Forough Farrokhzad, une rébellion iranienne

Adeline Baldacchino
26/03/2019




Clyfford Still

À l’heure où l’on vient de célébrer un peu partout dans le monde Norouz, le nouvel an iranien ; à l’heure où l’on apprend qu’une avocate iranienne, Nasrin Sotoudeh, enfermée dans la prison d’ Evin, près de Téhéran, se voit condamnée à 33 ans de prison et 148 coups de fouet pour avoir défendu des femmes refusant de porter le voile — ce que le régime a traduit par : « incitation à la corruption et à la prostitution, troubles à l’ordre public, rassemblement contre le régime, insulte contre l’ayatollah Ali Khamenei, guide suprême » ; à l’heure, enfin, où la République islamique d’Iran se voit attribuer un siège au sein du Comité pour la condition des femmes de l’ONU, rappelons le parcours d’une libertaire qui ne se désigna jamais comme telle et paya pourtant au prix cher son désir de liberté : Forough Farrokhzad, cinéaste et poétesse féministe disparue à 32 ans, en 1967.





Une longue pierre blanche dans un jardin. Un petit kiosque l’abrite. Les abricotiers sont en fleur et des allées de roses y mènent. Autour de la dalle, hommes et femmes, la main posée sur le granit, semblent psalmodier quelque poème. Le bruit des jets d’eaux masque à peine les piaillements des oiseaux. La scène est immémoriale et contemporaine. Chaque jour, elle se répète sur la tombe des poètes Hafez et Saadi, à Chiraz, ou Khayyam, à Nichapour. Il importe sans doute, pour prendre la mesure de ce qu’incarne aujourd’hui le destin de Forough Farrokhzad, de commencer par l’essentiel : la place de la poésie dans la culture iranienne.

On pourrait gloser pendant des centaines de pages sur le sujet, maintes fois rebattu. Qu’il existe une sorte de lien consubstantiel entre la littérature persane et l’ethos iranien s’explique pourtant très simplement par l’Histoire. C’est à l’arrivée de l’Islam dans ce qui était alors l’empire perse sassanide que se cristallise, entre le VIIIe et le Xe siècle de notre ère, une forme d’aspiration linguistique à l’indépendance. Elle passe par l’écriture, commanditée par les vizirs perses des premiers gouverneurs arabes, de l’épopée la plus ancienne de l’Iran préislamique : le Livre des rois, ou Shahnâmeh. C’est ainsi que la langue perse, le farsi, résiste et survit, entraînant même la langue arabe dans un processus dialectique d’échanges qui les enrichira toutes deux. Ce persan, tel que « fixé » par le poète Ferdowsi, constitue alors pour quelques siècles la lingua franca1 de cet « âge d’or » à la fois intellectuel, scientifique et littéraire2. Le persan « moderne », succédant au moyen-perse encore écrit en pehlevi, naît en même temps que ses poètes, et les trois noms majeurs de la littérature iranienne — Omar Khayyam (aux XIe-XIIe siècles, si connu pour l’incroyable destin de ses quatrains, les Rubaiyat), puis Saadi (au XIIIe) et Hafez (au XIVe siècle) — deviennent les plus grands représentants de son histoire. Contrairement au vieux français presque incompréhensible pour nous, qui devons « traduire » Montaigne, cette langue des poètes perdure dans sa forme : aujourd’hui encore, tout Iranien, toutes classes sociales confondues, connaît par cœur des centaines de vers, lesquels agissent presque de manière proverbiale — qu’ils illustrent la pensée, introduisent un discours institutionnel ou servent à dire l’amour.

