Les bandits et la révolution

Eric J. Hobsbawn
18 janvier 2019




 

Extrait du livre d’Eric J. Hobsbawn 
Eric J. Hobsbawn, Les bandits, Paris, La Découverte, 2018, 240 p., 11 euros.

Des « Haïdoucs », bandits des Balkans, en passant par Jesse James ou Billy the Kid, les bandits sociaux sont des figures peu familières de l’histoire sociale. Groupes marginaux, l’histoire officielle n’a retenu d’eux que leur violence et leurs illégalismes. C’est à une toute autre histoire que se livre l’historien marxiste Eric J. Hobsbawn, en les resituant dans une histoire populaire des révoltes politiques, dans un livre paru initialement aux éditions Maspero en 1972 et récemment réédité par les éditions La Découverte.


 

Chapitre 8. Les bandits et la révolution
« Flagellum Dei et commissarius missus a Deo contra usurarios et detinentes pecunias otiosas » (Fléau de Dieu, envoyé par Dieu pour lutter contre les usuriers et les possesseurs de richesses improductives).
Autoportrait de Marco Sciarra, chef de brigands napolitain dans les années 1590[1].

À ce stade, le bandit doit choisir entre l’état de criminel et l’état de révolutionnaire. Comme nous l’avons vu, le banditisme social constitue un défi de principe pour l’ordre établi de la société de classes et pour son fonctionnement politique, quels que soient les arrangements qu’il trouve en pratique avec les deux. Dans la mesure où il s’agit d’un phénomène de contestation sociale, on peut y voir le précurseur ou l’incubateur potentiel de la révolte.

En ce sens, il diffère radicalement du monde criminel des bas-fonds, auquel nous avons déjà eu l’occasion de l’opposer. Les bas-fonds constituent une antisociété, dont l’existence passe par le renversement des valeurs du monde « respectable », qu’elle qualifie de « pourri », mais dont elle est un parasite. Le monde révolutionnaire est lui aussi un monde « respectable », sauf peut-être à certaines périodes particulièrement apocalyptiques où même les criminels antisociaux peuvent avoir un accès de patriotisme ou d’exaltation révolutionnaire. Aussi les révolutions ne représentent-elles pas grand- chose pour le monde des bas-fonds, sinon des moments privilégiés en ce qui concerne l’action criminelle. Rien ne montre que la pègre parisienne, considérable à l’époque, ait fourni des militants ou des sympathisants aux révolutions françaises des XVIIIe et XIXe siècles ; certes les prostituées, en 1871, étaient d’ardentes communardes, mais, en tant que classe, c’étaient moins des criminelles que des victimes de l’exploitation. Les bandes de criminels qui se multiplièrent dans les campagnes française et rhénane dans les années 1790 n’étaient pas des phénomènes révolutionnaires, mais les symptômes d’un désordre social. Les bas-fonds n’entrent dans l’histoire des révolutions que dans la mesure où les « classes dangereuses » sont mêlées aux « classes laborieuses[2] », en général dans certains quartiers des villes, et parce que les rebelles et les insurgés sont souvent traités en criminels et en hors-la-loi par les autorités. Mais, en principe, la distinction est claire.

Les bandits, en revanche, partagent les valeurs et les aspirations du monde paysan et, en tant que hors-la-loi et rebelles, sont généralement sensibles à ses poussées révolutionnaires. En temps normal, ils méprisent, en hommes qui ont déjà acquis leur liberté, l’inertie et la passivité des masses, mais, en période révolutionnaire, cette passivité disparaît. De nombreux paysans deviennent des bandits. Lors des soulèvements en Ukraine aux XVIe et XVIIe siècles, ils se baptisaient cosaques. Dans l’Italie, en 1860-1861, les unités de guérilleros paysans se constituaient en prenant les bandes de brigands comme noyau et comme modèle. Les chefs locaux se voyaient devenir un pôle d’attraction pour une foule de soldats dispersés de l’armée des Bourbons, de déserteurs, d’hommes qui avaient fui le service militaire, de prisonniers échappés, de gens qui craignaient d’être persécutés pour leur participation à la protestation sociale lors de la libération garibaldienne et de paysans et de montagnards assoiffés de liberté, de vengeance ou de pillage, parfois des trois réunis. Tout comme les bandes de hors-la-loi traditionnelles, ces unités avaient tendance à se former dans le voisinage des agglomérations où elles trouvaient des recrues, puis à établir une base dans les montagnes ou les forêts avoisinantes, et à entamer leurs opérations par des activités difficiles à distinguer de celles de bandits ordinaires. Seul le cadre social était différent. Ce n’était plus une minorité, mais la majorité des insoumis qui prenait maintenant les armes. En somme, comme le dit un historien hollandais qui a étudié l’Indonésie, il s’agit d’époques où « la bande de brigands s’associe à d’autres groupes qui lui servent de façade, tandis que les groupes qui sont nés avec un idéal plus noble acquièrent tous les traits du banditisme[3] ».

