La méthanisation, mal maîtrisée, risque d’accélérer la concentration des fermes

Julie Lallouët-Geffroy (Reporterre)

 


  Produire du gaz à partir de l’agriculture offre une nouvelle source de revenus pour les éleveurs, mais rebat aussi les cartes du monde agricole. Le développement des méthaniseurs bouscule le marché des déchets, intensifie la concurrence entre les cultures, pousse à la concentration des exploitations…

  Cet article est le troisième et dernier de l’enquête de Reporterre sur la méthanisation. Il suit « La méthanisation, l’usine à gaz qui séduit les gros agriculteurs » et « Un digestat bien indigeste ».
Rennes (Ille-et-Vilaine), correspondance

  La méthanisation permet de produire du méthane à partir des effluents agricoles. Elle constitue ainsi une nouvelle source d’énergie et dégage de nouveaux revenus pour les éleveurs. Elle ne présente donc a priori que des avantages. Sauf que le digestat, la substance produite une fois le méthane extrait, peut contenir des pathogènes et permettre à des micro-organismes de devenir plus résistants. Et le digestat est épandu sur les champs comme engrais. Voilà un hic. Au contact de l’air, le digestat libère également des molécules qui vont se transformer en gaz à effet de serre, mais aussi des polluants responsables de la pollution de l’air. Deuxième problème.
  Les difficultés de ce mode de production d’énergie se révèlent dans l’air et le sol, comme on l’a vu dans le deuxième volet de notre enquête, mais aussi dans le paysage agricole. Stéphane Bodiguel, comme François Trubert, les deux agriculteurs que nous avons rencontrés, et une petite centaine d’éleveurs bretons, ont décidé de se lancer dans la méthanisation. « Entre un prix du lait non garanti qui, depuis un moment, est passé en dessous du prix de revient et un prix du gaz stable et garanti, il n’y a pas photo », dit Stéphane Bodiguel.

« L’équivalent de trois départements seront consacrés à 100 % aux cultures intermédiaires (avoine, orge, etc.) pour alimenter les méthaniseurs »
  Comme lui, ils sont de plus en plus nombreux à choisir la méthanisation au détriment de l’élevage. Aux vues des faibles revenus des éleveurs, des problèmes de surendettement, de la surcharge de travail, le choix est bien compréhensible. Mais, si on sort de l’échelle individuelle pour se placer à l’échelle régionale et nationale, les conséquences actuelles et à venir du développement de la méthanisation font froid dans le dos.
  Le méthaniseur, aussi appelé digesteur, se nourrit de plusieurs tonnes de substrat par jour. Le substrat se compose généralement d’une bonne part de déjections animales, suivies de cultures intermédiaires (avoine, orge, etc.), de déchets de l’agroalimentaire, de déchets verts (coupes de pelouse, de bords de route) et, parfois, de boues de station d’épuration. C’est le savant mélange de ces ingrédients qui permet de produire un maximum de méthane à réinjecter dans le réseau, mais aussi un digestat qui servira d’engrais.


La cuve déverse chaque jour 16 tonnes de substrat à l’intérieur du dôme

  Il y a encore quelques années, l’agro-industrie payait pour se débarrasser de ses déchets. « Ça allait jusqu’à 90 euros la tonne, rappelle François Trubert, éleveur et producteur de gaz près de Rennes, maintenant, elle les vend jusqu’à 20 euros la tonne. » Dans l’équation économique, ça a de quoi changer la donne et renverser une rentabilité auparavant garantie. « Moi, je refuse d’acheter des déchets, je trouve que ce n’est pas normal. »
  Stéphane Bodiguel, éleveur et producteur de gaz, fait lui le choix inverse : « Il n’y a presque rien qui vient de ma ferme. J’achète du fumier à mes voisins, des déchets céréaliers, des résidus d’huile de colza et de tournesol, du marc de pomme et de citron. » Ses dépenses pour acheter des déchets explosent, mais sa production de méthane lui permet de rester bénéficiaire. 


