Medvedkine, ou les ouvriers-cinéastes

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Par Thibauld Weiler 
Commentaire : quand les prolétaires faisaient leur cinéma.



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Les groupes Medvedkine ? L’histoire d’un collectif d’ouvriers-cinéastes qui, pendant près de 7 ans, de 1967 à 1974, réalisa des films de luttes — initialement orientés vers la grève qu’ils menaient dans leur usine Rhodiaceta, à Besançon et à Sochaux. Ces expériences filmiques restent aussi rares que précieuses : elles sapent les bases du mode traditionnel de production (notamment dans l’organisation du travail et la répartition des tâches, au tournage comme au montage) et défont les frontières entre filmeurs et filmés (et, dans ce cas précis, entre artistes cultivés et travailleurs modestes). Retour sur ce cinéma « armé ».



« De quoi je vous parle ? D’une utopie. De quelques dizaines d’ouvriers des usines Rhodiaceta de Besançon et Peugeot de Sochaux d’un côté, d’une poignée de cinéastes, réalisateurs et techniciens de l’autre, qui ont décidé, à cette époque-là, [la fin des années 1960, ndla], qui n’est pas n’importe laquelle, de consacrer du temps, de la réflexion, du travail à faire des films ensemble1. » L’écho de ces mots d’ouvriers fait résonner la rime que les groupes Medvedkine n’ont cessé d’opérer : le mariage entre quête artistique et conquête politique. Pendant sept ans, de 1967 à 1974, des ouvriers formés par leurs comparses cinéastes ont constitué deux collectifs filmiques aux pratiques artistiques et militantes non-conformes aux grandes normes en vigueur. Au cœur de leur projet, une praxis qui recolle les fragments d’un travail divisé pour une autogestion au long cours : du financement à la diffusion, en passant par la réalisation, les groupes Medvedkine ont bâti, en marge d’un cinéma à l’organisation rigide et verticale, les fondations d’une forme horizontale et souple. Cette chaîne de production, pensée et maîtrisée de A à Z, est devenue le creuset d’un nouveau matériau militant, le film, dont les forces et les formes devaient servir l’effort des ouvriers : dans leur lutte, il serait leur allié ; dans leur vie, il serait leur ami — car leur cinéma, loin de sacrifier la beauté sur l’autel du combat se transformerait vite en un laboratoire de recherches formelles censées les éduquer, les enrichir et les élever. Ainsi le film est-il devenu leur « arme2 » — arme féconde s’il en est — capable de projeter sur l’écran troué des représentations toutes faites des images qui, d’un même geste, documentaient, libéraient et exaltaient leur existence.

Deux groupes, en somme, fondés d’abord à Besançon puis à Sochaux au tournant des années 1960 (1967 pour le premier, 1969 pour le second) au cours d’une grève lancée et menée par des ouvriers de la Rhodiaceta, filière textile du groupe Rhône-Poulenc. Une grève remarquable — la première occupation d’usine en France depuis 1936 — et remarquée : dès ses premières heures, les formes qu’elle prend sont filmées par un cinéaste, Chris Marker, vite rejoint par ses pairs, à l’instar de Jean-Luc Godard ou de Joris Ivens. Ensemble, ils prendront part à la naissance du premier groupe en mettant leur savoir au service de ses membres. Ces derniers, en effet, étrangers tout d’abord aux formes de l’image, du montage et du son, deviendront, par leur biais, des opérateurs polyvalents et compétents, capables d’exercer dans un domaine comme dans un autre, et donnant, de fait, un sens pratique au terme « collectif » qui sera la signature de tous leurs films. Cela dit, il serait presque injuste de lire l’histoire de ces groupes à la lumière des seules techniques portées par ces professionnels, de même qu’il serait réducteur de faire de la grève la seule matrice de ce mouvement.