Un fonctionnaire autrichien au service des Turcs a donné une excellente description des premiers stades d’une mobilisation paysanne de ce genre en Bosnie. À l’origine, tout au moins en apparence, une simple histoire de dîme, avec une opposition plus farouche que d’habitude. Puis les paysans chrétiens de Lukovac et d’autres villages se rassemblèrent, abandonnant leurs maisons pour gagner la montagne de Trusina Planina, tandis que ceux de Gabela et de Ravno arrêtaient le travail et organisaient des réunions. Alors que les négociations se poursuivaient, une bande de chrétiens attaqua, près de Nevesinye, une caravane venant de Mostar, et tua sept conducteurs musulmans. Les Turcs suspendirent alors les négociations, ce sur quoi tous les paysans de Nevesinye prirent les armes et gagnèrent la montagne où ils allumèrent des feux pour donner l’alarme. Ceux de Ravno et de Gabela prirent également les armes. De toute évidence, un grand soulèvement se préparait, soulèvement qui devait en fait être à l’origine de la guerre des Balkans dans les années 1870 et séparer la Bosnie Herzégovine de l’Empire ottoman, sans compter diverses conséquences internationales importantes, qui n’entrent pas dans le cadre de cette étude[4]. Ce qui nous intéresse ici, c’est la façon caractéristique dont se combinent, dans une révolution paysanne de ce genre, la mobilisation des masses et l’accroissement des activités de banditisme.


Là où existe une forte tradition haïdouc, ou de puissantes communautés de hors-la-loi et de bandits paysans libres et armés, il arrive que ces révoltes portent encore plus nettement la marque du banditisme, dans la mesure où celui-ci peut avoir été vaguement reconnu comme le vestige d’une ancienne liberté ou le noyau d’une liberté à venir. Par exemple à Saharanpur (Uttar Pradesh, Inde) les Gujars, qui constituent une importante minorité, ont une forte tradition d’ indépendance ou d’« indiscipline » et de « mépris des lois » (pour reprendre la terminologie des fonctionnaires britanniques). Le grand domaine qu’ils possédaient à Landhaura fut morcelé en 1813. Onze ans plus tard, les temps étant durs, les « esprits audacieux » de Saharanpur « refusant de mourir de faim, formèrent une bande dirigée par un chef de brigands du nom de Kallua », qui était un Gujar de la région, et, se lançant dans le banditisme des deux côtés du Gange, se mirent à voler les banias (la caste des commerçants et des prêteurs d’argent) ainsi que les voyageurs et les habitants de Dehra Dun. « Les dacoïts, comme le remarque un observateur, étaient peut-être moins désireux de piller que de retrouver l’ancien genre de vie, une vie de hors-la-loi que ne venaient pas entraver les règlements des autorités supérieures. En somme, la présence de bandes armées ne représentait pas qu’une simple violation de la loi, elle était synonyme de rébellion[5]. »

Kallua, s’alliant à des nobles mécontents, dont un taluqdar important qui contrôlait quarante villages, donna rapidement à la révolte des proportions plus considérables : il se mit à attaquer des postes de police, déroba un trésor à quelque deux cents gardes et mit à sac la ville de Bhagwampur. Là-dessus il se proclama Rajah Kalyan Singh et, se comportant en roi, envoya des messagers lever un tribut dans le pays. Il disposait maintenant d’un millier d’hommes et déclara qu’il allait secouer le joug étranger. Il fut vaincu par une force de deux cents gourkhas, pour s’être montré « incroyablement prétentieux, au point d’attendre l’attaque à l’extérieur du fort ». La rébellion se poursuivit jusqu’à l’année suivante (« une mauvaise saison […] ayant amené de nouvelles recrues »), puis s’arrêta.

