« Sharing Economy », la révolution de la servitude

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Karim Amellal 
21 mars 2017

silicon-valley

Pour toute une génération de jeunes plutôt privilégiés des centres-villes, il est désormais inconcevable de sortir sans son « smartphone », de se déplacer sans Uber, de voyager sans Airbnb, de dîner entre amis sans Deliveroo. Pour eux, la France devrait être la Silicon Valley et les jeunes Français des « entrepreneurs » en puissance, dans l’espoir d’être un jour millionnaire. Il faudrait des incubateurs partout, des accélérateurs aussi, et pour financer tout ça, de gigantesques fonds d’investissement et des business angels à la Xavier Niel. Ainsi, tout irait mieux : la vie serait plus facile, plus agréable, il y aurait des emplois à la pelle, de la créativité à revendre et des tonnes d’applis pour se faire livrer des sushis au cumin ou inscrire son chat sur le nouveau réseau social des animaux.

Ces gigantesques plateformes, valorisées à des dizaines de milliards de dollars, ces applis réputées cools qui « bouleversent » notre quotidien, d’Uber à Deliveroo, participent de ce qu’on appelle en langage glamour la « Sharing Economy », ou « économie du partage », ou encore l’économie « collaborative ». De façon plus critique, on la surnomme « gig economy », l’économie des petits boulots.

Pourtant, le partage, qui serait contre a priori ? Nous voulons tous partager, c’est bien moralement et ça coûte moins cher. On partage donc des courses, des appartements, tout ce qu’on peut. Et si tout continue comme ça, si des tas d’Uber apparaissent dans tous les domaines, dans l’éducation, dans la santé, pour les enfants, ce serait formidable. Nous vivrions dans le plus beau pays du monde. Nous serions tous heureux.

Sauf que pour l’instant c’est tout l’inverse qui se produit.

À l’ère numérique, l’économie du partage repose sur une nouvelle forme d’organisation du travail, horizontale plutôt que verticale, sur des dynamiques de réseaux qui visent à mutualiser des biens et services par l’intermédiaire de vastes plateformes digitales dites de « peer-to-peer ».

Pour certains, à l’instar du futurologue Jeremy Rifkin (qui avait déjà prophétisé la fin du travail dans les années 90), l’économie du partage porte en elle rien de moins que la fin du capitalisme. Selon lui, la « révolution du coût marginal zéro » (ça ne coûte rien de produire une unité supplémentaire) qui est au cœur de l’économie numérique va permettre de réduire les inégalités et de rendre la société plus juste. La fin du capitalisme, ou plutôt sa métamorphose, repose sur des « prosommateurs » (des producteurs qui sont aussi consommateurs) qui, fonctionnant en réseaux, permettront d’assurer un bien-être général… Cette vision irénique est farouchement battue en brèche par d’autres économistes, comme Robert Reich ou Dean Baker, qui estiment que la dite « économie du partage », loin d’être « disruptive » en apportant un bien-être collectif, accroît les inégalités, la dépendance et la précarité des travailleurs les plus fragiles et, au final, sape l’économie dans son ensemble.

Très à la mode, cette « économie du partage » s’est particulièrement développée dans les secteurs des transports, de la livraison de repas à domicile ou encore du logement. Aujourd’hui, les grandes plateformes d’intermédiation comme Airbnb ou Uber sont valorisées des dizaines de milliards de dollars, ce qui traduit l’espoir et la confiance que certains acteurs financiers placent dans leur essor et leur capacité à remplacer les acteurs traditionnels, physiques et analogiques. Sans prétendre un seul instant faire le tour d’un sujet aussi complexe, essayons tout de même de voir dans quelle mesure cette « économie du partage » est révolutionnaire et à qui elle profite vraiment. Au-delà, s’agit-il d’une vraie rupture ou bien du simple prolongement du capitalisme par d’autres moyens ?

Regardons Airbnb. Sur le papier, formidable : on peut dans n’importe quelle ville du monde loger pour moins cher que dans un hôtel et dans de meilleures conditions. Qui serait contre ce principe ? Airbnb profite pourtant à deux catégories de personnes, et deux seulement : les touristes, jeunes le plus souvent, qui ont les moyens de voyager, de se payer des petits week-ends à Barcelone ou à Londres (voir une étude du Pew Research Center de 2016 ici), et ceux qui sont propriétaires de leur logement, voire de plusieurs logements, et deviennent ainsi des « loueurs professionnels » qui échappent jusque-là largement à la fiscalité.