L’histoire des groupes Medvedkine a d’abord été écrite par la main d’un ouvrier, Pol Cèbe, presque dix ans plus tôt. Membre de la bibliothèque du comité d’entreprise de la Rhodiaceta, premier président, en 1959, du Centre Culturel Populaire de Palente-Les Orchamps3, dit CCPPO, Pol Cèbe participa à l’éveil et l’animation culturelle ouvrière de la région de Besançon. Il fit de ce centre, inspiré du mouvement Peuple et culture (projet d’éducation populaire lancé à la Libération) un lieu de découvertes culturelles et d’animation sociale. Au programme : expositions, spectacles, lectures de poèmes, pièces de théâtre et projections de films, le tout dans un espace qui, de l’aveu de l’ouvrier René Berchoud, transpirait « la générosité des petites gens, se rassemblant en petites fêtes. La première fois, c’était autour du film de René VautierAfrique 50 ; puis L’Accordéon4, la fête des mères débouchant sur Les Raisins de la colère […]. Ça et le regroupement des commandes de charbon et d’achat de cocottes-minute, même combat. C’était de l’ entr’aide… C’est quoi d’autre la culture ? » Question rhétorique, qui avait toutefois le mérite de soulever une seconde interrogation, plus complexe et retorse : qu’est-ce qu’un « militant de la culture populaire » ? Pol Cèbe aurait sans doute signé Le Manifeste de Peuple et Culture qui, dès 1945, trouvait dans le « militant politique » et le « militant de la culture populaire » deux activistes marchant main dans la main : « l’un cherche surtout à transformer les institutions, l’autre cherche essentiellement à transformer les hommes5 ». En tout cas avait-il eu l’audace de projeter des œuvres interdites (Afrique 50 de René Vautier) ou explicitement engagées (les documentaires de Joris Ivens) et de les faire entrer en résonance avec les luttes dont sa ville, Besançon, était le théâtre.


Extrait de Afrique 50

Mars 1967 : les usines Rhodiaceta se mettent en grève. Pol Cèbe et René Berchoud qui, déjà à l’époque, avaient des contacts étroits avec Chris Marker, l’invitent, « s’il n’est pas à Cuba ou en Chine », à venir voir ce qui s’y passe. Marker arrive, filme, et noue des liens solides avec le CCPPO et ceux qui le fréquentent. Ces liens n’auront de cesse de se tisser jusqu’à l’automne et la projection de Loin du Vietnam (film conçu, tourné et monté à plusieurs, Marker en tête), avant de se défaire plus tard, à l’hiver, à l’occasion d’une seconde projection, toujours pour un film de Marker, À bientôt j’espère. Les raisons du divorce ? Ce documentaire, justement, qui selon les ouvriers les aurait trahis : cette plongée dans leur grève et les combats qui, pendant plusieurs mois, l’ont rythmée, ne montre qu’une toile « triste » et « romantique » — triste pour son paysage sans horizon, romantique pour son modelé éclatant et presque idéaliste d’une action ponctuelle, la grève, qui éclipse les combats âpres de chaque jour. Marker écoute, encaisse, réfléchit et répond : seuls les ouvriers seraient capables de réaliser un film fidèle à ce qu’ils sont ; nul autre qu’eux ne saurait mettre en forme la silhouette de leur réel. Mais encore faut-il, pour cela, qu’ils comprennent et contrôlent les moyens mêmes de leurs images, c’est-à-dire les outils qui les font : caméra, magnétophone et table de montage, au sein d’un processus de production dont ils auraient l’entière maîtrise. Les groupes Medvedkine naquirent de là.