Il arrive assez souvent qu’un chef de bandits soit considéré comme un prétendant au trône ou cherche à légitimer la révolution en se donnant officiellement un statut de souverain. Les exemples les plus impressionnants sont peut-être fournis par les chefs de bandits et de cosaques en Russie, où la population avait toujours tendance à voir dans les grands rasboiniki des héros miraculeux, proches des champions de la Sainte Russie contre les Tartares, ou même des incarnations possibles du « tsar des pauvres », c’est-à-dire du bon tsar qui connaissait le peuple et prendrait la place du méchant tsar des boyards et de la noblesse terrienne. Les grandes révoltes paysannes des XVIIe et XVIIIe siècles en basse Volga furent le fait de cosaques – Bulavin, Bolotnikov, Stenka Razin (héros de chansons populaires) et Yemelyan Pougatchev – et les cosaques étaient à l’époque des communautés de paysans libres et pillards. À l’image du rajah Kalyan Singh, ils faisaient des proclamations impériales ; leurs hommes, comme les brigands d’Italie du Sud dans les années 1860, tuaient, brûlaient, pillaient et détruisaient les documents écrits qui légalisaient le servage et la sujétion, sans d’ailleurs suivre aucun programme sinon la destruction de l’appareil oppressif.

Le banditisme peut ainsi devenir le mouvement révolutionnaire et le dominer, mais ce n’est pas la règle. Ainsi que nous l’avons déjà vu (p. 28-30 éd. anglaise), ses limites, à la fois techniques et idéologiques, le rendent peu apte à autre chose que des opérations momentanées menées par quelques dizaines d’hommes, et son organisation interne ne fournit pas de modèle qui puisse être étendu aux dimensions d’une société tout entière. Même les cosaques, qui avaient constitué des communautés permanentes à la fois importantes et structurées et qui pouvaient et qui pouvaient mobiliser un nombre d’hommes considérable pour leurs raids, ne servaient pas de modèle lors des grandes insurrections paysannes, auxquelles ils fournissaient seulement des chefs. S’ils mobilisaient les paysans, c’étaient en tant que « tsars du peuple », et non en tant qu’« atamans ». Aussi le banditisme intervient-il plus souvent dans les révolutions paysannes simplement comme un des aspects multiples de la mobilisation ; et il a conscience d’en être un aspect mineur, sauf dans un domaine, celui des combattants et des chefs de guerre qu’il fournit. Avant la révolution, il peut être, selon la formulation d’un spécialiste compétent de l’agitation paysanne en Indonésie, « un creuset d’où sortit, d’une part, un réveil religieux et, d’autre part, la révolte[6] ». Quand la révolution éclate, il peut se fondre dans le grand soulèvement millénariste : « Des bandes de rampok poussaient comme des champignons, rapidement suivies par les foules qui, pleines de l’attente d’un Mahdi ou d’un millénium, formaient des groupes et se mettaient en marche[7]. » (C’est là une description du mouvement javanais après la défaite des Japonais en 1945.) Mais, sans le messie attendu, sans chef charismatique, sans « juste roi » (ou quiconque prétend à cette couronne) ou – pour reprendre l’exemple de l’Indonésie – sans des hommes comme les intellectuels nationalistes conduits par Sukarno et qui vinrent se greffer sur le mouvement, les phénomènes de ce genre sont susceptibles de disparaître pour ne laisser derrière eux, en mettant les choses au mieux, que des actions d’arrière- garde menées par des guérilleros dans les campagnes reculées.