Qui sont les perdants, ou plutôt ceux qui ne gagnent rien ? Ceux qui n’ont pas les moyens de partir en vacances ou en « week-ends », et l’Etat, donc les citoyens, qui se fait berner sans pouvoir taxer ni ceux qui s’enrichissent grâce à Airbnb ni l’entreprise Airbnb elle-même naturellement, laquelle réalise d’énormes profits dans notre pays mais n’y est pas imposable puisque son siège social ne s’y trouve pas. Au passage, rappelons que 40% des Français ne partent pas en vacances dont les deux-tiers faute d’argent.

Airbnb métamorphose aussi le territoire urbain, et pas dans le bon sens. Un mot résume à lui seul ce phénomène : gentrification. En gros, ça veut dire que les riches chassent les pauvres de certains quartiers, transformant radicalement la physionomie de ces derniers. Utilisée à l’origine pour décrire l’embourgeoisement de quartiers ouvriers à Londres dans les années 60, la gentrification concerne aujourd’hui toutes les grandes villes du monde sous l’effet combiné de l’évolution des moyens de transport, des politiques urbaines de réhabilitation du bâti et de modernisation des infrastructures, du poids croissant du capital financier, parfois de mécanismes de spéculation.

La récente transformation du quartier d’Harlem, à New-York, symbolise cette transformation. L’une des conséquences majeures de la gentrification d’un quartier et d’offrir de nouveaux espaces d’habitation à une population mieux dotée financièrement qui, en venant y vivre, intensifie le phénomène : plus il y a de riches dans un espace, plus celui-ci se renchérit et s’homogénéise. La gentrification produit ainsi des ghettos, non de pauvres, mais de riches 1.

Airbnb n’est pas, seul, à l’origine de ce mouvement, mais il y contribue très fortement en réduisant l’offre de logements sur le marché qui entraîne mécaniquement une hausse des loyers (voir ici par exemple). Un site a même été créé pour mesurer l’impact d’Airbnb sur le voisinage dans de nombreuses villes (voir Paris ici). Ce site, créé par des chercheurs indépendants, dénonce la supercherie d’Airbnb : en fait de louer une chambre dans un appartement – le principe de base -, des loueurs professionnels louent leur appartement entier, voire plusieurs appartements.

A Paris, 86% des locations proposées sur le site sont des logements entiers, contre 52% à Londres ou 53% à Barcelone. A San Francisco, la Mecque des Startuppers, la flambée des prix de l’immobilier résultant de la hausse massive du pouvoir d’achat des geeks de la Silivon Valley est ainsi amplifiée par les locations de courte durée de type Airbnb. En 2015, sur les 10 000 logements proposés en location de courte durée via l’appli, 70% étaient des logements entiers. Autrement dit, plutôt que d’être loués dans des conditions normales à des familles, ces appartements proposés sur Airbnb profitent aux touristes, contribuant au passage à augmenter davantage la pression sur les prix de l’immobilier.

En 2015, un groupe de locataires et de propriétaires, soutenus par des hôteliers et des restaurateurs (qui, eux, créent de « vrais » emplois durables), a lancé un référendum local (la « proposition F ») pour forcer Airbnb à réduire la durée maximale de location d’un logement. Face au lobbying déployé par la firme (8 millions de dollars de communication quand même), la proposition F n’a pas été adoptée. La réponse d’Airbnb (via Christopher Nulty, son porte-parole) à ceux qui s’alarmaient de l’augmentation des loyers fut éloquente : « Le partage de logement permet à des familles de la classe moyenne de joindre les deux bouts et de rester dans la ville ».

De plus en plus de grandes villes tentent de réguler ce phénomène. A Berlin, la municipalité a purement et simplement décidé en 2016 d’interdire la location de logements entiers via Airbnb, et comme les loueurs ne semblaient pas trop prendre cette mesure au sérieux, les autorités ont augmenté l’amende encourue : 100 000 euros pour les contrevenants ! A Paris, la première destination sur Airbnb, la Mairie a elle aussi décidé de sévir et adopté plusieurs mesures pour tenter de contrecarrer ce phénomène (taxe de séjour versée par Airbnb, limitation à 4 mois par de la sous-location d’un logement, obligation de déclarer les revenus issus d’Airbnb, multiplication des contrôles, etc.) 2.

