Suzanne était une femme rugueuse, au sens le plus noble du terme : vigilante, intègre, franche, et engagée. C’était cela, une boule de force, de colère et de courage.
Suzanne Citron. Source : https://www.babelio.com
Rendre un hommage lisse à Suzanne serait lui faire offense. Il est impossible de se contenter d’une notice biographique imbibée de consensus poli autour d’une grande historienne. Suzanne était une femme rugueuse, au sens le plus noble du terme : vigilante, intègre, franche, et engagée. C’était cela, une boule de force, de colère et de courage.
D’abord et surtout, elle détestait la couardise de celles et ceux qui optent pour le silence et la compromission pour jouer leur carrière aux dés et aux accolades. C’est le privilège des enfants nés dans des familles bourgeoises, au début du XXème siècle, élevant leurs petites filles dans les livres, l’école stricte et les études, à l’égal des garçons. La dignité y est plus rapide à conquérir que dans les familles populaires soumises aux oppressions. Suzanne a toujours eu conscience de cela et a orienté son ascendance privilégiée vers la défense des plus opprimé.e.s et démuni.e.s.
Elle était une petite fille « bavarde et docile » indique l’un de ses premiers livrets scolaires à six ans. La bavardise ne la quittera jamais ; mais la docilité ne fera pas long feu. Sa première désillusion de jeune-fille a lieu en 1940 lorsque la République, dont elle n’avait jamais imaginé la faiblesse, courbe l’échine devant Pétain qu’elle sait déjà revêtu de la tunique de la honte. Suzanne Grumbach ne sait pas encore bien-sûr que sa judéité la destine à l’horreur, mais s’indigne, dans les lettres à son père, de ces dirigeants politiques dont les convictions républicaines se révèlent être un vernis bien fragile. Elle décrit cette prise de conscience comme le basculement vers une autre vie, celle d’une jeune femme. Ses carnets de guerre en témoignent, le ton y passe de l’inquiétude juvénile à la froide et distante colère. La fougueuse lycéenne, passionnée déjà par les cours d’histoire de Marguerite Glotz au lycée Molière – qui mourra en déportation - devient une jeune femme « remontée » comme on dit, et la République cesse d’être un idéal qui, protégé de son aura historique, pourrait camoufler impunément ses défaillances. La République passe sous surveillance et Suzanne ne lui fera aucun cadeau. C’est là l’expérience de ses premières Lignes de démarcations, le titre de son autobiographie. Se « démarquer » donc, non pour briller sous les feux de la rampe, mais pour rappeler aux plus endormi.e.s que les discours ont bon dos quand ils ne sont suivis d’aucune pratique. C’est en vertu de cela que Suzanne passe à l’acte, inlassablement. La résistance d’abord dans la foulée de son inscription à l’université de Lyon, avec sa sœur Janine, dans les milieux protestants ; une résistance qu’elle a sentie vibrer dans le discours de l’un de ses maîtres, l’historien Henri Marrou dont elle décrit la conférence inaugurale sur les Romains comme un appel subliminal à ressusciter la démocratie. En vertu de cela aussi que, miraculeusement rescapée d’une déportation qui s’est arrêtée à Drancy, elle ne cesse de poursuivre de sa verve tous les germes des haines et discriminations restés inscrits dans la société malgré le drame de la guerre. Suzanne n’a pas souri pendant au moins un an après la libération se souvient-elle, mais elle a assisté au procès de Pétain grâce à son grand-père juge et y apprendra à regarder son ennemi dans les yeux.
Résistance donc, dans son métier également. Jeune professeure agrégée, elle enseigne l’histoire et la géographie d’abord au lycée, c’est-à-dire pour les enfants de onze à dix-huit ans, à une époque qui s’ouvre petit à petit à la démocratisation scolaire. Elle y découvre les deux injustices qui deviendront ses deux prochains combats : une école injuste et inégalitaire et un enseignement de l’histoire à rebours des finalités émancipatrices qu’elle avait lues chez Marrou, quand il ne s’avérait pas simplement mensonger. Il faut la relire encore et toujours là-dessus. Il faut s’imprégner de ses diagnostics implacables sur une École bloquée (1971 après la fièvre de 1968, de ses innombrables tribunes et articles parus dans Le Monde, Libération, Les cahiers pédagogiques, et d’autres. Maman de quatre enfants nés en l’espace de six ans, Suzanne écrivait au tout petit matin, sur la table de sa cuisine, avant le réveil de la maisonnée. Et il faut lire encore et toujours ses ouvrages où elle déconstruit inlassablement les mensonges d’une France éternelle, pays des droits de l’homme et de la générosité innée. Le mythe national bien-sûr, écrit en 1987 mais aussi tous ceux qui précèdent tels des tâtonnements préalables dont Enseigner l’histoire aujourd’hui, la mémoire perdue et retrouvée (1984), reste à mes yeux le plus touchant tant il déborde de générosité vis-à-vis des enfants en proie à une violence discriminatoire dont elle comprend si bien le danger, les enfants de l’immigration coloniale et postcoloniale.
Car son combat anticolonial a immédiatement épousé son éthos de résistante. La guerre d’Algérie est un autre moteur de sa colère. Avec d’autres, elle tracte contre l’usage de la torture et, face aux élèves et à l’institution scolaire toute entière, réclame que lumière soit faite, dans les programmes et manuels scolaires, sur les violences coloniales de la Troisième République auxquelles répondent les violences racistes contemporaines. Suzanne est de celles et ceux qui n’ont jamais supporté l’explication sécuritaire des « échauffourées » des Minguettes et d’ailleurs dans les années 1980. On ne touche pas à la jeunesse avec des matraques ou des armes, on l’éduque.
Il n’y a pas de parure plus belle et admirable que la résistance chevillée au corps. Suzanne débordait de saines colères, de celles qui font avancer la justice en ce monde et qui font bouger les lignes, la démarcation encore. Je veux garder la mémoire de nos désaccords complices et engueulades amicales, car il y en eut tant, dans ses maisons de Paris ou Montjustin.
Je veux garder la vision d’une femme retorse, insoumise pour de vrai, et de nos conversations tortueuses dont je sortais parfois momentanément fâchée mais le plus souvent revigorée par son intelligence. Enfin, je fais le pari et le vœu que les travaux de Suzanne irriguent désormais un champ intellectuel dont elle a bien souvent été écartée par certains gardiens sourcilleux. Ses textes et ses archives sont une mine pour l’histoire de l’éducation et l'intelligence collective. Il faut donc lire et relire Suzanne en effet qui, jusqu’à ses derniers jours, pestait encore contre les turpitudes de ceux qui nous gouvernent. Démarquons-nous à ses côtés car, plus que des institutions poussiéreuses, la société aurait tout à gagner à choisir elle-même ses immortel.le.s.
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