Un mot, tout d’abord, sur ce nom, « Medvedkine ». Ce patronyme renvoie à Alexandre Medvekine, cinéaste soviétique connu pour avoir parcouru l’URSS des années trente à bord du « ciné-train » : plusieurs wagons remplis de matériel (caméras, pellicules, table de montage et projecteurs) circulant tous les jours de villages en villages et projetant dans chacun d’eux des plans tournés la veille. Alexandre Medvedkine et son équipe de techniciens et comédiens filmèrent et cosignèrent avec des paysans, des ouvriers et des mineurs rencontrés sur leur route, des « agit-films » et des « ciné-journaux » traitant sans fard des soucis quotidiens qui gangrenaient l’URSS. La participation de la population était sincère, le contact direct et l’échange réciproque. Le « ciné-train » s’arrêta définitivement en gare en 1935, mais laissa dans les mémoires des traces qui traversent le temps. Ainsi, Pol Cèbe, conseillé par Marker, proposa-t-il ce patronage aux futurs membres du groupe, qui reconnurent une filiation : le collectif avait son nom ; maintenant il lui fallait modeler son corps.
Quelle colonne vertébrale pour cet être à plusieurs têtes ? En ses débuts, deux béquilles le maintiendraient debout : SLON — Société pour le Lancement des Œuvres Nouvelles, la société de production fondée par Marker — et les formations offertes par les techniciens. Sur SLON, tout d’abord : la difficile distribution de Loin du Vietnam (le film connaît quelques projections mais sort des salles obscures après qu’un groupe d’extrême droite a mis l’une d’elles à sac) avait persuadé Marker du besoin impérieux de contrôler la production, soit la triade financement-mise en scène-diffusion. Aussi décida-t-il, au début de l’année 1968, de fonder SLON6, coopérative de production composée essentiellement de bénévoles et dont le capital initial s’appuyait sur la vente d’images aux télévisions étrangères. Le technicien Inger Servolin le rappelle : « SLON n’avait aucun soutien financier, et pas de mécènes. […] Cette pauvreté était partagée par les ouvriers-cinéastes. Nous [leur] fournissions la pellicule et, au début, le matériel de tournage. Les ouvriers se sont constitués en “groupe Medvedkine” au sein du CCPPO, qui a trouvé une vieille table de montage Atlas sur laquelle, par la suite, a pu être monté Classe de lutte. Le groupe Medvedkine a donc réussi à être rapidement autonome en ce qui concerne le matériel de tournage et de montage. SLON continuait à fournir la pellicule — souvent de la récupération — amenée au pot commun par des amis cameramen, et assurait par la suite toutes les autres opérations, repiquage du son, développement et tirage de la copie de travail. […] Les frais de laboratoire étaient pris en charge par SLON, et ces travaux de laboratoire — toujours chers — nous posaient de véritables problèmes de financement7. » Problèmes perpétuels mais solutions certaines : SLON finança les films du groupe, tout en formant, en amont, l’ensemble de ses membres.


Chris Marker (DR)
 
Image, montage et son : trois axes d’instruction filmique dispensés pendant plusieurs mois à l’aune d’une pédagogie souple, pensée et appliquée loin des carcans paternalistes. Georges Binetruy le rappelle : « On se méfiait de tout le monde, en particulier des Parisiens qui arrivaient bourrés de pellicule et de caméras, mais dès les premiers stages, on a compris qu’ils ne venaient pas nous faire la leçon, plutôt nous transmettre une formation technique qui devait nous libérer l’esprit par les yeux8. » Et le « tourneur-filmeur » Henri Traforetti de poursuivre : « On a commencé par les stages photos d’Ethel Blum. Elle venait nous voir une fois par mois, dans la petite pièce du CCPPO, et le reste de sa formation se déroulait par correspondance. On lui faisait parvenir nos planches-contacts, des reportages-thématiques sur la ville à partir de nos synopsis collectifs, et elle nous renvoyait ses commentaires, avec un mot très personnel pour chacun d’entre nous. […] Ensuite, le passage à la caméra s’est fait assez naturellement, avec l’aide de Jacques Loiseleux. En fait, il s’agit toujours de regarder dans un œilleton pour voir les choses de la vie et cadrer ses idées9» Rapport égalitaire entre « maîtres » et « élèves », personnalisation de la pédagogie, densité et complémentarité des connaissances, appropriation et application personnelle des savoirs dispensés : l’enseignement donné est l’image même d’un façonnement intime. Ces connaissances acquises par l’ouvrier s’infiltrent dans ses gestes les plus simples, dans les mouvements mêmes de son œil aguerri, aiguisé et désormais tranchant, qui flaire et filtre le réel dans des formes filmiques qui informent aussi bien qu’elles séduisent. La photographie, puis l’image animée aimantent cet échange intime entre le regardeur et ce qu’il voit, soit le dialogue entre ce que la réalité lui dit et ce qu’il dit de la réalité ; première étape des cours.