Autre star de la « sharing economy » : Uber, que la dernière levée de fonds a valorisé à la bagatelle de 68 milliards de dollars. Pour la plupart des gourous du web, Uber dans toutes ses déclinaisons : c’est tout simplement génial. Ça répond à un problème considérable, celui des taxis. Comme les hipsters des grandes villes du monde en avaient ras le bol de prendre des taxis chers et incommodes, qu’il faut héler dans la rue et qui parfois sentent mauvais, alors on a inventé Uber. Uber vient vous chercher. Uber, c’est propre, c’est un service impeccable, les chauffeurs sont en costume, les voitures sont de belles berlines très confortables. Et puis Uber, disent ses promoteurs, c’est « win-win » (« gagnant-gagnant ») pour tout le monde : les clients et les chauffeurs.

Mais à qui profite vraiment Uber ? A ceux qui ont les moyens de se payer un déplacement en taxi : les cadres, les professions intellectuelles supérieures. Qui n’en a pas les moyens : les étudiants, les jeunes issus des quartiers défavorisés, ne parlons pas de la France rurale, profonde, où Uber est tout simplement inexistant (en janvier 2017, 11 051 chauffeurs étaient inscrits au registre des exploitants de VTC en Ile-de-France contre 74 en Bretagne et 14… en Corse).

Objection : avant, il y avait UberPop, avec des chauffeurs occasionnels et non professionnels. Bien sûr, les étudiants l’utilisaient davantage puisque c’était moins cher, c’était donc plus « démocratique ». Mais UberPop a été interdit : quelle horreur, alors que ça offrait un complément de revenus facile à plein de gens, mais que ça détroussait des taxieurs qui s’étaient endettés pour acquérir une licence dont le prix atteignait 200 000 euros ! Toujours est-il qu’il ne reste plus que le Uber « normal », une plateforme de VTC, dont le prix des courses est désormais équivalent, voire supérieur, à celui des taxis « normaux ». Et les chauffeurs, c’est-à-dire ceux qui font tourner Uber, qui sont la clé de voute de son succès, sont-ils gagnants, eux ?

L’un des arguments massue des thuriféraires de l’économie du parage, c’est la valeur travail. Avec Uber ou d’autres plateformes de ce type, au moins les chômeurs peuvent travailler, et travailler, c’est mieux qu’être au chômage. Peut-être, mais encore faut-il bien savoir de quel travail il s’agit et dans quelles conditions il s’effectue. Le mythe du chauffeur de VTC, c’est l’ancien chômeur de banlieue, arabe ou noir de préférence, qui grâce à Uber gagnerait 3600 euros par mois nets (selon l’étude-ménage des économistes D. Thesmar, A. Landier et D. Szomoru) et qui est super heureux de travailler. « Uber a changé ma vie », claironne le mythe.

En réalité, un chauffeur Uber est loin de gagner ce que certains imaginent. Petit calcul : admettons qu’un chauffeur travaille 40 heures par semaine, ce qui lui permet de dégager un chiffre d’affaires de 3 680 € à raison de 23 € brut de l’heure. 3 680 €, c’est pas mal, objecterez-vous, vu que le salaire net médian en France s’élève à 1 700 €. Sauf qu’il s’agit d’un chiffre d’affaires, et non d’un salaire net, duquel il faut déduire des cotisations. Décomposons-les donc, ces cotisations.

La commission prélevée par Uber, d’abord (25%) : 920 €, puis la cotisation au RSI (régime social des indépendants) : 200 €, puis des charges diverses (téléphone, etc.) : 200 €. Au total : 1 320 €. Mais ça ne s’arrête pas là : à ces charges s’ajoute bien sûr le coût de la voiture (entretien, parking, essence, etc.) que l’on peut chiffre à 1800 €. Le total des charges s’élève donc à 3 120 €. Le salaire net mensuel vraiment perçu par le chauffeur s’élève au total à… 560 €. A cela, ajoutons qu’en plus d’Uber, 80% des chauffeurs souvent pour d’autres plateformes (« Chauffeur privé », « LeCab », etc.), pour accroître davantage son revenu (AlloCab, etc.), il passe parfois plus de 70 heures sur les routes chaque semaine (la loi leur permet de travailler jusqu’à 60 heures). Selon la même simulation, en travaillant 60 heures, un chauffeur gagne 1 320 € net par mois. Rapporté au nombre d’heures travaillées, cela revient à un salaire horaire de 5,5 €. Pour rappel, le taux horaire du Smic (net) est de 7,58 €. Sur son blog le médiateur désigné par le gouvernement dans le conflit qui oppose les plateformes aux associations Jacques Rapoport, ajoute qu’en travaillant « seulement » 40 heures, un chauffeur Uber ne dispose pas d’un « revenu décent ».

