. Rosatom, l’entreprise nationale de Russie construit actuellement 43 nouveaux réacteurs.
En Europe, seule la France resterait nucléaire ?
Pas du tout. La Grande-Bretagne, la Finlande, la Lituanie la Hongrie, la Bulgarie, sans doute la Pologne, se lancent dans le nucléaire. Le Japon rouvre ses centrales et Hitachi vend des centrales dans le monde… La Chine qui a développé sa propre technologie également s’y met.
La Belgique serait l’exception à sortir du nucléaire ?
Oui. Avec l’Allemagne.
Donc, dans le monde, on investit encore dans cette filière…
Absolument. Le public friand d’innovation va aimer ce qui se prépare aux USA avec les « petits réacteurs modulaires » (SMR pour Small Modular Reactors). Le concept consiste à agrandir celui du sous-marin nucléaire. L’idée est de construire en atelier des petites centrales de 150 à 300 MW (soit un dixième à un tiers d’un réacteur de la centrale de Tihange) ce qui permet de réduire les coûts. Ensuite, on place et enterre sur site le réacteur qui a cause de sa petite taille peut moduler ce que fournit l’éolien ou le solaire. C’est plus flexible que les grosses centrales françaises EPR à 1.600 MW. L’ancien secrétaire d’État à l’Energie de Barack Obama, Carlos Muniz, du fait qu’il était spécialiste en nucléaire, a convaincu l’ancien président des Etats-Unis de financer le développement des nouvelles procédures d’agrégation pour ces nouvelles centrales aux Etats-Unis.
Fusion nucléaire
Et la fusion nucléaire ?
On ne doit rien en attendre à court terme. La recherche fondamentale doit continuer. A Cadarache près d’Aix en Provence, l’UE avec pratiquement tous les pays importants de la planète testent une expérience physique de fusion nucléaire. On investit des milliards, non pour produire de l’électricité, mais pour réaliser une extraordinaire expérience scientifique. On concentre des atomes de deutérium, on tente de les fusionner en espérant produire de l’énergie. Mais on n’est loin de l’application industrielle car pour cela c’est plutôt dans 60-70 ans ou peut-être même pour le 22e siècle. Puisque l’énergie est la même grandeur physique que le travail (le déplacement d’une force sur une distance) tant que les hommes devront travailler et manger, il faudra de l’énergie. Donc chercher des solutions même pour le 22ème siècle est justifié car on ne viendra jamais à bout de la question énergétique.
Côté « solutions », vous évoquez d’abord, ironiquement, la récession. Ainsi de la crise financière de 2007-2008 !
J’utilise souvent cet argument terrible. Car c’est un fait. La crise de 2008 et l’année qui a suivi est le seul moment dans l’histoire pendant lequel la consommation mondiale d’énergie a baissé. Et puis ensuite on est reparti à la hausse. Cela démontre, comme on vient de le dire, que s’il y a crise économique, il y a moins de travail et donc moins de demande en énergie. En cela les écologistes profonds sont cohérents. La meilleure solution pour éviter la consommation d’énergie et son corollaire la production des émissions de CO₂ c’est d’arrêter la croissance. Il n’est pas certain que les jeunes qui manifestent en Belgique ou qui ne manifestent pas dans le reste de l’UE soient disposés à ne pas travailler. Mais puisque nous sommes en démocratie, que ceux qui ne veulent pas consommer d’énergie le fassent. Personne n’est obligé d’aller au cinéma, ou d’aller au restaurant ou de manger de la viande ou d’aller aux Seychelles ou à la Costa Brava, toutes activités énergivores.