Néanmoins, quand le banditisme et l’exaltation millénariste qui l’accompagne ont à ce point réussi à mobiliser les foules, on voit souvent apparaître les forces qui transforment la révolte en un mouvement visant à bâtir un État ou à changer la société. Dans les sociétés traditionnelles habituées à l’apparition et au déclin de régimes politiques qui ne modifient pas les structures sociales fondamentales, la noblesse terrienne, l’aristocratie, et même les fonctionnaires et les magistrats peuvent alors reconnaître les signes annonciateurs d’un changement imminent et considérer que l’heure est venue de réviser judicieusement leurs positions et d’assurer de leur loyauté ceux qui vont sans aucun doute mettre en place de nouvelles autorités. De leur côté, les forces expéditionnaires pensent également à changer de camp. Il arrive que s’installe une nouvelle dynastie, forte du « mandat du Ciel ». Alors, pleins d’un espoir qui ne manquera pas de se transformer en désillusion, les hommes pacifiques se calment et reprennent leur ancien mode de vie. De ce fait le nombre des bandits diminue ; il ne reste plus que la quantité de hors-la-loi à laquelle on peut raisonnablement s’attendre, et les prophètes redeviennent des prédicateurs à la petite semaine. Parfois, mais c’est plus rare, apparaît un chef messianique qui bâtit pour un temps une Nouvelle Jérusalem. Dans des situations de type moderne, des mouvements ou des organisations révolutionnaires peuvent prendre le pouvoir. Mais il arrive qu’après leur triomphe ils voient eux aussi les bandits activistes reprendre leur existence marginale de hors- la-loi et s’allier, dans une résistance de plus en plus vouée à l’échec, aux derniers défenseurs du bon vieux temps et autres « contre-révolutionnaires ».

Quels sont donc les rapports entre les bandits sociaux et les mouvements révolutionnaires modernes, qui sont tellement éloignés du vieux monde moral dans lequel ils vivent ? Il n’y a pas vraiment problème quand ces mouvements sont des mouvements d’indépendance nationale, dont les aspirations s’expriment facilement en des termes que peut comprendre un monde politique archaïque, même s’il n’existe en réalité que très peu de points communs. C’est pourquoi le banditisme s’intègre sans mal à ce genre de mouvements. Giuliano mit ses armes au service des massacreurs de communistes athées aussi facilement qu’il se fit le champion du séparatisme sicilien. Les mouvements primitifs de résistance à la conquête, résistance tribale ou nationale, montrent parfois des liens caractéristiques entre bandits-guérilleros et sectes populistes ou millénaristes. Dans le Caucase, où la résistance du grand Shamyl à la conquête russe avait pour base le développement du muridisme chez les musulmans d’origine, le muridisme et d’autres sectes analogues avaient la réputation, même au début du XXe siècle, de fournir aide, protection et idéologie au célèbre bandit-patriote Zelim Khan. Celui-ci portait toujours sur lui un portrait de Shamyl. En contrepartie, deux nouvelles sectes nées chez les montagnards Ingush à cette époque, l’une prêchant la guerre sainte, l’autre formée de quiétistes non violents, les deux étant aussi portées à l’extase l’une que l’autre et tirant peut-être leur origine de Bektashi, considéraient Zelim Khan comme un saint[8].

Point n’est besoin d’être très subtil pour voir le conflit entre « notre peuple » et « les étrangers », entre colonisés et colonisateurs. Il se peut que les paysans des plaines hongroises qui devinrent les bandits-guérilleros du célèbre Rosza Sandor après la défaite de la révolution de 1848-1849 aient été amenés à se rebeller en raison d’un certain nombre de décisions prises par le régime autrichien victorieux, par exemple la conscription. (Les hors-la-loi sont souvent des gens qui répugnent à devenir soldats ou à le demeurer.) Mais ce n’en étaient pas moins des « bandits nationaux », bien que leur interprétation du nationalisme fût peut-être très différente de celle des hommes politiques. Le célèbre Manuel Garcia, « roi de la campagne cubaine », qui avait la réputation de pouvoir à lui tout seul tenir tête à dix mille soldats, envoya tout naturellement de l’argent à Marti, père de l’indépendance cubaine. La plupart des révolutionnaires n’aiment pas beaucoup les criminels, et l’apôtre refusa l’argent. À la suite d’une trahison, Garcia fut tué en 1895 parce que – c’est tout au moins ce que l’on dit encore à Cuba – il était sur le point de lier son sort à celui de la révolution.