Dans le mythe Uber, il y a aussi l’idée que les ex-chômeurs deviennent entrepreneurs, travaillent « pour eux », sont autonomes, délivrés des chaînes du salariat exécré. En un mot, ils sont libres. Pourtant, sur les 15 000 chauffeurs Uber qu’il y a en France, seul un tiers sont à leur compte, les autres sont… employés par des sociétés de VTC qui captent une grosse partie des revenus engendrés par le chauffeur-employé. Et là, autre gros problème, il faut dire « employé », ou bien « utilisé » et non « salarié », car le chauffeur Uber est (en théorie) un travailleur indépendant et non un salarié. Il n’est pas en CDI ou en CDD mais « auto-entrepreneur », pour coûter moins cher à la société qu’il facture qui, de ce fait, ne paye pas les charges qu’elle devrait. En 2015, l’Urssaf a d’ailleurs lancé une procédure contre Uber pour récupérer les cotisations sociales dues au titre de l’emploi de ses chauffeurs. Car pour l’Urssaf, c’est clair, les chauffeurs sont des salariés, pas des indépendants, car ils sont placés dans un lien de subordination avec leur employeur.

Autre conséquence majeure du statut d’indépendant : celui-ci est beaucoup moins bien protégé : il n’a pas droit à une assurance chômage, n’a pas de congés payés, pas de congés maladie non plus, pas d’indemnités en cas d’accident du travail et, enfin, ne bénéficie d’aucune représentation syndicale. C’est plus compliqué aussi de trouver un logement, quand on ne dispose pas de fiches de paye. D’autre part, l’entreprise qu’il facture ne contribue presque plus au financement collectif de la protection sociale, pourtant pierre angulaire de notre modèle social. C’est embêtant 3, surtout quand la startup met brutalement la clé sous la porte comme c’est arrivé le 26 juillet 2016 à la startup Take Eat Easy, une plateforme de livraison de repas à domicile. Du jour au lendemain, 2500 coursiers se sont retrouvés sans activité, et sans indemnités de chômage.

En fait d’économie collaborative et de partage, les travailleurs sont désespérément seuls et privés de tout moyen de négociation, de contestation ou d’indemnisation. En fait de liberté et d’autonomie, ils sont placés dans une relation de subordination complète par rapport à la startup qui les « emploie ». La « coolitude » des plateformes collaboratives de la « gig economy » est une arnaque à grande échelle, le résultat d’un marketing très bien rôdé qui dissimule derrière des slogans cools, attractifs, une politique hyper-agressive.

Contrairement à ce que pense parfois le bobo parisien qui prend son Uber en sortant d’une soirée bien arrosée, Uber n’est pas une société philanthropique ! Lorsque la startup, qui perd un argent fou (3 milliards en 2016), veut maximiser ses profits, coûte que coûte, elle ne réunit pas ses chauffeurs pour leur expliquer la nouvelle politique de la maison. Elle augmente ses commissions, unilatéralement. Pour démontrer la pertinence de son modèle économique et sa capacité à être rentable, donc accroître sa colossale valorisation, Uber ne va tout de même pas s’embrasser de quelques chauffeurs de banlieue. Ceux-ci, dans l’équation de la startup, ne pèsent pas grand-chose et ils sont même (de plus en plus) encombrants.

Au début, pour les attirer, la rétribution est substantielle. Puis une fois que la marque s’est installée, après qu’elle a capté sa clientèle, elle s’érode: en octobre 2015, Uber a ainsi diminué d’un seul coup les tarifs des courses. Deuxième étape en décembre 2016 lorsque la startup, cette fois, a augmenté sa commission de 25%. Du coup, pour maintenir leurs revenus, les chauffeurs ont du davantage travailler, jusqu’à 50, 60, souvent 70 heures par semaine, de jour, de nuit, les week-ends et les jours fériés. Uber ne connaît pas le calendrier. Il ne connaît pas les congés. Le capitalisme, car c’est bien de cela qu’il s’agit, ignore les gens. Il s’en fiche, il les écrase. Et les gens, c’est aussi les chauffeurs, ceux dont le mythe affirme, grandiloquent, qu’ils vont « gagner de l’argent, à leur rythme, en conduisant ».