Quelles autres solutions sont réalistes ? Vous évoquez le CCS-CCU, l’élimination du CO2 pendant le processus de combustion et la réutilisation du CO2 via la production de méthane…
Aucune n’est réaliste. Le CCS, c’est le « Carbone Capture & Storage ». On capte le CO₂ qui se trouve dans les fumées de combustion et puis on le stocke sous terre pour ne plus le voir. Ce processus de captage existe en réalité dans la production pétrolière et gazière ; elle sont économiques dans ces cas-là. Mais ces processus même s’ils sont courants dans l’industrie chimique consomment énormément d’énergie. Vous perdez en réalité un tiers de l’énergie initiale ! Deux : il faut envoyer le CO2 sous terre dans des roches capables de stocker ce gaz. Pas trop loin de la centrale thermique non plus pour éviter le cout du transport d’un gaz à valeur nulle. Or on construit des centrales là où il y a des besoins d’électricité et non pas dans des zones géologiques propices au captage. Il faut alors repenser la localisation des centrales au gaz et comment transporter, soit le CO2, soit l’électricité. Tout cela a un coût. Et la population refusera très probablement qu’une zone d’enfouissement existe à proximité pour des raisons de sécurité. Les entreprises qui avaient reçu des subventions de la part de la Commission européenne ont donc stoppé cette recherche.
Combustion sans CO2
On ne peut pas envoyer le CO2 dans l’espace ?
Non. Ce sont des volumes énormes… Le CCU (carbon capture and usage), c’est pire. Car il faut d’abord capter le CO₂ et comme on vient de le dire vous perdez un tiers de l’énergie. Dans ce cas, au lieu de l’enfouir, vous le transformez chimiquement. Théoriquement. Mais la loi de Gibbs indique qu’il faut fournir autant d’énergie que le processus qui a permis de libérer l’énergie en créant du CO₂. Pour qu’une réaction ait lieu sans consommer d’énergie il faut qu’elle revienne à brûler du charbon. Mais pour transformer vos produits finaux (les fumées), en produits utiles, il faut utiliser la même énergie que celle produite pour produire les fumées. Le CCU a donc un bilan à zéro en production d’énergie. Impossible équation. Ce sont des principes de base de la thermodynamique. C’est comme si votre pot d’échappement était connecté au réservoir d’essence ! Produire du méthane à partir de CO2, ce serait produire le mouvement perpétuel… C’est utopique. On va vous dire que cela sera possible avec une abondance d’énergie solaire ou éolienne. Commençons d’abord par produire 100% de notre électricité ainsi et puis on verra !
Dans un pays extrêmement ensoleillé, en Algérie par exemple, peut-on envisager 80% d’énergie solaire ?
Non car l’ensoleillement n’est pas permanent et il faut, de plus, de très grandes surfaces. En plus, à proximité du Sahara, il y a des poussières. Il faut nettoyer régulièrement à l’eau les panneaux. Le rendement chute. Les « y a qu’à », cela ne marche pas.
Croyez-vous, comme Elon Musk, aux « tuiles solaires » et aux « vitres solaires » ?
Non pour le deuxième exemple. Car la loi de la physique exige une exposition au soleil le plus proche possible de la perpendiculaire par rapport aux rayons de soleil ; on parle de cosinus phi. La vitre verticale aura toujours un rendement faible ; on a déjà essayé tout cela dans les années 80. Les gens ignorent que tout ce qu’on entend aujourd’hui a déjà été pensé et testé dans les années qui ont suivi les chocs pétroliers des années 70, Les conséquences des crises énergétiques furent alors terribles et beaucoup a été tenté. Rien de nouveau sous le soleil. Ou, soyons positifs, pas grands chose de nouveau sauf le gaz et pétrole de roche-mère (de schiste) et la numérisation qui va nous conduire – qui le fait déjà - à une utilisation plus intelligente de l’énergie.
Donc, pour résumer, il faut miser beaucoup sur le nucléaire…
Oui le nucléaire a un très bel avenir dans le monde mais aussi l’hydroélectricité. Les grands barrages. C’est modulable, renouvelable et en plus vous gérez l’eau et donc l’irrigation, les inondations et les cultures. Mais il faut investir pour longtemps. Donc donner des garanties aux investisseurs privés. Et donc, de nouveau, cela nécessite une sécurité politique.