Arrive alors la seconde : la mise en ordre d’un tel rapport. Ces fragments de regard se répondent dans une langue qui demande leur suture, c’est-à-dire leur montage : les plans doivent être assemblés de telle sorte qu’ils professent une parole aussi bien intelligible que sensible. Et ce montage, dira Henri Traforetti, « c’était l’affaire de Pol Cèbe. C’est lui qui a monté Classe de lutte ici, avec Simone Nedjma. Nous étions allés chercher une table à Paris10» « Oh le pataquès ! [raconte Georges Binetruy], on a dû casser le mur de la Maison du peuple pour la faire rentrer dans la cave, parce qu’elle ne passait pas la porte. Je n’ai fait ni une ni deux : j’ai pris une masse, j’ai tout abattu, on a fait rentrer la table, je suis allé chercher des agglos et bop, le mur était refermé. C’est moi qui l’ai cassé, c’est moi qui l’ai remonté. C’était du cinéma-direct11 » : un cinéma qui prend le réel à bras le corps, sans esquiver ses coups ni subir ses attaques ; un cinéma, dirait-on, « d’intervention12 », capable d’engager la vie de ses auteurs dans un rapport d’échange et d’influence avec les choses. Image, montage et son : les trois axes d’une pédagogie censée délivrer l’œil, l’oreille et l’esprit des carcans qui les tiennent afin d’ouvrir des brèches dans la muraille d’une vie-réflexe. Maîtres de facultés enfin affûtées et capables de saisir les strates de sens qu’elles supposent, les ouvriers-cinéastes peuvent désormais vivre une vie qui ne se dépare pas de leur pratique filmique : existence et cinéma se répondent, et leur dialogue résonne dans des espaces d’où les « pères » qui l’ont fécondé peuvent désormais s’extraire. Pol Cèbe le rappelle : les groupes ont fonctionné sans que les cinéastes et techniciens qui ont pris part à leur naissance n’y participent ensuite. Deux raisons à cela : le refus de ces derniers, d’une part, de s’exprimer au nom de ceux qui deviendraient leurs pauvres13 — la voix des ouvriers ne doit pas faire entendre celle de leurs « maîtres » — et, d’autre part, un projet libertaire dont le propre est d’élever, dans les décombres des structures pyramidales, une forme horizontale dont l’autogestion constitue la clé de voûte.

1968 : le groupe Medvedkine de Besançon filme et monte ce qui deviendra son plus célèbre ouvrage : Classe de lutte. Ce documentaire suit l’itinéraire intime et militant de Suzanne Zedet, ouvrière à l’usine Yema de Besançon, qui va, à la faveur des grèves observées dans la ville, prendre part à des combats que, jusqu’alors, elle n’avait pu mener. Loin du portrait que le film de Marker, À bientôt j’espère, avait fait d’elle (celui d’une femme engagée mais contrainte, prisonnière d’un foyer et de tâches maritales et maternelles), Classe de lutte, au contraire, la montre sous un nouvel angle : Suzanne a remplacé son tablier de mère par un vêtement de militante ; la voilà donc debout sur un muret, face à une foule d’ouvriers, déclamant sereinement ce qu’elle n’avait su que murmurer. Aussi, pour elle, la lutte des classes est-elle une classe de lutte : le moyen d’un apprentissage qui, par la voie d’une cause commune, l’aide et la porte de manière intime.