Les bandits prennent donc part assez souvent à des combats de libération nationale, même s’ils le font plus fréquemment là où le mouvement de libération nationale se rattache à une tradition sociale ou à une tradition de résistance à l’étranger que là où il vient d’être introduit par des professeurs et des journalistes intrus. Dans les montagnes grecques, qui connaissaient à peine l’occupation et n’avaient jamais été soumises à une administration efficace, les clephtes jouèrent un rôle plus important dans les combats de libération qu’ils ne le firent en Bulgarie, où la conversion à la cause nationale de haïdoucs aussi éminents que Panayot Hitov fut accueillie comme une nouvelle sensationnelle. (Il faut dire néanmoins que les montagnes grecques jouissaient d’une assez grande autonomie, grâce aux formations d’« armatoles », qui en principe servaient de police aux suzerains turcs, mais qui ne le faisaient en réalité que quand cela les arrangeait. Un capitaine d’ armatoles pouvait du jour au lendemain se retrouver chef de clephtes, et vice versa.) Quant au rôle joué par les bandits dans les guerres de libération nationale, c’est un tout autre problème.

Il est plus difficile pour les bandits de s’intégrer aux mouvements révolutionnaires modernes qui sont sociaux et politiques et ne sont pas dirigés avant tout contre des étrangers. Ce n’est pas que les bandits aient plus de mal à comprendre, tout au moins en principe, les slogans de liberté, égalité, fraternité, terre et liberté, démocratie et communisme, quand ces slogans sont exprimés dans une langue qui leur est familière. Au contraire, ce sont là pour eux des vérités évidentes et, ce qui les étonne, c’est que des hommes puissent trouver les mots justes pour les décrire. « La vérité, tout le monde la sent », déclarait le farouche cosaque Surovkov, en entendant Isaac Babel lire un discours de Lénine dans la Pravda. « Le problème, c’est de la trouver. Mais lui, il a tellement de flair qu’il la débusque du premier coup. » Le problème, c’est que ces vérités évidentes sont exprimées par des citadins, des gens instruits, des gentilshommes, c’est-à-dire des gens qui s’opposent à Dieu et au tsar et représentent des forces qui, aux yeux des paysans arriérés, sont des forces hostiles ou incompréhensibles.

Il arrive pourtant que les deux mondes se rejoignent. Le grand Pancho Villa, ce formidable général des armées révolutionnaires, fut amené à la Révolution mexicaine par des hommes de Madero. De tous les bandits professionnels du monde occidental, c’est peut-être lui qui eut la plus belle carrière révolutionnaire. Quand les émissaires de Madero lui rendirent visite, il se laissa facilement convaincre. En effet, Madero était un homme riche et instruit. Qu’il fût du côté du peuple prouvait sa générosité et la pureté de la cause. Lui-même était un homme du peuple et un homme d’honneur ; par ailleurs, cette invitation était un hommage à sa qualité de bandit : dès lors, comment pouvait-il hésiter à mettre ses hommes et ses armes à la disposition de la révolution[9] ?

Il a pu arriver que des bandits moins éminents adhèrent à la cause de la révolution pour des raisons analogues. Non pas parce qu’ils comprenaient les complexités des théories démocratique, socialiste, ou même anarchiste (bien que cette dernière soit assez peu complexe), mais parce que pour eux la cause du peuple et des pauvres était juste de toute évidence et que les révolutionnaires, par leur générosité, leur esprit de sacrifice et leur dévouement, en d’autres termes par leur comportement personnel, faisaient la preuve qu’ils étaient dignes de confiance. C’est pourquoi le service militaire et la prison, qui sont les endroits où les bandits et les révolutionnaires modernes ont le plus de chances de se rencontrer dans des conditions d’égalité et de confiance réciproque, ont vu plus d’une conversion politique. On en trouve plusieurs exemples dans les annales du banditisme moderne en Sardaigne. C’est également la raison pour laquelle les hommes qui devinrent les chefs de brigands pro-Bourbons en 1861 étaient souvent ceux-là mêmes qui s’étaient ralliés en nombre à la bannière de Garibaldi, lequel avait l’aspect, les paroles et le comportement d’un « véritable libérateur du peuple ».

