Le nucléaire, précurseur de l’économie circulaire

Bertrand Barré
28/02/2015

Professeur émérite à l’Institut national des sciences et Techniques Nucléaires et retraité du CEA. Il a été conseiller scientifique d’Areva 
1942-2019



Commentaire
: le nucléaire pour les nuls. Passionnant et instructif.
"L'inconnu est le stimulus de la faculté de connaître."
Georg Philipp Friedrich (1772-1801)

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Loin des idées reçues, le nucléaire civil a très tôt développé des stratégies poussant la récupération du combustible usé au maximum des possibilités afin de limiter le volume des déchets. Bien d’autres aspects montrent que ce secteur est précurseur des principes de l’économie circulaire.

Dans bien des domaines, le nucléaire s’est montré précurseur de tendances modernes. La radioprotection, par exemple, peut être considérée comme une application avant l’heure du principe de précaution, puisque les normes d’irradiation sont fixées à des niveaux très inférieurs à ceux pour lesquels on constate le moindre effet sanitaire et que l’on continue à chercher à réduire les incertitudes concernant l’effet éventuel de très faibles doses. De même, on peut considérer le nucléaire comme un précurseur de l’économie circulaire. Par contraste avec l’économie du gaspillage – dont le briquet jetable pourrait être le symbole –, l’économie circulaire vise à réduire au minimum, à service équivalent, la consommation de ressources naturelles et la production de déchets ultimes. Pour y parvenir, il s’agit de mettre en oeuvre les principes suivants :

– réduction des déchets à la source ;

– réduction au minimum des intrants énergétiques ;

– réutilisation directe des objets usagés ;

– transformation ou refabrication en vue d’une réutilisation ;

– démantèlement et recyclage des matériaux ;

– conditionnement des déchets ultimes pour en faciliter la dis position ;

– disposition des déchets ultimes dans le respect de l’environnement.

Or chacun de ces principes se trouve mis en oeuvre dans le cycle du combustible nucléaire et la gestion des déchets radioactifs qu’il engendre.

On parle bien de "cycle" du combustible
On ne met pas directement du pétrole brut dans le réservoir de sa voiture. De même, on ne met pas directement le minerai d’uranium dans un réacteur nucléaire : il faut le transformer en combustible par une série d’opérations industrielles qui fondent le cycle du combustible. On appelle « amont du cycle » l’ensemble des étapes qui mènent de la mine au réacteur, et « aval du cycle » les étapes qui permettent de recycler les matières récupérables dans les combustibles usés à la sortie du réacteur et de conditionner les déchets radioactifs en vue de leur disposition finale.

S’il n’y a pas de recyclage, et que l’on traite les combustibles usés comme des déchets ultimes, on parle de « cycle ouvert », appellation paradoxale : le cycle complet est fermé. L’amont du cycle comprend l’exploration, l’extraction du minerai d’uranium et sa concentration avant transport, puis l’enrichissement de l’uranium en isotope 235, dont la proportion passe ainsi de 0,7 à 4 % environ, et enfin la fabrication des assemblages combustibles qui pourront être chargés dans le coeur des réacteurs.
Après quelques années à produire de la chaleur que la centrale transforme en électricité, le combustible est usé et doit être remplacé. Mais il contient encore beaucoup de matière recyclable sous forme d’uranium résiduel et de plutonium formé par la réaction.

L’aval du cycle est dédié à la gestion de ce combustible usé sorti de la centrale : récupération de l’uranium et du plutonium et conditionnement du reste des matériaux de l’assemblage – qui constituent les déchets ultimes – pour préparer, après un entreposage plus ou moins long, leur stockage définitif dans une installation ad hoc construite dans une couche géologique profonde qui assurera leur confinement jusqu’à ce que leur radioactivité résiduelle soit devenue inoffensive.

L’uranium et le plutonium récupérés servent alors à fabriquer de nouveaux assemblages combustibles : combustibles en uranium résiduel réenrichi et MOX (mélange d’oxydes), que l’on charge dans les réacteurs à eau sous pression (REP) qui constituent le parc nucléaire actuel d’EDF, et plus tard les assemblages des surgénérateurs « de quatrième génération » RNR (réacteurs à neutrons rapides).




Cycle du combustible nucléaire en France

Amont du cycle, économiser l' uranium et l' énergie

Dans l’amont du cycle, c’est l’enrichissement qui relève le plus de l’économie circulaire. En effet, pour enrichir de l’uranium en isotope 235, il faut de l’uranium naturel, une usine adaptée et de l’énergie pour l’alimenter. Le paramètre d’ajustement est la proportion d’uranium 235 restant dans l’uranium appauvri, résidu de l’opération. Cette proportion est typiquement voisine de 0,25 %. Si on la réduit mais qu’on économise de l’uranium naturel, il faut fournir plus d’énergie.
Le côté « circulaire » de l’opération est que l’uranium appauvri est un résidu, mais pas un déchet : non seulement il est (en faible partie) réutilisé dans les MOX des réacteurs REP actuels, mais surtout il sera – après mélange avec du plutonium « surgénéré » in situ – le combustible de base des réacteurs de quatrième génération RNR (voir ci-après).
En outre, le passage récent, en France, de l’enrichissement par diffusion gazeuse à la technologie d’enrichissement par ultracentrifugation permet une économie d’énergie considérable : l’ancienne usine Georges-Besse, sur le site du Tricastin, utilisait à pleine charge toute l’électricité produite par trois des quatre tranches nucléaires immédiatement voisines. La nouvelle usine, Georges- Besse 2, nécessite 50 fois moins d’électricité.

