Hiver 95, "partir en grève"

"Les vrais hommes de progrès sont ceux qui ont pour point de départ un respect profond du passé. "
Ernest Renan

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La grève et les manifestations de novembre-décembre 1995

Du côté des cheminots, raconter une grève, en faire l'histoire


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J’ai en mémoire la Une du Monde de début décembre 1995 : « Première révolte contre la mondialisation ». Le mouvement est parti d’un point qui a focalisé les colères : la réforme de la Sécurité sociale visant à l’affaiblir pour aller vers une privatisation. Une réforme présentée en octobre par Juppé sous les applaudissements des députés debout, et qui reçoit alors le soutien de Nicole Notat, ­secrétaire générale de la CFDT.

Des contradictions
On sort des années 1980, avec les contre-réformes des gouvernements Mitterrand, les politiques d’austérité, la chute du mur de Berlin ; la perspective du capitalisme comme horizon indépassable pour l’humanité. Se dire anti­capitaliste ou révolutionnaire relève de l’utopie déraisonnable dans cette période.
Le mouvement syndical est affaibli. D’une part, avec l’éclatement des grands secteurs industriels, la fragmentation du salariat et, dans le secteur public, la cohabitation du statut de fonctionnaire et de statuts privés. D’autre part, par son institutionnalisation sous la gauche avec une partie des cadres syndicaux qui ont intégré l’appareil d’État et des orientations qui visent de manière plus ou moins explicite à ne pas gêner le gouvernement.
Mais, malgré tout, il y a eu des luttes : cheminotEs et étudiantEs en 1986, puis en 1988 les infirmières, la grève des « camions jaunes » de La Poste dont est issue Sud PTT… Au début des années 1990, le chômage qui pèse sur la société mène à la création de AC ! [Agir contre le chômage] fédérant syndicats, associations de chômeurs, LDH, etc. En 1995, Chirac met au centre de sa campagne présidentielle le thème de la fracture sociale.
Dans ce contexte, la réforme de la Sécu présentée par Juppé est une évidence pour les partis de droite, mais aussi pour Notat et une série d’intellectuels « de gauche ». À l’opposé d’une mémoire collective qui a encore en tête les acquis de la Sécu, du CNR… En même temps, Juppé s’attaque au statut de la SNCF et aux régimes spéciaux présentés comme privilégiés. Avec aussi l’idée de casser des secteurs susceptibles de se mobiliser. La stratégie de Thatcher en Grande-Bretagne, qui a réussi à briser les mineurs, est sans doute un exemple pour le pouvoir en place.

Une mobilisation généralisée mais différenciée
Le mouvement commence avec une journée de mobilisation le 24 novembre sur la Sécu, à l’appel de l’ensemble du mouvement syndical, y compris CFDT. Le 25, c’est la manifestation historique de 50 000 personnes à Paris pour les droits des femmes. C’est le retour des luttes féministes autour du droit à l’avortement, alors que le mouvement féministe très éclaté et institutionnalisé avait été très affaibli dans les années 1980.
Des cheminotEs partent en grève reconductible à partir du vendredi. Bien que la grève passe le week-end, les doutes persistent sur les possibilités de sa poursuite mais son développement paraît possible. D’autres secteurs entrent en lutte : RATP, La Poste, France Télécom, le secteur public… alors que dans le privé, le mouvement restera très faible.
Avec des secteurs en grève reconductible, les « temps forts », les appels à manifestation, permettent à des salariéEs, du privé comme du public, de faire grève par intermittence, notamment pour participer aux manifestations. L’autre particularité réside dans la multiplication des manifestations en régions, même dans des petites villes, qui permettent de regrouper une grande diversité de salariéEs du public, du privé, de petites entreprises, parfois sur leur temps libre ou des congés. S’exprime ainsi le sentiment d’abandon, de désertification des territoires avec les fermetures d’usines, de services publics. Ce que l’on retrouvera dans les années suivantes.
Ce n’est pas seulement un mouvement de défense de régimes spéciaux et de la Sécu, ce sont bien des enjeux de société globaux qui émergent, contre le développement de la précarité, le refus d’imaginer un futur avec moins de social, moins de services publics. À l’appel des intellectuels en soutien à Notat qui « ose affronter les vrais problèmes », répond celui d’autres intellectuelEs, autour de Bourdieu, qui parle « d’enjeu de civilisation ».
Les gares et d’autres lieux deviennent des lieux de rencontre dans un pays bloqué faute de transports. Beaucoup de gens marchent, font du stop, mais sans hostilité ni sentiment de « prise d’otage », signes du basculement au côté des grévistes avec des enjeux de société qui ont largement transpiré, au-delà de l’appel des intellectuel Es.
Dans le privé, ce sont les syndicalistes qui font grève, voire prennent des heures de délégation pour participer au mouvement. La dimension de grève par procuration comme forme de soutien s’est imposée face aux problèmes d’argent, de peur de la répression.
Mais c’est aussi parce que l’idée de la grève générale est perdue, Mai 68 est déjà loin. Les salarié Es ne l’ont plus dans leur imaginaire et le syndicalisme ne porte pas majoritairement cette stratégie. Nous n’avons pas entretenu collectivement l’idée que la grève générale pouvait être un outil décisif pour bloquer l’économie et établir un rapport de forces pour faire avancer les choses.

