L’Italie et l’énergie : un cas d’école

Jean-Marc Jancovici

L’Italie va mal. Ou plus exactement son PIB peine à retrouver de la croissance. C’est un des rares pays de l’OCDE qui n’arrive pas à se remettre de la « crise de 2008 », et dans le grand concert de tous ceux qui ont un avis sur la question je vous propose le mien, simplement basé… sur la physique.

Que l’Italie ait un PIB qui est à la peine, les statistiques nous le disent clairement.



Variation annuelle du PIB italien depuis 1961 (courbe bleue ; ce que l’on appelle classiquement « croissance annuelle »), moyenne par décennie (courbe rouge), et courbe de tendance sur la variation (traits pointillés verts). On constate facilement que chaque décennie a été moins « faste » que la précédente depuis le début de cette série, et que la décennie qui a démarré en 2010 affiche un taux moyen de croissance… négatif. L’Italie est donc en récession, « en moyenne », depuis 7 ans. Données World Bank.

Ceci allant généralement avec cela dans les économies occidentales, son ratio d’endettement commence à s’élever vers des sommets, tant pour la dette publique que privée.


Dette publique italienne ramenée au PIB depuis 1995. Données Eurostat. 

Dette des ménages ramenée au PIB pour l’Italie. Données Bank for International Settlements. 

Dette au secteur non financier (entreprises, ménages) ramenée au PIB pour l’Italie. Données Bank for International Settlements.
Tout ceci ne serait pas grave – enfin d’un strict point de vue économique – si la croissance revenait, car alors l’argent permettant de rembourser tout cela serait disponible. Mais pourquoi la croissance ne revient pas ? C’est la faute au manque de réformes, disent les uns. C’est la faute au manque de réformes, mais pas les mêmes (réformes), disent les autres.
Et si c’était tout simplement la faute… au manque d’énergie ? En Italie, comme ailleurs, les machines qui nous entourent partout (laminoirs, usines chimiques, trains, frigos, ascenseurs, camions, voitures, avions, presses à emboutir, tréfileuses, extrudeuses, tracteurs, pompes partout, etc) développent une puissance qui représente 500 à 1000 fois celle des muscles de la population.
Si ces machines manquent d’énergie, elles fonctionnent moins, donc transforment moins, et le PIB s’en ressent. N’est-ce pas cela qui se serait passé ?
Tout d’abord, le fait est que l’énergie disponible en Italie est moins abondante aujourd’hui qu’il y a 10 ans.




Energie primaire utilisée en Italie (ce que l’on appelle parfois « consommation d’énergie primaire ») depuis 1965. On constate un maximum en 2005, soit 3 ans avant Lehman Brothers. Impossible d’imputer la baisse de la consommation à une crise provoquée par l’incurie des banquiers ! 
Il est intéressant de noter que le point haut correspond au maximum de production gazière de l’Algérie (2005), deuxième fournisseur de gaz de l’Italie après la Russie, l’Italie étant par ailleurs un gros consommateur de ce combustible, notamment pour l’électricité. Ce point haut correspond aussi au début de la stabilisation de la production mondiale de pétrole qui a pris place entre 2005 et 2010, et qui a aussi conduit à une baisse de la capacité d’importation de l’Italie en or noir.



Production mensuelle de liquides (pétrole brut et condensats) dans le monde. Données Energy Information Agency. On voit clairement le « plateau » qui va de 2005 à 2010, avant l’essor du shale oil américain, lequel a réalimenté la croissance mondiale, et permis le « rebond » économique qui a suivi. 
Or pétrole et gaz représentaient 85% de l’énergie italienne en 2005 (et permettent 65% de sa production électrique) : moins de pétrole disponible sur le marché mondial (car il faut partager avec les émergents) et moins de gaz disponible en Europe ont conduit l’approvisionnement à baisser avant le début de la crise financière.
En fait, en tendance longue, on constate que, en Italie comme dans tous les pays industrialisés, donc avec des machines qui produisent à la place des hommes, le PIB est asservi à l’énergie disponible.



Variation (lissée sur 3 ans) de l’énergie disponible en Italie (courbe verte) et variation (aussi lissée sur 3 ans) du PIB italien. Il est notable que la tendance est la même pour les deux. Où est la poule, où est l’œuf ? Il suffit pour le raisonnement que moins d’énergie force à moins de PIB ! Et on constate que lorsque le taux de croissance de l’énergie baisse, la variation sur le PIB suit en général de un à deux ans, ce qui accrédite l’idée que quand c’est l’énergie qui est contrainte le PIB est obligé de l’être aussi à la suite. Données BP Statistical Review pour l’énergie et World Bank pour le PIB

Une autre lecture de cette « préséance » de l’énergie sur le PIB peut se retrouver avec une autre présentation des mêmes données.