C’est dans ce contexte qu’il faut entendre la voix de Forough Farrokhzad, en imaginant l’audace exceptionnelle qu’il fallut à une femme pour oser se mesurer à la légende : devenir poète, en Iran, c’est tutoyer Dieu, choisir une voie secrète, ésotérique et donc protectrice pour porter les vérités les plus subversives. Car la popularité de la poésie iranienne, nous pouvons sans grand risque émettre l’hypothèse qu’elle tient d’abord à l’exercice d’un pouvoir subtil, celui qui consiste à préserver, sous le couvert de la tradition et des lettres, en apparence innocentes, le brasier libertaire. Il faut lire l’introduction aux poèmes de Khayyam par Sadegh Hedayat, le plus célèbre romancier moderniste et surréalisant de l’Iran contemporain, auteur de La Chouette aveugle et suicidé en avril 1951 à Paris, pour comprendre ce que la poésie promet de liberté dans une société par ailleurs écartelée par les carcans tribaux et religieux. Autour du seul Omar Khayyam3, les thèses les plus folles ont fleuri : celui qui n’a jamais cessé de chanter l’amour des jeunes filles et des jeunes hommes en fleur, celui qui célébrait l’ivresse à longueur de jours et de nuits, celui qui renvoyait dos à dos toutes les religions, celui-là fut-il un véritable athée, protégé par son amitié avec le puissant Nizam al-Mulk, grand vizir des sultans seldjoukides qui lui offrit même l’observatoire d’Ispahan d’où il devait réformer le calendrier ? Ou bien plutôt un mystique illuminé qui, parlant de l’amour humain, ne s’adressait en fait qu’à Dieu — si bien qu’il faudrait lire toutes ses invocations les plus charnelles comme de simples métaphores du désir divin, ainsi que le privilégie la doxa dominante ? La question ne sera jamais tranchée que par ses lecteurs.



Clyfford Still, Sans titre, 1960

Toujours est-il qu’avec les poètes, on ne sait pas, puisque tout est possible, le premier comme le dernier degré, les préservant de fait de l’ire politique et dogmatique. Voici donc ce que représente la poésie iranienne — ce courant souterrain mais persistant de liberté possible dans un monde soumis aux injonctions les plus contradictoires, celles de la beauté et celles du pouvoir, celles de l’amour fou et celles de la chasteté, celles de la chevalerie et celles de la soumission. Ajoutons que Forough naît à l’heure des grands bouleversements, le 29 décembre 1934, tout juste un an avant que l’empereur Reza Shah Pahlavi, père du dernier Shah, officier cosaque devenu commandant suprême des forces armées du dernier souverain Qadjar avant d’être lui-même couronné en 1926, ne donnât l’ordre de transformer le nom historique de la « Perse » en « Iran »4.

L’entre-deux-guerres iranien constitue une période fascinante — la recherche désespérée d’un équilibre des pouvoirs entre les puissances du Grand jeu (britannique et soviétique), et l’ouverture du pays sur une modernité très largement importée de l’Occident provoquent des changements de société majeurs. L’âge légal du mariage des filles est repoussé de 13 à 15 ans (porté à 18 ans en 1974, il allait reculer à 9 ans après la révolution islamique, pour être finalement fixé à… 13 ans en 2002), l’école obligatoire devient mixte en 1936 et les femmes entrent à l’université de Téhéran cette même année, tandis que le port du voile leur est interdit, comme celui des habits religieux pour les hommes dans l’espace public ! Le droit d’être élues et de voter leur sera accordé en 1963, quatre ans avant la disparition de Forough, tandis que la polygamie est drastiquement limitée par une loi de 1967 (imposant aux hommes de recueillir le consentement de leur première épouse pour contracter un deuxième mariage). C’est pourtant dans ces mêmes années 1960 que Forough Farrokhzad va devoir payer au prix le plus cher — celui de l’abandon, du classique reproche de folie et d’hystérie, et surtout au prix de la perte de tout contact avec son fils — le goût d’une liberté qu’elle croyait avoir eu le droit d’acquérir, pour elle et pour toutes les femmes.