Ce qui est fâcheux, c’est quand les chauffeurs de VTC reprennent l’argumentaire d’Uber pour défendre leur statut. Ce qu’une vaste majorité d’entre eux ignorent, cependant : c’est qu’ils sont un énorme fardeau pour Uber qui attend sans doute avec impatience le jour où ils ne seront plus là. Quand ils s’en seront débarrassés. Car même quand ils sont indépendants (la bataille fait rage aux USA aussi où les chauffeurs, pour être mieux protégés, veulent devenir salariés), ils posent des tas de problèmes : ils veulent par exemple assurer leurs vieux jours. Quelle idée… Magnanime, mais surtout sur la pression de mouvements de protestation d’envergure aux Etats-Unis, Uber leur a donc « offert » la possibilité d’ « épargner pour leur avenir », selon leurs termes, et pouvoir souscrire à un compte individuel d’épargne retraite (« Individual Retirement Account ») géré par une plateforme automatisée (un robot, donc).

Quelle opportunité, d’autant qu’Uber offre en prime les frais de gestion et la commission la première année, selon sa technique bien éprouvée : on offre beaucoup au départ, pour attirer et fidéliser, et ensuite on réduit la rétribution. Pour Uber, cette concession risque de coûter cher, or dans son modèle, la réduction des coûts est un impératif catégorique pour davantage valoriser l’entreprise dans la perspective de son entrée en bourse : plus les coûts son bas, plus la rentabilité est assurée, plus l’action vaudra cher lors de la cotation. Donc les histoires de protection sociale, ça ne va pas du tout dans le bon sens. Car dans le monde idéal d’Uber, il n’y a tout simplement… plus de chauffeurs ! Ce n’est pas une blague, Uber songe sérieusement à remplacer les chauffeurs par des machines, en l’occurrence des voitures semi-autonomes (avec un chauffeur pour surveiller) pour commencer, puis des voitures carrément autonomes, commandées à distance. C’est tout le sens du rachat de la start-up Otto en août 2016, spécialisée dans les camions sans chauffeurs.

L’un des arguments massue qu’Uber (et d’autres plateformes collaboratives) répète inlassablement face aux critiques, c’est que ceux qui utilisent le service pour travailler sont heureux. A grand renfort d’études et d’enquêtes de satisfaction, plus ou moins bidonnées d’ailleurs (voir ici), Uber explique que c’est trop cool d’être un chauffeur Uber. C’est en effet ce qui ressort des sondages effectués, du moins en 2015, mais alors ? Il ne s’agit pas de prétendre faire le bonheur des gens malgré eux, mais est-ce dans une société avancée comme le sont la France ou l’Allemagne, un horizon valable que d’offrir à des jeunes en difficultés, ou d’immigrés, dans l’incapacité de trouver de « vrais » emplois correctement protégés et rémunérés… de devenir des chauffeurs sous-payés, non protégés et ultra-dépendants ?

Pour certains, avoir la chance de « compléter ses revenus », selon la maxime de l’ « économie du partage », c’est faire du vélo toute la journée, et surtout le soir. Les applis de livraison de bouffe à domicile qui se sont multipliées depuis deux ans présentent, là encore, au demeurant tous les avantages : pour les restaurateurs, un nouveau canal de distribution et donc des revenus supplémentaires ; pour les consommateurs, un choix fabuleux de mets raffinés sans bouger un orteil de chez soi ; pour les étudiants et autres membres de ce lumpenprolétariat de la « nouvelle économie » de l’argent gagné en s’adonnant à son sport favori : le vélo. Car comme le dit Boris Mittermüller, Directeur Général de Foodora France, le vélo, « c’est jeune, c’est cool ! ». Écolo aussi, à un moment où l’instinct civique gagne du terrain. Et puis, il y a la liberté : travailler quand on veut, sur le « shift » (le créneau horaire) qui nous arrange, prendre les raccourcis que l’on aime, etc. Enfin, il y a l’argent : 20 ou 25 € euros de l’heure (c’est la « promesse » qu’affichent les sites).

Pour ceux qui ont été habitué à enchaîner les heures payées au smic dans la restauration, c’est un vrai progrès. Mais derrière le rêve, la réalité. Pour être coursier à vélo, il faut être auto-entrepreneur, là encore. Un auto-entrepreneur, on l’a dit, ne bénéficie pas de congés payés, pas d’allocations chômage et a une retraite au rabais. Ok, et alors ? C’est pour gagner un peu d’argent en complément de ses études, disent les afficionados des courses à vélo. Sauf que faire du vélo à Paris, ça peut être dangereux, surtout quand il pleut. Certaines firmes ont beau jeu d’offrir une prime de pluie, c’est de l’incitation à se mettre en danger. Et quand l’accident arrive, être auto-entrepreneur ça craint. Forcément, il n’y a pas de couverture sociale contre les accidents du travail.