Aussi, quand, sur le plan idéologique ou personnel, une jonction peut s’opérer entre eux et les militants de la révolution moderne, il arrive que les bandits, soit en tant que bandits, soit en tant que paysans individuels, adhèrent à des mouvements extrêmement nouveaux comme ils auraient adhéré à des mouvements de type ancien. Les bandits macédoniens combattirent pour le mouvement Komitadji (organisation révolutionnaire macédonienne de l’intérieur ou IMRO) au début du XXe siècle, et, de leur côté, les instituteurs qui les organisèrent adoptèrent les structures militaires traditionnelles des guérilleros haïdoucs. Tout comme les brigands de Bantam se joignirent au soulèvement communiste de 1926, la plupart de ceux de Java emboîtèrent le pas au nationalisme séculaire de Sukarno ou au socialisme séculaire du parti communiste, et les brigands chinois suivirent Mao Tsé-toung, qui, de son côté, fut fortement influencé par les traditions autochtones de la résistance populaire.

Comment sauver la Chine ? À cela le jeune Mao répondit qu’il fallait « imiter les héros de Liang Shan P’o », c’est-à-dire les bandits-guérilleros du roman Au bord de l’eau[10]. Qui plus est, il les recruta systématiquement. N’étaient-ils pas des combattants et, à leur manière, des combattants ayant une conscience sociale ? Les « Barbes rousses », cette redoutable organisation de voleurs de chevaux qui florissait encore en Mandchourie dans les années 1920, interdisaient à leurs membres d’attaquer les femmes, les vieillards et les enfants, mais les obligeaient à attaquer tous les fonctionnaires et les personnages officiels, avec néanmoins cette nuance : « Si un homme a une bonne réputation, nous lui laisserons la moitié de ses biens ; s’il est corrompu, nous les prendrons tous. » Il semble qu’en 1929 le gros de l’Armée rouge de Mao ait été composé de ces « éléments déclassés » (c’est-à-dire, pour reprendre sa propre classification, de « soldats, bandits, voleurs, mendiants et prostituées »). Qui, sinon les hors-la-loi, était susceptible de courir le risque de s’engager dans une formation de hors-la-loi ? « Ces gens se battent avec beaucoup de courage, avait observé Mao quelques années plus tôt. Bien dirigés, ils peuvent devenir une force révolutionnaire. » Le devinrent-ils ? Nous l’ignorons. Ce qui est certain, c’est que dans une certaine mesure ils donnèrent à la jeune Armée rouge une « mentalité d’aventuriers insurgés », bien que Mao eût l’espoir que cette mentalité puisse être supprimée par une « éducation intensifiée ».

Nous savons désormais que la situation était plus compliquée que cela[11]. Les bandits et les révolutionnaires se respectaient mutuellement en tant que hors-la-loi confrontés aux mêmes ennemis et, le plus souvent, les Armées rouges qui battaient la campagne n’étaient pas en mesure de faire plus que ce qu’on attendait traditionnellement des bandits sociaux. Toutefois, ils ne se faisaient pas confiance pour autant. On ne pouvait guère compter sur les bandits. Le Parti communiste ne cessa de considérer He Long, un chef bandit qui devint général, et ses hommes comme des « bandits » susceptibles de déserter à tout moment, jusqu’à ce que ce dernier rejoigne le Parti. Il est possible d’attribuer en partie cette méfiance au fait que le style de vie d’un chef de bande prospère ne correspondait guère aux attentes puritaines des camarades. Quoi qu’il en soit, s’il peut arriver que des bandits ou, plus rarement, un chef se convertissent à titre individuel, le banditisme institutionnalisé peut, contrairement aux mouvements révolutionnaires, se satisfaire du pouvoir en place tout autant qu’il peut le rejeter. « Traditionnellement, [le banditisme chinois] constituait l’étape rudimentaire d’un processus qui pouvait mener, si les conditions le permettaient, à la formation d’un mouve- ment rebelle qui avait pour but de gagner le “mandat Céleste”. En soi, cependant, il ne s’agissait pas d’une révolte et moins encore d’une révolution. » Le banditisme et le communisme se sont croisés, mais leurs chemins divergeaient.

La conscience politique peut bien sûr transformer le caractère des bandits. Les guérilleros communistes de Colombie comptent dans leurs rangs (mais ce n’est très certainement qu’une petite minorité) un certain nombre de combattants issus des brigands-guérilleros de l’époque de la violencia. Cuando bandoleaba (« quand j’étais bandit ») est une phrase que l’on peut entendre dans les conversations et les réminiscences qui occupent une bonne partie du temps d’un guérillero. La phrase elle-même indique la prise de conscience d’une différence entre le passé d’un homme et son présent. Cependant, Mao était probablement trop optimiste. Pris individuellement, les bandits peuvent facilement s’intégrer aux unités politiques, mais, sur le plan collectif, tout au moins en Colombie, il s’est révélé qu’il était presque impossible de les assimiler aux mouvements de guérilla d’extrême gauche.