En aval, réduire au minimum les déchets ultimes
Pour les pays qui ont choisi le cycle fermé, tout l’aval du cycle est application d’économie circulaire. Neuf, un assemblage de combustible pour REP contient 500 kg d’uranium enrichi à 4 % en uranium 235. Dans un assemblage usé, il est possible de récupérer 475 kg d’uranium qui ne contiennent plus qu’environ 0,9 % d’uranium 235, et 5 kg de plutonium (il s’en est formé 15 kg, mais 10 kg ont été consommés sur place). Les 20 kg restants constituent les déchets ultimes.

Après ré-enrichissement, l’uranium récupéré dans les assemblages usés du parc EDF traités dans l’usine Areva de la Hague suffit à alimenter deux tranches nucléaires, tandis que plus de vingt autres ont un tiers de leur coeur constitué d’assemblages MOX. C’est presque 20 % d’uranium naturel que l’on économise ainsi. En outre, un assemblage MOX usé remplace huit assemblages usés standards, ce qui économise les volumes à entreposer.

Avec les déchets du combustible, on fabrique des blocs de verre coulés dans des conteneurs en acier inoxydable, tandis que les parties métalliques des assemblages sont comprimées sous forte pression en galettes, empilées dans des conteneurs similaires. L’ensemble de ces colis est entreposé sur le site de l’usine, dans des bâtiments dédiés, en attendant un stockage géologique.

Depuis 1976, date du début du traitement à la Hague des combustibles usés REP, le volume de déchets issus du traitement d’un assemblage a été réduit par un facteur proche de 10, et les deux types de colis décrits ci-dessus sont devenus le standard international.

Du Mox au RnR
Le MOX est un bel exemple de recyclage, mais il n’est rentable qu’une fois. Traiter un assemblage MOX usé est possible (et démontré), mais peu intéressant dans l’environnement des réacteurs REP, à cause d’une dégradation de la qualité isotopique du plutonium. Le « vrai » recyclage sera possible dans les surgénérateurs RNR de demain.

En effet, quand de l’uranium baigne dans un flux de neutrons, une partie de ceux-ci est absorbée par l’uranium 238 (celui qui constitue 99,3 % de l’uranium naturel) pour former du plutonium. Dans un réacteur REP, quand 100 atomes fissiles (uranium 235 ou plutonium) disparaissent, 60 atomes nouveaux de plutonium sont formés, qui compensent un peu cette disparition. Mais le bilan fissile global est négatif, ne permettant pas d’utiliser beaucoup de cet uranium 238. Dans un RNR, dont le combustible est un mélange d’uranium (naturel ou appauvri) et de plutonium, le bilan peut être positif : pendant la marche du réacteur, on peut former plus de plutonium qu’on en brûle. Par des recyclages successifs, on peut alors consommer une grande partie de l’uranium 238, qui est 140 fois plus abondant dans la nature que l’uranium 235.
Cela veut dire que si l’on pratique ce multi-recyclage, un RNR pourra tirer 70 à 80 fois plus d’énergie de la même quantité d’uranium naturel qu’un REP de même puissance. Mieux encore, il pourra utiliser comme combustible l’uranium appauvri, entreposé en grande quantités, sans avoir à extraire de nouveau minerai. Pour la France, qui possède des stocks considérables d’uranium appauvri, l’enjeu est considérable.

En outre, les RNR pourraient aussi fissionner une partie de ce qu’on considère actuellement comme des déchets ultimes à longue durée de vie, grâce à ce que l’on appelle la transmutation des actinides. La démonstration physique a été réalisée dans le réacteur Phénix, mais il reste à passer à plus grande échelle afin d’évaluer si les avantages de cette opération (simplification du stockage géologique) sont plus importants que ses inconvénients (fabrication et manipulation de combustibles très radioactifs). Ce sera une des missions du démonstrateur ASTRID en cours de développement au CEA.

Vitrification et stockage géologique

Sur nos plages, on voit se multiplier les panneaux attirant à juste titre l’attention sur le temps nécessaire pour « biodégrader » les déchets divers laissés par négligence. On y voit que, même dans le milieu corrosif que constitue l’eau de mer, il faut des millénaires pour dégrader le verre. On trouve dans la nature des obsidiennes, verres naturels d’origine volcanique, qui sont bien plus anciennes que tout verre que l’homme ait fabriqué.

C’est parce que le verre assure un confinement très efficace et durable que nous avons choisi – et la France est vraiment en pointe dans ce domaine – de vitrifier nos déchets radioactifs les plus dangereux. Mais, pour assurer un confinement de très longue durée et protéger les personnes et l’environnement des méfaits de la radioactivité, il est stipulé par la loi du 28 juin 2006 que ces colis seront installés dans un stockage profond, situé à 500 m de profondeur au milieu d’une couche d’argile qui a été stable depuis 120 millions d’années. C’est le projet Cigéo, qui a été soumis l’an dernier à un débat public. Matrice de verre, barrière ouvragée autour des colis, couche d’argile et 500 m de terrain au-dessus constitueront autant de barrières contre la migration des éléments radioactifs jusqu’à la biosphère.

Vitrification et stockage géologique sont ainsi la mise en oeuvre dans le domaine nucléaire des deux derniers principes de l’économie circulaire évoqués supra.

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