Mais d’où vient, d’abord, celle qui va doublement rompre avec la tradition, à la fois en tant que femme émancipée, créatrice à part entière, et en tant qu’elle revendique le droit pour la poésie de parler du quotidien et de la société, de la misère extérieure autant que de la douleur intérieure ? Elle est née à Téhéran, deuxième fille d’une famille de sept enfants. On dit son enfance heureuse, et ses lettres en gardent la trace, malgré la violence d’un père officier de l’armée impériale, « en charge des propriétés royales dans le nord de l’Iran, [qui] avait transformé sa maison en caserne : discipline de fer, exercices obligatoires, travaux imposés et châtiments corporels très sévères5. » La petite fille est de tempérament rebelle et casse-cou ; on lui reproche déjà de se comporter « comme un garçon » : monter sur les arbres et les murs, se battre physiquement, contester vigoureusement les ordres. Elle vit dans une maison au cœur d’un vieux jardin de Téhéran, passe des vacances au bord de la mer Caspienne et des forêts du Mazandaran, où elle vit au contact quotidien de la nature, des fleurs et des animaux. Ses proches racontent qu’elle développe très tôt un désir d’autonomie, mélange de rêverie romantique et de réalisme farouche : sa sœur se souviendra qu’elle rêvait, par les nuits claires passées sur le toit de la maison, d’accéder aux étoiles, « mais pour les ramener sur terre et en faire des colliers. » Complétons le portrait : cheveux courts et bouclés, grands yeux noirs, une voix étonnante et hypnotique dont parlera son fils adoptif, Hossein Mansouri, recueilli suite au tournage de son film au sein d’une communauté de lépreux, La Maison est noire6.


Clyfford Still, PH-950, 1950

La jeune femme finit son lycée puis entreprend trois années d’études techniques et artistiques dans une école d’art. C’est à l’âge de 16 ans qu’intervient l’événement le plus marquant de sa vie, dont les répercussions auront des retombées sur toute son existence. L’amour et le chaos ne sont jamais très loin l’un de l’autre. Tombée éperdument amoureuse d’un cousin âgé de douze ans de plus qu’elle, Parviz Chapour, plus tard caricaturiste célèbre, qui vient alors tout juste de finir des études de droit, elle se bat pour obtenir un mariage qui doit lui permettre d’échapper à sa famille. Ses parents y sont hostiles et l’enthousiasme de Parviz lui-même semble curieusement mesuré. Tandis que les négociations s’éternisent pour des raisons matérielles, Forough commence à écrire, dans un style élégiaque inspiré de la grande tradition persane mais déjà résolument fougueux et plus audacieux que sa famille ne s’y attendait. Deux ans plus tard, à peine mariée et finalement installée dans le sud de l’Iran, elle publie un premier texte érotique qui fait scandale, « Le péché » : « J’ai péché, péché dans le plaisir / dans des bras chauds et enflammés. / J’ai péché, péché dans des bras de fer, dans des bras brûlants et rancuniers. […] L’envie a enflammé son regard, / le vin rouge a dansé dans le verre, / et sur le lit doux, mon corps / ivre de voluptés sur sa poitrine a tremblé. »

Ses trois premiers recueils, La Captive, Le Mur et La Rébellion, développent une veine intimiste et vigoureuse à la fois, fidèle aux grandes thématiques amoureuses de la poésie classique persane et pourtant parfaitement originale en ce qu’elle vise un réel désormais incarné. Celle qui écrit s’avoue de chair et d’os, de plaisir et de peur, ne cherchant pas à s’abriter derrière quelque discours mystique. Elle choque la bonne société qu’affole cette affirmation d’individualité, qui plus est féminine, dans un monde littéraire encore clos. Elle transforme, ainsi que le note son traducteur Jalal Alavinia, la femme jusque-là objet de l’amour en sujet de l’amour, une amante à la hauteur de l’homme qu’elle aime et désire autant qu’il la désire. En outre, elle tend à « inverser le rapport entre la lumière et les ténèbres dans la pensée préislamique des Iraniens, notamment celle de Mani. Si Mani place le combat entre la lumière de l’esprit et les ténèbres de la matière ou la prison du corps au centre de sa dramaturgie, Forough souhaite libérer la lumière du corps de l’esprit ténébreux des conventions sociales7. » Poète des sens et de la relation hommes-femmes, de l’ardeur et des replis de la chair, elle s’inscrit définitivement dans l’avant-garde.