De toute façon, en tant que bandits, ils n’avaient qu’un potentiel militaire limité, et leur potentiel politique l’était encore bien davantage, comme le montrent les guerres de brigands dans l’Italie du Sud. L’unité idéale était de moins de vingt hommes. Les chansons et les récits populaires faisaient une place particulière aux voïvodes haïdoucs qui dirigeaient une bande plus nombreuse, et, en Colombie, lors de la violencia après 1948, les grandes unités d’insurgés étaient presque invariablement composées de communistes et non de rebelles paysans. Panayot Hitov rapporte que le voïvode Ilio, ayant devant lui deux ou trois cents volontaires, déclara que c’était beaucoup trop pour une seule bande et qu’il valait mieux en former plusieurs. Lui-même ne choisit que quinze hommes. La bande de Lampião était divisée en plusieurs unités, qui parfois constituaient des coalitions temporaires. Le principe était tactiquement défendable, mais il montrait que les chefs de bandits paysans n’étaient pas en mesure d’équiper et d’entretenir des unités importantes et qu’ils étaient incapables de tenir en main des troupes armées lorsque celles-ci n’étaient pas directement soumises à leur puissante personnalité. Par ailleurs, tous les chefs protégeaient jalousement leur autorité. Même le plus fidèle lieutenant de Lampião, Corisco « le Diable blond », bien que restant par la suite sentimentalement attaché à son ancien chef, se querella avec lui et forma une autre bande avec ses amis et ses partisans. Les divers émissaires et agents secrets des Bourbons qui tentèrent d’introduire chez les brigands, dans les années 1860, une discipline et une coordination réelles eurent aussi peu de succès que tous ceux qui ont essayé de réaliser des opérations de ce genre.

Politiquement, nous l’avons vu, les bandits étaient incapables d’offrir aux paysans une véritable alternative. En outre, leur position vis-à-vis des puissants et des pauvres était traditionnellement ambiguë. C’étaient des hommes du peuple, mais ils méprisaient les faibles et les résignés, et la force qu’ils constituaient opérait en temps normal à l’intérieur ou à la périphérie des structures sociales et politiques existantes et non contre ces structures. Tout cela limitait leur potentiel révolutionnaire. Il leur arrivait peut-être de rêver d’une société fraternelle d’hommes libres, mais l’ambition la plus évidente d’un bandit révolutionnaire ayant réussi sa carrière était de devenir propriétaire terrien. Pancho Villa finit dans la peau d’un hacendado[12], statut qui, en Amérique latine, récompense généralement un aspirant caudillo[13], et pourtant son passé et son comportement en faisaient certainement un personnage bien plus populaire que les aristocrates créoles à la peau délicate. De toute façon, leur vie héroïque et indisciplinée préparait assez peu les brigands au monde rigoureux, sombre et organisé des combattants révolutionnaires ou à la légalité de la vie post-révolutionnaire. Il semble que peu de célèbres bandits-insurgés aient joué un rôle important dans les pays des Balkans qu’ils avaient contribué à libérer. Les souvenirs de l’existence libre et héroïque qu’ils avaient menée dans les montagnes avant la révolution et pendant la libération nationale conféraient aux bandits un certain éclat, mais cet éclat devenait assez souvent de plus en plus ironique dans l’État nouveau, où ils se mettaient à la disposition de chefs politiques rivaux lorsqu’ils ne travaillaient pas pour eux-mêmes en pratiquant quelque peu le kidnapping et le brigandage. Au XIXe siècle, la Grèce, pays nourri de mystique clephte, devint le théâtre d’un gigantesque spoils system, dont on se disputait les avantages. Poètes romantiques, folkloristes et philhellènes avaient rendu célèbres en Europe les brigands des montagnes. Dans les années 1850, Edmond About fut davantage frappé par la sordide réalité du « Roi des Montagnes » que par les couplets retentissants composés à la gloire de clephtes.

