L’Autorité de sûreté nucléaire est-elle trop sévère ?

huet.blog.lemonde.fr
05/10/2017


La centrale EDF du Tricastin

Les quatre réacteurs de la centrale nucléaire du Tricastin sont à l’arrêt. Sur ordre de l’Autorité de Sûreté nucléaire, émis le 27 septembre. Grognant que cela ne lui semblait pas nécessaire, EDF a respecté l’ordre. Et, du 30 septembre au 4 octobre, les équipes du Tricastin ont successivement mis à l’arrêt les réacteurs, privant le système électrique des 4×900 = 3600 MW de puissance de la centrale. Cette décision et l’obéissance immédiate de l’industriel confirment l’effectivité du pouvoir de contrôle de l’ASN dont la décision ne peut être contournée, que ce soit par l’industriel ou par le gouvernement. Elles posent toutefois une question : l’ ASN serait-elle trop sévère ?

Des exigences exagérées ?


Le siège de l’ASN à Montrouge 
 
Ce n’est pas la première fois que cette question se pose. Autorité de sûreté la plus puissante au monde, l’ASN a déjà montré sa sévérité, par ses exigences de sûreté renforcée pour la prolongation de l’autorisation de fonctionner au delà de 40 ans pour les réacteurs d’EDF ou dans le cadre des mesures post-Fukushima.
Des exigences qui dépassent celles d’autres autorités de sûreté nucléaire et coûtent donc plus cher. Et si le discours public des industriels ne conteste pas ces mesures, une petite musique s’entend de plus en plus dans les couloirs : l’ASN, par des exigences exagérées, mettrait en cause la compétitivité du nucléaire.

Examinons le dernier cas, celui de la centrale du Tricastin.

Le SMS du géologue
La décision de l’ASN résulte d’un long processus d’étude où, souligne t-on à la direction de l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire, «le doute a longtemps profité à l’industriel». Le sujet ? La digue qui sépare et protège la centrale du canal de navigation de Donzère Mondragon. Une protection nécessaire puisque la base de la centrale est située à six mètres sous le niveau d’eau du canal. Une digue antérieure à la centrale, le canal est bien plus ancien, mais dont un tronçon de quelques centaines de mètres où se trouvent les prises d’eau de la centrale pour son refroidissement avait été modifié lors de la construction, à la fin des années 1970.



La carte du risque sismique de France tel que dressée en 1991 puis en 2011 (source IRSN)

De sa mise en service à 2007, aucun doute sur la capacité de cette digue à supporter sans frémir le risque sismique maximal envisagé n’a émergé. De facture classique, la digue était ainsi jugée apte à ne pas s’affaiblir et laisser passer de l’eau. Non seulement en cas de séisme maximal historique de la région, ou SMS du géologue, (ceux dont on a la trace sur les 2000 dernières années) translaté dans un rayon de 50 km autour de la centrale pour en augmenter l’intensité. Mais également en cas de séisme majoré de sécurité (le SMJ des règles fondamentales de sûreté nucléaire) où un coefficient est appliqué au SMS multipliant par cinq son énergie. Ce qui revient à fonder les mesures de protection des bâtiments sur un séisme hypothétique, sans trace historique connue, dont le temps de retour serait de 10 000 à 20 000 ans.

Tradition bétonnière
Pourtant, en 2007 débute un processus d’étude de la digue, dans le cadre de la réflexion provoquée par l’inondation d’une partie de la centrale du Blayais en décembre 1999 qui avait mis hors service des équipements destinés à intervenir en cas d’accident de la centrale.

Ce processus se heurte à un manque de renseignements. Le détail des modifications de la digue n’est plus disponible. C’est l’époque où les ingénieurs de la direction de l’équipement d’EDF sont à l’ouvrage. Héritiers ou acteurs d’une tradition bétonnière bien ancrée dans les barrages construits dans les années 1950 et 1960, avec forces tunnels et digues, ils font confiance à un « état de l’art ». Du coup, EDF se hâte lentement, renvoie le dossier à la Compagnie nationale du Rhône tandis que l’IRSN et l’ASN ne voient pas de priorité à régler d’urgence.