Sur le Net, les témoignages de chauffeurs ou de coursiers désabusés se multiplient. Loïc racontait ici son quotidien d’auto-entrepreneur chez Deliveroo : la liberté (de travailler quand on veut) transformée en servitude, l’argent facile comme faux nez d’une extrême précarité et de journées à rallonge, épuisantes, pour un salaire net qui, rapporté au nombre d’heures travaillées, demeure faible. Ce que confirme aussi Patrick, un passionné de vélo devenu coursier chez Deliveroo et Take It Easy en janvier 2016. Ce que racontent ces coursiers, c’est une vie de labeur, effrénée et harassante, faiblement payé, où les droits sociaux conquis de haute lutte pendant un siècle sont réduits à néant, où, sous couvert de liberté et d’in « indépendance », le travailleur redevient prolétaire 4.

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Et si « l’économie du partage » était une vraie révolution, au sens propre du terme, c’est-à-dire un retour au point de départ ?

Comme le soutenait l’économiste Jean Vercherand dans une récente tribune, les chauffeurs Uber découvrent ce qu’était le monde ouvrier au XIXe siècle : l’extrême dépendance économique, une vie de labeur sans loisirs, le travail comme seule contrainte. Vercherand prend l’exemple du paradoxe d’Uber évoqué plus haut : plus on travaille, moins gagne d’argent. Il rappelle que cette contradiction apparente n’est pas nouvelle : en 1840, René Villermé soulignait dans son célèbre Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie que l’augmentation du temps de travail se traduisait par… des salaires plus bas. Marx, dans Le Capital, expliquait le phénomène ainsi :

« Les mêmes circonstances qui permettent au capitaliste de prolonger la journée lui permettent d’abord et le forcent ensuite de réduire même le prix nominal du travail jusqu’à ce que baisse le prix total du nombre d’heures augmenté et, par conséquent, le salaire à la journée ou à la semaine. Si, grâce à la prolongation de la journée, un homme exécute l’ouvrage de deux, l’offre du travail augmente, quoique l’offre de force de travail, c’est à dire le nombre des ouvriers qui se trouvent sur le marché, reste constante. La concurrence ainsi créée entre les ouvriers permet au capitaliste de réduire le prix du travail, dont la baisse, à son tour, lui permet de reculer encore plus loin la limite de la journée. »

C’est du reste en se fondant sur ce constat que les premières lois sociales, au XIXe siècle, ont d’abord porté sur la réduction du temps de travail. Plus d’un siècle après, Uber illustre à la perfection la théorie du Capital. Sur un marché du travail très flexible et hyperindividualisé, comme l’était le monde ouvrier au XIXe siècle, les startups de « l’économie du partage » peuvent s’en donner à cœur joie. Le volume hélas considérable de nouveaux prolétaires et la concurrence extrême qu’il y a entre eux leur permet, en toute impunité, de s’affranchir de toutes les nécessités contemporaines qu’ont imposées les grandes lois sociales, sur la réduction du temps de travail, mais aussi sur la protection sociale.

C’est désormais, comme jadis, au travailleur d’assumer les risques inhérents à son travail (les accidents de vélo par exemple) en prenant à sa charge une assurance privée. Privés de toute possibilité de négociation collective organisée (par un syndicat), les travailleurs « indépendants » n’ont plus d’autres choix que de protester par la violence pour tenter de se faire entendre, ainsi que l’ont démontrées les mouvements de colère des chauffeurs d’Uber.

Être indépendant, c’est être seul. Seul face aux risques. Seul dans sa voiture ou sur son vélo. En fait de partage, de collaboration, de réseau, le travail que crée les plateformes est un travail solitaire, qui au final désocialise un peu plus l’individu, l’automatisant. L’individualisation radicale que produit, dans le monde du travail « uberisé », l’économie du partage, c’est l’un des aspects de la thèse radicale d’Evgeny Morozov, l’un des rares à développer une pensée critique globale de l’ère numérique 5, des dangers de la captation des données par les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) à la prolétarisation des nouveaux ouvriers de la « gig economy ».

Pour Morozov, les technologies de l’information créent certes de la richesse et de l’emploi, mais de la richesse pour les monopoles qui marchandisent l’information, et de l’emploi pour ceux qui acceptent de renoncer aux conquêtes sociales pour se transformer en homo flexibus, serviles et corvéables à merci. Dans ce modèle, la régulation est inutile, puisque le marché, selon la vieille théorie de Hayek, s’autorégule. C’est le fameux principe de la « main invisible » selon lequel les actions individuelles des agents économiques s’équilibrent spontanément et contribuent ainsi à la richesse collective.