Extrait de Loin du Vietnam

Ainsi, par son sujet et son traitement, le film renonce-t-il au catéchisme audiovisuel qui, dans un certain cinéma prolétarien (Eisenstein en serait le premier prophète, et sa Grève la première icône), prêche une représentation globale d’une masse qui ne serait rien d’autre qu’une simple somme d’âmes anonymes. Première entorse à une doxa, donc, vite suivie d’une seconde : le générique qui ouvre le film ne mentionne ni les postes, ni les tâches assurées par les membres des groupes : égalité totale entre les noms, que ce soit ceux des ouvriers (Pol Cèbe, par exemple), ceux des cinéastes (Chris Marker ou Jean-Luc Godard) ou ceux des techniciens (Antoine Bonfanti, Pierre Lhomme et consorts) : cette série de noms ne répond qu’à un ordre, en l’occurrence alphabétique. Troisième attaque enfin, la plus violente sans doute : la polyvalence de ces « tourneurs-filmeurs », leur présence potentielle à tous les postes (image, montage et son) pendant toutes les étapes de la fabrication et leur fonctionnement sans hiérarchie ; tout cela a, d’un même geste, détruit la charpente d’une structure verticale, cloisonnée et cloisonnante. L’autogestion des groupes s’édifiait loin des modes opératoires à l’œuvre dans l’industrie du cinéma et, dans un cadre plus large, dans l’industrie tout court : elle empêchait l’accaparement des capitaux par une poignée de décideurs trop haut placés et l’aliénante limitation des tâches et compétences que permet son usage. Ainsi, ce langage fait d’images et de sons parle-t-il la langue de la cité qui l’accueille, ou de celle qu’il espère : ces trois entorses (l’insistance sur le parcours intime d’une militante, la mention on ne peut plus égalitaire des personnes impliquées, l’autogestion dans tout le processus) étaient bien filles d’une pensée politique, de nature libertaire, ce que Marker rappelle, et explique en partie : « cette revendication ouvrière fondamentale qui s’exprimait à la Rhodia était, en dépit des appartenances traditionnelles, PC et CGT en tête, profondément libertaire. […] Elle s’inscrivait dans un tremblement de terre qui, avec des formes bien différentes, allait toucher à l’essentiel du dogme, à savoir la prééminence absolue du parti. Révolution culturelle en Chine, […] rupture de Fidel Castro avec tous les partis communistes d’Amérique Latine, émergence du “mouvement” aux États-Unis, tous ces ensembles avaient au moins un point de recoupement : les communistes n’incarnaient plus la seule alternative à l’ordre ancien14. »

Pas d’étonnement, donc, face à la réticence voire au rejet des pratiques propres aux groupes par les centrales citées. Ces dernières, racontent Georges Binetruy et Henri Traforetti, « leur ont même demandé de choisir et d’arrêter de faire du cinéma pour “militer plus à fond”. Ce n’était pas le contenu qui était visé. La transgression la plus grave était sans doute qu’ils acceptaient de travailler avec des “intellos” sans passer par les structures hiérarchiques15. » Hiérarchie contre éthique libertaire ; centrale stratifiée contre ensembles en réseaux : les groupes Medvedkine repensent des stratégies de lutte qui lézardent les murs des structures militantes. Cette alternative libertaire, particulièrement en vogue en cette fin de décennie, s’appuyait, non seulement, sur ce courant critique qui sapait les bases des citadelles qu’étaient la CGT et le PC, citadelles qui fédèrent mais écrasent, mais également — et c’est là l’essentiel — sur un projet prospectif déployant une praxis16, c’est-à-dire une action dont le moyen porte sa propre fin, notamment dans le domaine de l’art, dont la pratique devient un geste d’élévation personnelle et de lutte collective. Cette idée (largement pensée et développée, à cette époque entre autres, par Cornelius Castoriadis17) s’est cristallisée dans les activités des groupes, activités « pratico-poétiques », qui déployaient les dimensions du faire plus que celles du savoir et parvenaient, de fait, à « faire du film une arme » ; une arme de déconstruction édifiant celles et ceux qui s’en servaient.
Cette praxis offrait donc une méthode d’existence, dont la recherche formelle et les quêtes esthétiques devenaient de très puissants vecteurs. À ce titre, les films des groupes exploitent une gamme de formes très variées, où se mêlent une syntaxe classique recherchant la clarté dans les faits exposés (cette lisibilité passe, entre autres, par des chronologies commentées, des séquences descriptives via des cadrages à distance, des paroles rendues en plan-séquence) et des audaces certaines : banc-titres stylisés, inserts sur des affiches, cadrages sophistiqués, montage rapide et synthétique, musique mixée en off ; ainsi, le générique de Classe de lutte concentre-t-il à lui tout seul une grande myriade d’effets conçus dans un esprit de recherche esthétique — esprit qui sera prolongé par le groupe de Sochaux, fondé en 1969, dont les factures formelles sont généralement considérées comme les plus abouties. À ce titre, le montage d’11 juin 1968, essai centré sur la répression d’une grève — ce jour-là mortelle —, orchestre un étonnant concert de formes : décalage contrapunctique entre l’image et le son, inserts de textes et d’images fixes (photos, coupures de presse, bancs-titres dignes de ciné-tracts), répétition de plans courts, tissu sonore bruitiste, boucles musicales : le langage d’11 juin 1968 sonne comme celui d’une avant-garde.