Energie utilisée en Italie (axe horizontal) vs PIB italien (en milliards de dollars constants) pour la période allant de 1965 à 2017. Les points partent de 1965, en bas à gauche, et suivent ensuite l’ordre chronologique vers le haut à droite
On note que la courbe fait une série de « crosses vers la gauche » en 1974, 1979, et surtout à partir de 2005. La « crosse sur la gauche » signifie que c’est d’abord l’énergie qui baisse, et ensuite le PIB, excluant de fait un enchaînement qui expliquerait la baisse de l’énergie consommée par la seule crise (à ce moment la courbe « tournerait à droite »).

On note aussi qu’après la baisse du PIB qui va de 2006 à 2014, les points s’organisent à nouveau le long d’une ligne qui va de « en bas à gauche » à « en haut à droite », ce qui traduit un PIB qui « repart » à cause d’un approvisionnement énergétique qui fait de même (voir la courbe du haut).
Calcul de l’auteur sur données BP Statistical Review & World Bank

Et plus tard ?

Bon, pour le moment l’énergie est « déprimée », mais rien ne dit que ca va continuer. Sauf que pour les 3 premiers termes de l’énergie utilisée en Italie, c’est mal parti. Le charbon est une énergie qui voyage mal en quantités massives, et sur de longues distances, ce qui explique que l’Italie, qui n’en produit pas, n’en utilise pas beaucoup.



Consommation (traits pointillés) et production (trait plein, en fait à zéro tout le temps !) de charbon en Italie. Données BP Statistical Review. 
Vient ensuite le pétrole. L’Italie importe presque tout, et quand la production mondiale s’est arrêtée de croître en 2005, la consommation italienne a baissé de manière imposée – comme dans tous les pays de l’OCDE – parce que les émergents ont pris une part croissante.



Consommation (traits pointillés) et production (trait plein) de pétrole en Italie. Données BP Statistical Review. 
Vient enfin le gaz. Là aussi, l’Italie a du diminuer sa consommation de façon imposée après 2005, année du maximum de la production algérienne, laquelle lui fournit environ un tiers de sa consommation.



Consommation (traits pointillés) et production (trait plein) de gaz en Italie. Données BP Statistical Review. 
L’Italie a abandonné le nucléaire après Tchernobyl, et donc il n’y a pas cette marge de manoeuvre pour prendre le relais. L’hydroélectricité est au maximum depuis des décennies, tous les sites équipables l’ayant été ou à peu près. En outre l’assèchement du bassin méditerranéen à cause du changement climatique devrait en outre plutôt orienter cette production à la baisse qu’à la hausse.



Production hydroélectrique en Italie depuis 1965, en TWh (milliards de kWh) électriques. Données BP Statistical Review. 
Restent alors les « nouvelles ENR », solaire et éolien. Elles représentent aujourd’hui à peu près l’équivalent de l’hydroélectricité, et comme elles demandent beaucoup de capitaux pour être déployées, l’ironie du sort est que si l’économie « souffre » à cause d’une baisse de l’approvisionnement en combustibles fossiles, il y a moins de moyens pour investir dans ces ENR !





Production électrique non fossile en Italie depuis 1965. On voit que les « nouvelles ENR » (biomasse, éolien, solaire) font un peu plus que l’hydroélectricité, soit 20% de la production électrique. Données BP Statistical Review.
Comme ces nouvelles ENR ne peuvent fournir rapidement de grandes quantités d’électricité, et buteront rapidement sur des problèmes de stockage d’une part, et d’électrification des usages d’autre part, l’énergie utilisée en Italie reste massivement fossile.

 

Part de chaque énergie dans la consommation italienne. Source des données BP Statistical Review. 
Il est donc probable que l’Italie va rester massivement dépendante des fossiles à l’échéance de 10 ou 20 ans, et comme cet approvisionnement a toutes les chances de continuer à baisser, ça veut dire que l’Italie va devoir gérer son destin sans retour de la croissance, voir même avec de la décroissance structurelle.

C’est à cette conclusion qu’amène une lecture « physique » de l’économie. Et ce que nous observons chez nos voisins du Sud est donc, selon toute vraisemblance, la façon « normale » dont un pays industrialisé réagit au début d’une contraction énergétique non anticipée. Comme les autres pays d’Europe n’anticipent pas plus, observons bien ce qui se passe chez eux. Quelque chose de ressemblant a toutes les chances d’arriver aussi chez nous si on ne s’occupe pas sérieusement de la question de l’énergie fossile, ou plus exactement d’organiser la société avec de moins en moins d’énergie fossile, y compris si cela signifie de moins en moins de PIB

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