Forough mesure très tôt que son destin sera d’écrire, ses lettres en témoignent dès l’âge de 20 ans, mais aussi qu’elle ne choisira pas la solution de facilité. « Je crois qu’il faut exprimer ses sentiments sans aucune forme de restriction. En principe, on ne peut fixer de limite à l’art, sinon il perd son âme. C’est en suivant ce principe que j’écris des poèmes. J’ai beaucoup de mal, en tant que femme, à garder espoir dans cette société corrompue. J’ai consacré ma vie à l’art et je peux même dire que je l’ai sacrifiée pour l’art. » Dans la même lettre, intitulée « Autoportrait de jeunesse », elle loue Hafez, la poésie érotique de Pierre Louÿs et Baudelaire, mais, surtout, elle aspire à l’égalité des droits entre femmes et hommes : « Je suis tout à fait consciente des souffrances de mes sœurs dans ce pays à cause de l’injustice des hommes et j’emploie mon art en partie pour exprimer leurs douleurs et leurs peines. […] je souhaite que les hommes iraniens renoncent à leur égoïsme et laissent les femmes cultiver leurs talents et leurs goûts. » Elle ne dira pas, jusqu’au bout du chemin de croix qui s’annonce, autre chose.


Clyfford Still, Sans titre, 1948-1949

Car, alors qu’elle croyait pouvoir, en se mariant avec un homme qu’elle trouvait drôle et charmant, cultivé et intelligent, trouver la liberté, elle s’aperçoit vite qu’il va lui falloir déchanter. Parviz est conventionnel et timoré, ne semble pas prendre le parti de sa femme qu’on accuse de débauche quand ses premiers textes sont publiés. Bien vite, leur vie conjugale l’étouffe. Elle demande le divorce. Parviz, avec lequel elle restera pourtant toujours en contact, lui inflige la pire des représailles : il obtient la garde exclusive de leur fils, qui a trois ans en 1955, et lui interdit même de le voir. Elle l’attendra quelquefois à la sortie de l’école pour l’observer en cachette, ne parvenant jamais à rétablir le contact. Cette blessure la marque définitivement au fer rouge de l’injustice et de l’arbitraire absolu. Le pouvoir illimité de l’homme, d’abord le père, puis le mari, la confrontent à la solitude absolue de la femme qui refuse d’abdiquer devant l’ultimatum patriarcal : l’art ou l’amour, le public ou l’intime, la parole ou le silence, l’écriture ou la vie. Elle, qui veut absolument les deux, en sortira mutilée en tant que mère, plus puissante mais plus déchirée en tant qu’artiste. Le témoignage du jeune garçon qui deviendra peintre, interrogé plus tard, est poignant 8 : « Je l’ai rencontrée très peu, quand j’étais très petit. […] C’est comme si vous demandiez à quelqu’un qui a vécu dans un désert de vous parler de la mer… »