 

Pour nourrir son méthaniseur, Stéphane Bodiguel achète l’extérieur la majeure partie de son substrat

  Pierre Aurousseau est un agronome à la retraite, membre du Collectif scientifique national pour une méthanisation raisonnée (CSNM). Selon lui, si on continue dans cette voie, les méthaniseurs vont se multiplier et de nombreuses terres seront consacrées à la production de cultures destinées au digesteur. « Avec le CSNM, nous avons fait le calcul à partir des projections de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe). Si les objectifs gouvernementaux sont atteints, l’équivalent de trois départements seront consacrés à 100 % aux cultures intermédiaires (avoine, orge, etc.) pour alimenter les méthaniseurs. Et lorsque nous n’aurons plus assez de place pour les élevages, nous importerons des effluents à l’étranger. C’est ce qu’a fait l’Allemagne en achetant des effluents en Pologne. On marche sur la tête ! » Pierre Aurousseau cite à l’appui de ses propos un documentaire d’Arte diffusé en 2013. Et évoque le risque de concurrence entre les cultures pour nourrir les animaux et celles pour nourrir le digesteur.

« Notre interprétation est que cet élevage a été créé pour alimenter le digesteur en premier lieu »
Pour Jean-Marc Thomas, porte-parole de la Confédération paysanne de Bretagne, « la méthanisation ne répond absolument pas aux besoins des agriculteurs. Le besoin premier est une juste rémunération. Le choix politique est d’aller vers la méthanisation pour trouver un complément de revenus pour ceux capables d’investir, et pas de prendre le problème à la racine : des prix trop faibles, non rémunérateurs ».
  Et le choix est vite vu. Certains lâchent l’élevage au profit de la méthanisation. Une production plus rémunératrice avec un prix plancher garanti sur vingt ans, il y a de quoi être tenté. Surtout que la méthanisation ouvre de nouveaux débouchés : une partie du méthane extrait est convertie en électricité pour être réinjectée dans le réseau. Une autre, sous forme de chaleur, chauffe l’exploitation et la maison mais peut aussi créer de nouveaux débouchés prometteurs, tels qu’un atelier de séchage ou une production de spiruline, comme chez Stéphane Bodiguel. Cette microalgue réputée pour ses qualités nutritionnelles a le vent en poupe. En discutant autour d’un café et d’un chocolat à la spiruline, Stéphane se montre franc : « On n’avait pas la passion du lait et des bêtes. Aujourd’hui, ce qui m’intéresse et me passionne, c’est la méthanisation et la spiruline. Je vis avec mon temps. » Cette diversification heureuse de son exploitation pose tout de même question. Si tous les éleveurs font le même choix, que restera-t-il ? 


 

La chaleur dégagée permet à François Trubert de sécher l’alimentation destinée à ses bêtes

  Une interrogation renforcée par certains projets de méthanisation qui font de l’élevage d’abord un fournisseur d’effluents. Ainsi, un méthaniseur d’une puissance de 1,2 MW a été inauguré en juin 2018 à Montauban-de-Bretagne, à 35 km de Rennes. Cette installation est alimentée par les effluents d’une quinzaine d’exploitations avoisinantes. Ce qui a mis la puce à l’oreille d’Eaux et rivières de Bretagne est que, une fois le projet monté, une demande d’autorisation pour la création d’un élevage de 144.000 poulets a été déposée et acceptée. L’alimentation du digesteur fait entièrement partie du modèle économique de l’exploitation. « Notre interprétation est que cet élevage a été créé pour alimenter le digesteur en premier lieu », explique Marie-Pascale Deleume, membre du groupe méthanisation de l’association. Un sentiment renforcé par l’absence de plan d’épandage pour l’exploitation et le méthaniseur. En effet, toute exploitation doit avoir un plan d’épandage : des terres pour épandre ses effluents à des périodes et selon des quantités définies par la réglementation. Mais rien dans le cas présent. Étonnée, l’association a interpellé les autorités, qui ont expliqué que le digestat produit par le méthaniseur serait épandu sur les terres d’agriculteurs voisins. « On voit donc, reprend Marie-Pascale Deleume, que ce méthaniseur n’est pas destiné à améliorer les systèmes des exploitations, mais à produire du gaz. Puis on s’arrange pour le digestat. »