Ladite « économie du partage », louée pour sa dimension collaborative qui met tous les individus – producteurs et consommateurs – sur le même plan, concourant tous ensemble in fine au bien commun ressemble plus à une belle arnaque qui, sous des oripeaux marketing efficace, veut nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Tom Slee, dans un essai critique et remarqué, déconstruit cette mythologie libertarienne du partage et, chiffres à l’appui, démontre en quoi ledit partage est en réalité une arnaque. Une arnaque pour les travailleurs, mais aussi une arnaque philosophique : les plateformes de peer-to-peer comme Uber ne bénéficient qu’à elles-mêmes, et jamais à la « communauté » (cf. la hausse des loyers à cause d’Airnb ou le contournement de la législation sociale avec Uber).

Derrière le discours lénifiant de ces acteurs (le « win-win », le « partage », etc.), il n’y a que la réalité, toujours plus dure, plus vorace, de firmes mondialisées, de plus en plus puissantes, qu’il devient de plus en plus difficile de réguler et auxquelles les collectivités publiques peinent à demander des contreparties (en termes de fiscalité par exemple). Au fond, conclut Tom Slee, il y a là quelque chose de profondément anti-démocratique qui se cache derrière des slogans vantant un bien-être collectif… qui n’existe pas. Uber, Airbnb et Deliveroo, pour ne citer que ces plateformes-stars, sont les derniers avatars, à l’ère numérique, d’un capitalisme radical, qui veut s’affranchir de toutes formes de règles, de contraintes, de régulations. En fait d’économie de partage, il s’agit d’une économie de la prédation.

À l’heure où la campagne présidentielle française bat son plein et où les projets des principaux candidats libéraux évoquent tous « le numérique » en promouvant tantôt la « Smart Nation » (François Fillon), tantôt les vertus du statut d’auto-entrepreneur (Emmanuel Macron), il est utile que la gauche, à l’instar de Benoit Hamon, développent une vision critique de l’économie numérique. Bien sûr, celle-ci a changé nos vies, les a accélérées, nous connecte en un instant au monde entier et nous donne accès, entre autres, à d’innombrables informations, modifiant profondément notre rapport au monde, à la connaissance, aux autres.

Les innovations induites par les technologies de l’information ont facilité, et amélioré, notre quotidien. Il ne s’agit pourtant pas d’être aveugles : cette économie possède son versant obscur et faire preuve de sens critique ne signifie pas être technophobe. L’ « uberisation » de l’économie et les dangers que celles-ci entraînent pour notre modèle social et, plus philosophiquement, pour notre idée, bien française, du bonheur individuel et du bien-être collectif, doivent nous inciter à penser de nouvelles réponses, de nouvelles formes de régulation, mais aussi de protection, en particulier pour les plus faibles.

Car penser que ceux-ci, grâce aux vertus de l’entrepreneuriat, pourraient devenir en cliquant sur une touche startuppers à succès et millionnaires en puissance est une illusion. Une dangereuse illusion. De la coupe aux lèvres, il y a pourtant un sacré gouffre. La « révolution numérique » est d’abord l’apanage de ceux qui sont au centre, des villes et des réseaux. Les plus faibles, les décentrés, c’est-à-dire ceux qui habitent dans des zones périphériques ou enclavées, restent pour l’instant largement en marge de l’économie digitale et de ses opportunités.

Nous ne sommes pas tous connectés de la même manière, d’abord. La fracture numérique sépare toujours les mêmes catégories de la population : d’un côté les jeunes très diplômés habitant dans les grands centres urbains, de l’autre les ruraux de milieux modestes, souvent vieux. Le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc) ne cesse d’alerter sur les inégalités d’accès à Internet, mais aussi sur les disparités entre les mieux sociaux en matière d’usages. Ainsi, 90% des personnes « déconnectées » n’ont pas le bac et disposent de revenus faibles, en dessous du salaire médian.

En outre, toujours selon le Crédoc, une forte proportion de ménages pauvres (40% en 2013, sans doute moins aujourd’hui) s’estimait déconnectée. Au total, 3,4 millions de foyers restent dépourvus de connexion. Dans une étude, Emmaüs soulignait que 78% des personnes interrogées déclaraient n’avoir pas d’accès personnel et privé à internet. Parmi eux, des chômeurs, des migrants et, plus généralement, des pauvres. Tandis qu’Axelle Lemaire brandissait fièrement la généralisation du haut débit d’ici 2022, des élus qui se sont penchés sur le sujet semblent plus circonspects.