Un sentiment de victoire
La réforme des retraites des régimes spéciaux a été retirée, mais rien n’est gagné dans les autres secteurs. Il y a eu des débats sur le fait d’avancer d’autres revendications, par secteur, mais ce n’était pas ce qui mobilisait forcément celles et ceux qui ont participé au mouvement. Cependant, quand on a repris le travail, malgré le retrait des jours de grève, personne ne regrettait d’avoir fait grève, avec l’idée « On a vécu ensemble un super moment ». Le bilan d’un mouvement social n’est pas seulement ce qu’on a concrètement gagné sur les revendications.
Dans les suites de ce mouvement, de nouvelles fractures apparaissent dans la CFDT, qui va poursuivre son évolution dans le syndicalisme d’accompagnement avec une mise au pas de l’appareil.
Les discussions s’ouvrent parmi les forces syndicales impliquées dans le mouvement sur l’existence de deux camps dans le syndicalisme : de transformation sociale et de luttes ou d’accompagnement. La CGT préfère développer sa stratégie du « syndicalisme rassemblé », une stratégie qui n’a pas fonctionné, si on regarde le paysage syndical depuis… Au lendemain de décembre 1995, l’idée était celle de construire un pôle commun FSU-CGT-Solidaires, pas une fusion organisationnelle puisque nous étions ensemble dans la rue contre le Plan Juppé. Il y a eu pendant quelques mois des débats dans le cadre des états généraux du mouvement social, initiés autour de l’appel Bourdieu, avec un travail sur les alternatives possibles. Mais ce travail, souhaité notamment par Solidaires, s’est heurté aux réticences de la CGT qui ne voulait pas d’un cadre permanent d’initiatives avec Solidaires et la FSU.
L’après-95 a vu l’émergence de mouvements portés par les organisations de « sans » : Marches européennes contre le chômage, occupations de logement avec le DAL, occupation de la rue du Dragon avec Droits Devant, luttes de sans-papiers, l’occupation de l’église Saint-Bernard à Paris en 1997. Dans la foulée, naissance du mouvement altermondialiste à Seattle en 1999 et dans le monde entier avec une contestation du modèle néolibéral portée par une diversité de mouvements : paysan Es, migrant Es, syndicats, féministes avec la Marche mondiale des femmes, écologistes…


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La victoire de l’hiver 95 vue par Annick Coupé

Annick Coupé
12 décembre 2019
Annick Coupé était, en 1995, responsable de la Fédération Sud PTT et animatrice du Groupe des 10, devenu l’Union syndicale Solidaires. Elle est aujourd’hui essentiellement engagée dans ATTAC.

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