Extrait de Classe de lutte (1969)

Cette densité et cette inventivité formelles participent d’un projet d’ensemble qui vise l’émancipation de l’individu par sa maîtrise et son usage d’un langage artistique. Mais si la praxis cible la sphère du faire plus que celle du savoir, l’enjeu d’un tel savoir reste central dans les films évoqués : l’éducation intime que produit cette pratique demeure alimentée par les canaux de la connaissance, notamment la connaissance des arts. Suzanne l’affirme dans Classe de lutte : les ouvriers peuvent et doivent s’emparer d’une culture qui se déploie sur des supports et dans des formes qu’ils n’ont pas, ou si peu, fréquentés — et qui étaient jusqu’à présent le monopole des classes aisées. C’est le cas, par exemple, de la peinture moderne, notamment celle de Picasso : aussi, une de ses toiles cubistes apparaît-elle dans Classe de lutte, sur un mur du CCPPO, lorsque que Suzanne, assise face caméra, affirme la nécessité d’un art accessible, transmissible à tous, et dont le rôle premier serait l’émancipation de celui ou de celle qui le vit. Idem avec la littérature, et notamment la poésie — ici celle d’ Éluard — qui deviennent les vecteurs d’une existence plus dense.

Cela dit, cette revendication culturelle n’est pas neuve et n’est pas non plus le propre de ces ouvriers : cette fin de décennie constitue l’une des dates-clés de la démocratisation du savoir qui a plongé certaines de ses racines dans le terreau de l’éducation populaire et pris corps dans des conquêtes sociales et politiques aux multiples visages. Ainsi en va-t-il, par exemple, du théâtre qui fut l’un des plus puissants leviers de ce courant de pensée : la déclaration de Villeurbanne qui entérine, le 25 mai 1968, une décentralisation toujours plus forte, s’appuie sur la triste identification d’un « non-public », c’est-à-dire d’« une immensité humaine composée de tous ceux qui n’ont encore aucun accès ni aucune chance d’accéder prochainement au phénomène culturel18 ». Mouvement global, donc, de demande culturelle, qui cependant restera loin des exigences sociales présentées comme prioritaires par les grands appareils militants. Et sur ce terrain-là, les groupes Medvekine opèrent, une nouvelle fois, un pas de côté : que Suzanne Zedet clame haut et fort, dans un tel contexte, le droit de sa classe à la culture, cela pouvait s’entendre. Mais qu’elle insinue qu’un poème d’ Eluard n’est pas moins essentiel qu’un discours de Georges Séguy, alors secrétaire général de la CGT (syndicat dont elle demeure membre) cela, par contre, dans la chorale des discours dominants, ne pouvait que faire couac19. Quoi qu’il en soit, une telle parole déplace des lignes d’horizon : celle, tout d’abord, des moyens de la lutte et des figures qui les incarnent — on passe de la culture du parti au parti de la culture — celle ensuite de la vie même et de ses perspectives.
Savoir et faire sont deux complices qui marchent main dans la main. Mais ce faire n’a pas de territoire propre : il ne s’enracine pas dans un seul et même sol qui serait celui de la pratique artistique. La praxis sert les membres des groupes, quels que soient les gestes qu’ils opèrent et les mots qu’ils prononcent, qu’ils aient le regard plongé dans l’œilleton de leur caméra ou, pour citer Henri Trafforetti, qu’ils contemplent à l’œil nu « les choses-mêmes de la vie20 ». Une conscience plus dense du réel et une saisie plus fine de ses enjeux comme de ses formes, voilà ce que les ouvriers-cinéastes ont glané au détour de cette vie filmique : « je voyais des choses que je ne remarquais pas avant [reconnaît Georges Binetruy]. Ainsi je me suis mis à voir les films différemment. Je devenais critique. J’ai eu plus de confiance en moi. […] Ce que je réalisais au sein du groupe, les connaissances acquises, la solidarité, le militantisme, tout cela va évidemment marquer ma vie21. » Une vie portée, par