Géophysique, forages et calculs
Tout change avec Fukushima. L’ASN exige alors que l’on pallie le manque de renseignements en se lançant dans des opérations de terrain. Investigations géophysiques, forages dans la digue, prélèvements de matériaux… Le tout afin d’avoir une image très précise de ses entrailles et ensuite d’opérer des calculs de résistance beaucoup plus précis, mettant à profit les avancées des vingt dernières années sur les risques de « liquéfaction » d’un milieu souterrain constitué de sables ou de graviers au passage d’une onde sismique.

Les équipes d’EDF se mettent au travail. Réunissent les informations. Et soumettent le tout au calcul. Résultats : si la digue résiste sans aucun doute à un SMH (séisme historique), elle n’est pas garantie contre un SMS (séisme majoré de sécurité, cinq fois plus énergétique), en raison de son cœur de gravier. Comme c’est son devoir, l’industriel avertit donc l’ASN et l’IRSN des résultats de l’étude. Et la décision de l’ASN tombe rapidement.

La grogne et l’obéissance
Pourquoi, alors, cette grogne plus ou moins discrète d’EDF, signifiant « on n’est pas d’accord, mais on obéit » ? Les opérations à réaliser pour mettre la digue en état de supporter sans dommage un séisme majoré de sécurité sont classiques. EDF annonce qu’elle installe rapidement une protection supplémentaire de 2400 big bags pour renforcer la protection de la centrale. Et annonce un renforcement du tronçon de la digue avec le dépôt de plusieurs dizaines de milliers de tonnes de terre. Le délai pour sa réalisation n’est pas connu, mais d’un mois au minimum. Le coût de cet arrêt se chiffre en production perdue, au maximum 8 Terawattheures, bien plus qu’en coût des travaux.


Les actions d’EDF


Fallait-il pour cela stopper sans délai les quatre réacteurs, alors que la situation est là même que celle prévalant depuis leur mise en service ?

Au fond, la réponse à cette question éclaire la différence de doctrine entre les Etats-Unis et la France. La doctrine française stipule que toute occasion raisonnable d’améliorer la sûreté doit être prise. Tandis que les Etats-Unis n’exigent que le respect du référentiel d’origine, maintenant vieux d’un demi siècle pour les réacteurs les plus anciens.

Or, que savent désormais tant EDF que l’ASN ? Que si un séisme majoré de sécurité survenait demain matin, il est possible que la digue laisse passer de l’eau, que la centrale soit noyée et perde ses capacités de refroidissement des réacteurs. Un tel scénario débouche obligatoirement sur la fusion des cœurs. Certes, la probabilité d’un tel séisme est vraiment très faible… mais le risque, lui, est maximal. Et ne doit pas être pris. D’où la décision de l’ASN. Laquelle n’écarte d’ailleurs pas totalement le risque. Certes, la réaction en chaîne est arrêtée dans les cœurs, mais la puissance résiduelle doit toujours être évacuée, sinon, la fusion surviendrait. Un risque qui diminue chaque jour au fur et à mesure du refroidissement, mais ne disparaît pas.

En prenant sa décision, l’ASN a donc une nouvelle fois montré que la (vraiment très) faible probabilité d’un événement provoquant un risque n’est pas un argument valable pour le prendre au regard de l’importance de ce risque.

On peut tirer quelques leçons de cet épisode :

► avoir une Autorité de sûreté nucléaire très sévère, c’est mieux que d’avoir une autorité trop laxiste, comme l’a montré l’exemple tragique du Japon.

► avoir une Autorité de sûreté nucléaire indépendante qui a le pouvoir de stopper toute installation sans en référer au gouvernement, c’est mieux que d’avoir un service ministériel sous tutelle gouvernementale.

► L’ASN est indépendante depuis 2006, avec le vote de la loi TSN et exerce depuis sa fonction avec sévérité. Pourtant… cela n’a rien changé au regard que les Français portent sur son action, comme le montre le dernier « baromètre » de l’IRSN. Selon cette enquête d’opinion réitérée chaque année, 55% des Français estiment que l’ASN ne leur dit pas la vérité sur les risques nucléaires. Un chiffre qui monte à 66% pour les journalistes, 88% pour le gouvernement et 92% pour « les hommes politiques » (pour les femmes la question n’est pas posée…).



Comme le montre le tableau ci-dessus le passage de service ministériel à Autorité indépendante n’a pas changé grand chose à cette appréciation très négative.


► Du coup, le paradoxe joue à plein : alors que la décision de l’ASN améliore la sûreté de la centrale du Tricastin, il est probable que cet épisode va augmenter la défiance des Français…

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