La contribution des bandits aux révolutions modernes fut donc ambiguë et de courte durée et ce fut là leur tragédie. En tant que bandits, ils pouvaient tout au plus, comme Moïse, apercevoir la terre promise, mais étaient incapables de l’atteindre. La guerre de libération algérienne commença, ce qui est assez caractéristique, dans les Aurès, territoire où le brigandage était une tradition, mais c’est l’Armée de libération nationale, laquelle n’avait rien à voir avec le banditisme, qui finit par gagner l’indépendance. L’Armée rouge chinoise cessa rapidement d’être une formation comparable à une formation de bandits. Mais il y a mieux. La révolution mexicaine comprenait deux grandes composantes paysannes : dans le nord, le mouvement de Pancho Villa – par excellence le genre de mouvement dont les bandits constituent la base – et, à Morelos, l’agitation agraire dirigée par Zapata, et qui n’avait aucun point commun avec le banditisme. Sur le plan militaire, Villa joua un rôle infiniment plus important à l’échelon national, mais ce rôle ne modifia ni le Mexique ni même le nord-ouest, le fief même de Villa. Le mouvement de Zapata était uniquement régional, son chef fut tué en 1919, et ses forces militaires n’étaient pas très importantes. C’est pourtant ce mouvement qui introduisit la réforme agraire dans la révolu- tion mexicaine. Les bandits fournirent un caudillo possible et une légende, celle – et ce n’est pas son moindre aspect – du seul chef mexicain qui ait tenté, en notre siècle, d’envahir la terre des gringos[14]. Mais le mouvement paysan de Morelos produisit une révolution sociale : l’une des trois qui soient dignes de ce nom dans l’histoire de l’Amérique latine.


Notes
[1] J. . DELUMEAU, Vie économique et sociale de Rome dans la seconde moitié du XVIe siècle, vol. 2, PUF, Paris, 1957-1959, p. 557.
[2] En français dans le texte [N.d.T.].
[3] P. M. VAN WULFFTEN PALTHE, Psychological Aspects of the Indonesian Problem, Leyde, 1949, p. 32.
[4] Dr J. KOETSCHET, Aus Bosniens Letzter Türker-zeit, Vienne/Leipzig, 1905, p. 6-8.
[5] District Gazetteers of the United Provinces, I, Allahabad, 1911, p. 185.
[6] S. KARTODIRDJO, The Peasants Revolt of Banten in 1888, La Hague, 1966, p. 23.
[7] P. M. VAN WULFFTEN-PALTHE, Psychological Aspect of the Indonesian Problem, Leyde, 1949, p. 34.
[8] M. PAVLOVICH, « Zelim Khan et le brigandage au Caucase », art. cit., p. 146 et p. 159.
[9] Voir M. L. GUZMAN, The Memoirs of Pancho Villa, op. cit.
[10] S. SCHRAM, Mao Tsé-toung, Londres, 1966, p. 43.
[11] Voir le superbe chapitre « Bandits and the Revolutionary Movement » in P. BILLINGSLEY, Bandits in Republican China, op. cit., p. 226-270.
[12] Grand propriétaire terrien, à la tête d’une exploitation (hacienda).
[13] Chef militaire exerçant un pouvoir politique – une figure tristement familière dans l’histoire de l’Amérique latine.
[14] Citons comme preuve particulièrement spectaculaire le village de San José de Gracia, dans les hauts plateaux du Michuacan au Mexique. Ce village, comme tant d’autres, exprima ses aspirations populaires en se rangeant sous la bannière du Christ-Roi contre la révolution (faisant ainsi partie du mouvement Cristero, surtout connu par La Puissance et la Gloire de Graham Greene). L’excellent historien qui a étudié ce village remarque qu’évidemment « on y avait une sainte horreur des grandes figures de la révolution, à l’exception du président Cardenas, parce qu’il avait distribué la terre et mis fin aux persécutions contre la religion, et de Pancho Villa. Ces derniers sont devenus des idoles populaires. », L. GONZALEZ, Pueblo en Vilo, Mexico, 1968, p. 251. Même en 1971, dans une commune très peu différente, située dans la même région et manifestement peu portée sur la littérature, on pouvait trouver dans le bazar local Les Mémoires de Pancho Villa.


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