ailleurs, par une nouvelle parole : ces ouvriers, qui regrettaient que le langage ne soit pas à leur portée et reste une arme entre les mains de ceux qui en maîtrisent les rouages, purent s’emparer de ses ressources — un point important sur lequel revient Georges Binetruy : « Personnellement, les discussions à la bibliothèque de l’usine ou au CCPPO, la maison-mère du groupe Medvedkine où se rencontraient des sympathisants de toutes les centrales syndicales […] m’ont vraiment aidé à construire un discours. Par la suite, j’ai été permanent syndical pendant une quinzaine d’années dans une des plus grosses boîtes de la ville et cela m’a drôlement servi dans mon travail de militant, pour discuter sur le terrain, aller voir les gens et surtout négocier avec les élus22. » Ainsi, le mot, le verbe, notamment sous leur forme orale, sont-ils des vecteurs de pouvoir, à la fois défensif (la parole dissipe la fumée des sophismes et fait tomber les argumentaires bancals) et offensif (elle assène des idées comme on envoie des coups, avec puissance et précision).


(DR)

Un enjeu de pouvoir qui n’est pas propre aux groupes mais renvoie à une revendication plus générale dans un contexte de recherche documentaire qu’il s’agit d’évoquer. Les années 1960 sont, en effet, celles du « cinéma-direct », soit d’un cinéma immersif qui s’immisce dans un réel dont il enregistre l’image et le son23 : ainsi le documentaire descend-il dans la rue pour saisir sur le vif des gestes, des regards, et surtout des paroles — matière brute dont il avait été jusque-là privé — qui font résonner, et ce pour la première fois, la voix des « petites gens »24. Cinéma de l’écoute, son oreille étant tendue vers des voix restées longtemps muettes ; cinéma de la parole, le phrasé des filmeurs répondant à celui des filmés. Une telle méthode documentaire ne pouvait que faire corps avec les vœux des groupes ; micro et caméra délivrent des voix sourdes et les présentent pour ce qu’elles sont : des mots d’hommes et de femmes lancés dans une histoire, avec des sentiments propres et des projets, et non les témoins malgré eux d’une réalité sociologique déjà analysée (l’image, alors, verrait en eux de simples rouages humains dans un vaste système — système sur lequel elle finirait par faire sa mise au point). À l’instar des cinéastes qui souhaitaient éviter de « parler au nom de », les membres des groupes se refusent à « parler par-dessus » : cette polyphonie fait donc sonner ces voix avec une incessante recherche d’équilibre tout en faisant entendre — et c’est là un autre acquis des groupes — le timbre d’une femme dans un chœur masculin. Le personnage féminin de Classe de lutte, Suzanne Zedet, fait résonner une voix que les oreilles des militants traditionnels n’entendaient pas, ou peu, et pour cause : les quelques femmes membres des structures partisanes se retrouvaient, pour la plupart, aux postes des commissions spécifiques relatives à l’enfance25, soit loin de thèmes plus transversaux sortant du cadre familial. Ainsi, même dans de telles structures, la femme et la mère formaient-elles ce mixte (et, cela va sans dire, ce mythe nourri par l’État à la Libération26). Suzanne Zedet est traversée par cette contradiction : mère au foyer dans À bientôt j’espère, militante CGT dans Classe de lutte, elle se tait tout d’abord et s’exprime par la suite. Ainsi, dans le creux de ses mots, la voix fait-elle à nouveau office de révélateur et de catalyseur — révélateur des présences au pouvoir (celui qui parle s’affirme et s’impose) et catalyseur de pouvoirs en puissance (la parole devient un moyen d’émancipation) — et ce dans un domaine, le genre, qui en recoupe un autre, déjà cité, la classe : si la présence d’une femme ne pose pas frontalement la thématique du féminisme, reste que ce timbre à cette époque à peine audible fait écho aux enjeux portés par la parole des ouvriers.