À partir de 1955, Forough multiplie les voyages et les projets artistiques, participe aux répétitions de la pièce de Garcia Lorca, Noces de sang, qui doit être traduite et mise en scène par Ahmad Shamlou, l’autre grand nom de la poésie contemporaine iranienne, avec Sohrab Sepehri, dédie pourtant encore un recueil de poèmes à Parviz, puis parcourt pendant un an l’Europe, d’Allemagne en Italie, et publie à son retour nouvelles et souvenirs de voyage. En 1958, c’est la rencontre avec le deuxième grand amour de sa vie, Ebrahim Golestan, écrivain, cinéaste et producteur avec qui elle travaillera et vivra sans doute en union libre jusqu’à l’accident de 1967. Tandis qu’elle suit une formation au cinéma et travaille avec lui sur ses premiers films, elle élabore le grand recueil de sa maturité, Une autre naissance. Elle y assume la double dimension, à la fois intimiste et universelle, d’une poésie en prise sur l’époque et la société. On y trouve le magnifique « Le vent nous emportera », qui devait donner son titre au film éponyme d’ Abbas Kiarostami, mais l’amour et le sens du tragique y côtoient désormais un regard proprement cinématographique : « La vie c’est peut-être une rue sans fin où / passe tous les jours une femme avec son panier. / La vie c’est peut-être une corde / avec laquelle un homme se pend à un arbre. […] La vie c’est peut-être allumer une cigarette / à un moment d’assoupissement entre deux étreintes. »

Car c’est aussi l’époque où Forough, traversée de tensions contradictoires et sujette à des crises de désespoir, tente à trois reprises de se suicider. Elle s’enferme de longues heures pour pleurer, ne supporte pas l’absence de son fils, se heurte sans cesse au mur des conventions sociales. Les témoins et amis parlent d’un « état mental discontinu », d’alternance de périodes d’euphorie légère et d’explosions de terreur ou de chagrin9. À 27 ans, elle écrit à Golestan, « j’ai le sentiment que ma vie est foutue… », et un peu plus tard, « parmi tous ces gens différents, je me sens tellement seule que ma gorge risque de se déchirer en sanglots. Le sentiment d’être hors du monde est en train de m’étouffer », tout en continuant d’aspirer follement à la joie de créer : « L’art, c’est l’amour le plus puissant et il permet à l’homme d’atteindre son entière existence à condition qu’il se soumette entièrement à lui10. » En 1962, elle semble cependant à nouveau happée par sa curiosité pour le monde et déterminée à faire œuvre, dans tous les domaines et bien au-delà de la poésie : c’est elle qui va tourner La Maison est noire, un documentaire exceptionnel sur la léproserie de Tabriz.


Clyfford Still

De cette rencontre avec la véritable misère, elle tire des conclusions universelles sur la solitude de l’humain, la fermeture des sociétés closes sur elles-mêmes, le désir éperdu de vivre malgré tout. Surtout, elle revient de ce tournage avec le petit garçon qui répond, à la question d’un maître lui demandant de « nommer des jolies choses » au cœur de ce village hanté par la laideur et la déchéance physique : « la lune, le soleil, les fleurs, le jeu. » Tout ce qui l’a elle-même sauvée. Hossein, qui a 6 ans, devient son fils adoptif en 1962. L’année suivante, elle travaille à un film « sur la vie réelle d’une femme iranienne » dont elle aurait rédigé le scénario (de mille pages !), elle joue dans des films de Golestan, dans une pièce de Pirandello. Son documentaire reçoit un prix en Allemagne et elle est désormais reconnue en Iran comme à l’étranger : l’ UNESCO lui consacre un film et, en 1965, le réalisateur italien Bernardo Bertolucci fait le voyage en Iran pour tourner un film qui lui aurait été consacré — il en reste au moins quelques images d’un entretien où elle revendique pour les intellectuels la responsabilité du « progrès spirituel » qu’ils doivent s’efforcer d’apporter à la société. Elle assume désormais une position de précurseure de la Nouvelle Vague et peut s’engager dans de multiples projets sans plus tenir compte des critiques acerbes et des remarques désobligeantes qui continuent d’affluer. La carapace qu’elle s’est inventée ne la protège pas tout à fait mais la renforce dans son désir d’aller au bout de son destin créateur.