Dans l’économie numérique, ceux qui créent sont surtout ceux qui ont les moyens de créer. Car créer coûte cher : cela requiert du temps, des ressources, mais surtout une capacité à prendre des risques. Or qui peut se permettre, à 20 ans, de consacrer du temps à un projet entrepreneurial, démarcher, en suivant des règles extrêmement codifiées, ces fameux « business angels » pour trouver les ressources financières nécessaires, prendre le risque que, au bout d’un an, le projet foire et qu’il se retrouve donc à la case départ, avec l’échec marqué sur son front ? Le fait est que pour créer sa start-up à 20 ans et prendre le risque d’échouer, il vaut mieux être issu d’une famille aisée, disposer d’un solide réseau – celui de sa grande école ou de ses parents de préférence – et maitriser sur le bout des doigts le langage et les codes qui sont propres à cet univers.

Notons que les gros incubateurs de startups sont situés au cœur de la capitale, ou dans les meilleures écoles qui, à tour de bras, s’efforcent d’accompagner le mouvement de l’économie en multipliant les filières dévolues à l’innovation et à l’entrepreneuriat. Et où Station F, l’incubateur géant créé par Xavier Niel, est-il situé ? Dans le 13ème arrondissement de Paris. Pendant ce temps, le haut débit n’est toujours pas arrivé à Aulnay-sous-Bois et aucun incubateur géant ne s’est installé à Limoges ou Charleville-Mézières.

Tout jeune et « cool » que l’on puisse être, si l’on n’est pas capable de faire une présentation sur Keynote ni un pitch en une minute, si l’on n’a jamais entendu parler de Peter Thiel, de Phil Libin ou de Guy Kawasaki et si Jeff Bezos n’est pas notre idole absolue, la tâche sera très ardue. Cet agrégat de codes, de règles et de mantras forme un logiciel que tout startupper en herbe se doit de maîtriser, car avoir la chance de devenir un « entrepreneur du web » n’est pas donné à tout le monde. Pour ceux qui sont issus d’un milieu modeste, rural ou périurbain, c’est presque perdu d’avance.

Dans la mythologie de l’ère numérique, il y a ceux qui l’incarnent (les gourous), ceux qui s’y reconnaissent (les affidés, ou zélotes) et ceux qui, ne l’incarnant pas et ne s’y reconnaissant pas, restent à l’écart. En gros, il y a, comme à Winston Parva, la ville de banlieue décrite par Norbert Elias, deux catégories : ceux qui sont dedans, les insiders, et ceux qui sont dehors, les outsiders. Les insiders figurent le groupe dominant, les outsiders les marginaux. A Winston Parva, comme au fond dans tout « ghetto », il y a ceux qui ont les codes, qui maîtrisent les signes, et puis il y a les autres, à l’extérieur du bocal, qui se cognent dedans sans parvenir à y rentrer, forcément. Parce que, comme l’explique Barthes, le mythe est une parole, c’est-à-dire un système de communication, un message, une forme, il y a ceux qui peuvent décoder le message, qui possèdent le langage, et ceux qui ne le possèdent pas. Quand on ne possède pas le langage du mythe, on reste à la porte. On continue de zoner. Comme à Winston Parva.


références

1. Voir l’analyse d’Eric Maurin dans Le ghetto français par exemple.
2. Voir l’étude de Monique Dagnaud, « Airbnb ou comment rajeunir l’économie de la rente » (2016).
3. Ce qu’a d’ailleurs souligné le rapport du CNN (janvier 2016) en observant que « le rattachement des droits à la personne ne doit pas impliquer l’abandon de garanties collectives aux droits sociaux (représentation sociale, financement mutualisé, organismes paritaires, etc.). Cela signifie par exemple de définir au niveau interprofessionnel la manière dont un droit va être rendu portable, transférable, d’une activité professionnelle à une autre, et de construire des mécanismes de solidarité pour assurer l’égalité de chacun face à l’exercice de ces droits ».
4. En 2014, la journaliste Sarah Kessler racontait un mois passé à survivre avec des petits boulots trouvés sur la plateforme TaskRabbit, présentée comme le eBay du travail.
5. Voir notamment Pour tout résoudre cliquez ici. L’aberration du solutionnisme technologique (FYP, 2014) ; Le mirage numérique (Les Prairies ordinaires, 2015).


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