Cependant, cette parole qui refuse de reprendre le refrain des centrales partisanes et syndicales sonnera le glas du premier groupe. En cause, justement, le rattachement des membres à ces organes27. Débats internes, conflits larvés, cancer rampant pour — miracle — une renaissance : en 1969, le groupe de Besançon accouche dans son linceul du corps naissant de son rejeton. Le groupe de Sochaux fera vivre son héritage jusqu’à sa propre mort en 1974 : ses essais poétiques pensés, écrits, filmés et montés à plusieurs en témoignent ; partage des intuitions, échange des compétences, mise en forme commune : la méthode prolongera la praxis autogérée et égalitaire de son parent. Mais Sochaux ne sera pas la dernière demeure des groupes : le Chili accueillera, à la faveur de son deuil en 1973, une dernière aventure filmique qui sonnera comme un testament. En septembre de cette même année, le coup d’État a tué Allende et son régime socialiste, élus trois ans plus tôt. Quelques jours après, Théo Robichet et Bruno Muel se rendent sur place et filment l’ infilmable : les régiments de Pinochet qui défilent dans la rue, la torture et la mort invisibles d’opposants dans un stade, le cortège funèbre qui commémore Pablo Neruda, mort le 23 septembre — cortège composé de socialistes qui ne se cachent plus, en dépit des soldats. Ainsi, lorsque les participants entament L’Internationale, la voix-off a-t-elle précisé que « c’est sans doute la présence des caméras qui [les] a préservés d’un massacre. Même les fascistes doivent tenir compte de l’opinion mondiale, une leçon à ne pas oublier28 ».

La leçon des groupes, quant à elle, se prolonge sur ces terres et s’achève en ces termes : si les luttes qui ont secoué son fief bisontin ne connaissent pas de frontières (le local et le global allant de pair) l’on y apprend en même temps que le film est une arme aussi bien qu’une armure : une arme à même de déchirer la toile des images dominantes, autant par son contenu (ces groupes ont, de fait, rendu visibles ces mouvements et leurs acteurs), que son langage (la recherche esthétique affine et sculpte l’œil et l’ouïe, comme l’existence qui les traverse), et ses ressources (le contrôle des capitaux et des outils de production, le choix d’une organisation horizontale : soit les matrices d’une inédite autogestion). Une armure, enfin, qui protège ses auteurs et défend leur mémoire : ses images se diffusent, franchissent les portes des consciences et, avec elles, celles des imaginaires. S’y enracinent alors les germes de nouveaux jugements (le film documente un réel dont il sert l’analyse) et d’un nouveau possible : son existence sauvegarde le vécu d’une tentative ou, pour reprendre le mot de Pol Cèbe, d’une « utopie » réalisée.

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