Sans cesse avide de nouvelles expériences, passionnée de théâtre, elle s’apprête à jouer dans du Tchekhov et à traduire du Brecht. Interviewée au printemps 1964, elle donne un très bel entretien sur la poésie, née de la vie et de l’observation, fenêtre qui s’ouvre sur le monde extérieur, « moyen pour communiquer avec l’existence dans un sens large », faite pour apprendre à voir ce que l’on n’avait pas vu, « résultant des sensations et des perceptions entraînées et dirigées par la pensée » — car elle défend une poésie de contenu, dont le seul objet n’est certainement pas la beauté de la forme. « La poésie est pour moi une chose sérieuse, une responsabilité, une réponse à la vie. […] Je crois [qu’il faut] être poète en tous les instants de la vie. » Ses longs poèmes du dernier recueil, Croyons à l’approche de la saison froide, constituent autant de chants de tendresse parcourus de frémissements d’angoisse : il y est question de « l’accouplement des fleurs » et de « la paroi de féminité de la terre », mais aussi de la police et des abattoirs, de la « corde lâche de la justice » et du « foulard noir de la loi ».

Habitée, engagée, portée par un appétit féroce de vivre qui lui permettait d’affronter l’effroi (« Je viens du milieu des racines des plantes carnivores / et mon cerveau déborde toujours du cri de la panique / d’un papillon crucifié dans un cahier »), elle vivait enfin comme elle l’avait toujours voulu quand, rentrant d’un déjeuner avec sa mère, le 13 février 1967, à 16h30, le véhicule qu’elle conduit, au nord de Téhéran, fait une sortie de route. Éjectée, blessée à la tête, elle s’éteint sur la route de l’hôpital Reza Pahlavi, à 32 ans.

« […] la voix, la voix, la voix, seule la voix demeure.
Dans le pays des nains, les critères de la mesure
Ont toujours tourné sur le parallèle de zéro degré.
Pourquoi m’arrêterais-je ?
J’obéis à quatre éléments,
Et la rédaction du règlement de mon cœur
Ne relève pas du pouvoir local des aveugles.
[…]
Ma lignée des fleurs m’a engagée à vivre,
La lignée des fleurs, vous connaissez11 ?
»



1. ↑ Se dit d’une langue véhiculaire utilisée par un groupe de personnes de langues maternelles diverses.
2. ↑ Voir notamment le passionnant Lost Enlightenment — Central Asia’s Golden Age from the Arab Conquest to Tamerlane de S. Frederick Starr, paru en 2015 à Princeton University Press. 3. ↑ Héros du somptueux Samarcande d’ Amin Maalouf.
4. ↑ Ce changement a encore tout récemment donné lieu à l’une des inénarrables polémiques autour de Bernard-Henry Lévy, lequel déclarait dans un livre et à la télévision, en avril 2018, qu’il aurait été motivé par le désir de contenter l’Allemagne nazie, soucieuse de faire des Iraniens les « Aryens de l’Est ». Cette assertion sur un éventuel rapprochement idéologique avec les nazis a été largement démentie depuis par de nombreux historiens, qui rappellent comment la langue farsie avait toujours préservé le nom d’Iran depuis les Achéménides, l’usage de la « Perse » étant plutôt destiné aux communications avec l’Europe.
5. ↑ Introduction de Jalal Alavinia au très complet volume de Poèmes, 1954-1967, préfacé par Christian Jambet aux éditions des Lettres persanes.
6. ↑ Voir La Nuit lumineuse, qui rassemble tous ses écrits autres que poétiques, aux Lettres persanes, y compris le scénario du film, la correspondance, des articles, nouvelles et entretiens
7. ↑ Introduction aux Poèmes.
8. ↑ Dans La Nuit lumineuse.
9. ↑ Mehdi Akavan Salès raconte son arrivée au studio Golestan dans La Nuit lumineuse.
10. ↑ La Nuit lumineuse.
11. ↑ Derniers vers de « Seule la voix demeure », Poèmes.

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