  

Les vaches laitières cohabitent avec le méthaniseur

Cette inversion des logiques avait déjà été dénoncée dans le cas emblématique de la ferme-usine des Mille Vaches. Grâce aux subventions et au prix garanti pour le rachat du gaz, la méthanisation était devenue l’activité principale, à partir des effluents des bovins, et la production de lait, une activité secondaire.
  Et Pierre Aurousseau, agronome retraité va même plus loin : « Avec une méthanisation rentable, il sera possible de tirer les prix de vente des porcs et du lait vers le bas. Ce qui va accélérer la disparition des fermes les plus fragiles et accroître la concentration des autres. » Si une exploitation tire son chiffre d’affaire de la méthanisation, à quoi bon se battre pour des prix élevés sur la partie élevage de l’activité ? À l’inverse, pourquoi pas tirer ces prix vers le bas et prendre de nouvelles parts de marché ? Sauf qu’à ce jeu, ceux qui vivent de l’élevage ne pourront pas s’aligner sur des prix tirés à la baisse, des prix déjà en-dessous du prix de revient. Ils seront poussés, par la force des choses, à mettre la clef sous la porte. De quoi libérer des terres, intéressantes à racheter pour agrandir des exploitations existantes.

  « La méthanisation doit s’adapter aux moyens et à la taille de la ferme, et pas le contraire »
Malgré les nombreuses limites soulignées tout du long de cette enquête, les acteurs les plus critiques se montrent également, pour certains, optimistes. Il en va ainsi de Daniel Chateigner, chercheur physicien à l’École normale supérieure (ENS) d’ingénieurs de Caen et membre du CSNM, avec Pierre Aurousseau. « Plus je fouille cette question de la méthanisation et plus je me dis qu’il faut en profiter mais seulement si on utilise de vrais déchets. » Mais, pour le moment, les études sur les conséquences environnementales et sanitaires manquent.
  François Trubert, éleveur ayant investi dans la méthanisation, fait à sa façon figure de modèle. « S’il n’y avait pas eu la méthanisation, dit-il, la ferme n’existerait plus aujourd’hui, à cause de la surcharge de travail et du prix du lait. Aujourd’hui, j’ai davantage de revenus, j’ai embauché, j’ai acheté un robot de traite et j’ai trois week-ends par mois. Et puis, surtout, ma ferme est beaucoup plus autonome. Je n’achète presque plus d’engrais, la rotation des cultures est bien rodée : ma ferme est une économie circulaire. »


 

François Trubert gagne mieux sa vie et travaille moins depuis qu’il a investi dans la méthanisation

  Comme Bruno Mahé, de l’agence locale de l’énergie des Ardennes, l’expliquait déjà à Reporterre en 2014 : « La méthanisation doit s’adapter aux moyens et à la taille de la ferme, et pas le contraire. » Des inquiétudes palpables pas plus tard que fin décembre 2018, lorsque la Confédération paysanne a envahi un site dans la Sarthe où doit s’implanter un méthaniseur. Le syndicat dénonce « les dérives de la méthanisation et d’un modèle industriel qui accaparent des terres, gaspillent des productions qui ne servent plus qu’à alimenter des méthaniseurs et non à nourrir des animaux ». Avant de prêcher pour « une méthanisation qui s’inscrive dans un projet qui rémunère les paysan-ne-s, leur permette de vivre de leur métier, et ce sans avoir besoin d’accaparer des terres. Face à la course en avant des pouvoirs publics, nous demandons que les aides publiques consacrées à la méthanisation soient plafonnées et dégressives ».

Source : Julie Lallouët-Geffroy pour Reporterre
Dessin : © Red !/Reporterre
Photos : © Julie Lallouët-Geffroy/Reporterre


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