Vous parlez aussi depuis le sommet de Rio en 1992, des « COP ». Il y en a une tous les ans. Vous parlez de « succès diplomatique et d’échec climatique ». Ces COP servent-elles à quelque chose ?
Avec les résultats du protocole de Kyoto on ne peut objectivement pas dire que cela marche. Ce sont des grands raouts et on avance de quelques pas. A Katowice, ils se sont accordés sur le template, le modèle de rapport à demander aux Etats. On est en pleine bureaucratie ! Depuis la conférence de Rio de Janeiro en juin 1992 lorsque la convention des NU sur le changement climatique a été adoptée, les émissions de CO2 ont augmenté de 56%. On est loin de tout ce qu’on dit et on entend. Notez que ce n’est pas faute de volonté politique. Les politiques et mesures dans l’UE sont prises mais leur mise en œuvre est annihilée par la croissance mondiale.…
On a parlé de planter 6 milliards d’arbres sur toute la planète dans des zones abandonnées. Que cela nous projetterait dix ans en arrière au niveau du réchauffement. Vous en pensez quoi ?
Il faudrait planter des arbres de manière continue ! Mais c’est prévu dans la convention des Nations-Unies sur le changement climatique ; d’ailleurs la Russie conditionne son objectif pris dans le cadre de l’Accord de Paris (COP21) à cette capacité d’absorption des arbres. Ce n’est pas une solution éternelle. Et cela coûte également.
Vision énergétique
On accable beaucoup les automobilistes. Or, la moitié des bouchons sur le ring viennent des camions. Il y a les avions, l’industrie… On se focalise trop sur les voitures ?
Ce n’est pas faux. La volonté est de diminuer les bouchons. A Paris ou à Londres, les transports publics sont efficaces. A Bruxelles, il faut plus de métro. Mais les gens qui habitent en-dehors des centres urbains ont besoin de leur voiture. Idem pour les professionnel et les citoyens qui ont des besoins sociétaux car oui, parfois la voiture est nécessaire voire indispensable. On ne prend plus son automobile pour aller boire un café. Il ne faut pas opposer les modes de transports, chacun à sa valence.
Croyez-vous au ‘tout automobile électrique’ (on parle de 100% en Flandre en 2050 via deux centrales nucléaires supplémentaires) ?
Non, car en matière d’électricité, il y la quantité d’énergie consommée et la puissance. Dans une maison, on sait qu’on peut faire « sauter les plombs » si on consomme trop. Idem pour l’ensemble du réseau électrique. Au niveau d’un pays « les plombs qui sautent », c’est le black-out. Cela arrive si on pompe trop dans le réseau au même moment. Si les voitures électriques se développent et que tout le monde recharge sa voiture entre 18 et 24 heures, on fera « sauter les plombs ». Il faudrait un « smart grid », un système interconnecté intelligent de production électrique entre plusieurs réseaux. Or ce grid, on ne l’a pas ! Quelqu’un m’a rétorqué « on peut s’arranger pour que ça n’arrive pas ». Mais c’est trop facile de dire cela. Qui va investir des milliards pour que « les plombs ne sautent pas » ? Ce seront les citoyens qui paieront encore plus chère leur facture électrique. En second lieu, il faut de la puissance en suffisance et donc éventrer les rues et accotement pour placer de nouveaux câbles plus puissants. Il faut prévoir des investissements importants. Idem pour les bornes de recharge à placer dans les rues. Tout cela est faisable mais coûtera cher. Cela se fera ressentir sur la facture d’électricité des consommateurs. Donc, il faut développer la voiture électrique pas à pas… Interdire le diesel au prétexte que l’on va passer à l’électrique est de la démagogie.
Il n’y aurait donc pas de vision énergétique en Belgique ?
Si. Mais elle est biaisée par l’idéologie du renouvelable et la méfiance envers le nucléaire…
php
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