par Marcel Boiteux*
SPS n°301, juillet 2012
Commentaire: Instructif, non?
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Cet article est une reprise légèrement adaptée et actualisée d’un texte paru dans la revue Commentaire, n°97, mars 2002.
Du muscle à l’atome, c’est sans doute un raccourci audacieux. Il s’agit tout simplement d’évoquer le trajet qu’en quelques milliers d’années les hommes ont parcouru pour leur approvisionnement en énergie.
Dans l’Antiquité, la seule énergie mécanique disponible était celle du muscle, humain ou animal. Aujourd’hui, grâce à l’électricité provenant des centrales nucléaires, l’atome fait tourner les machines sans qu’on soit obligé, comme autrefois, d’utiliser des esclaves.
Comment s’explique cette révolution ? Le fruit du hasard ? Ou l’aboutissement naturel d’une évolution au cours de laquelle, d’étape en étape, le progrès des connaissances et des techniques a permis aux hommes de dominer les problèmes de leur développement ?
De l’Antiquité au Moyen
Comme on sait, l’énergie se présente sous deux formes principales quant à son utilisation, l’énergie thermique et l’énergie mécanique :
-l’énergie thermique grâce à laquelle on peut chauffer et éclairer,
-l’énergie mécanique qui permet de faire tourner des machines fixes ou mobiles, des usines ou des automobiles.
Dans l’Antiquité, ces deux formes d’énergie apparaissaient tellement différentes que personne ne se doutait, à vrai dire, qu’un jour viendrait où l’une et l’autre s’avéreraient être deux faces d’une même entité.
C’est l’énergie thermique que l’on trouve à l’origine du développement de l’Humanité. La maîtrise du feu va permettre à l’homme préhistorique de produire de la chaleur et de la lumière : la lumière pour chasser les animaux sauvages, la chaleur pour se réchauffer et, surtout, pour cuire et rendre beaucoup plus digestes viandes et végétaux.
Ainsi, grâce au feu, l’humanité va-t-elle passer lentement de la Préhistoire à l’Antiquité, dans des sociétés de plus en plus organisées où la source principale d’énergie thermique reste le bois et, plus généralement, les végétaux. Le bois, les végétaux, c’est la nature qui les fournit, au besoin en cultivant les sols. L’énergie thermique apparaît ainsi comme un produit de l’environnement.
En revanche, pour sortir l’eau des puits, pour tirer la charrue, pour transporter toutes sortes de charges – depuis les récoltes jusqu’aux pierres des monuments – pas d’autre solution à cette époque que le muscle, celui des bœufs ou celui des esclaves. Lors de la construction des pyramides, les images trouvées dans les tombeaux égyptiens nous montrent clairement que la forme quasi exclusive d’énergie mécanique utilisée fut non pas celle des bœufs mais celle de milliers d’hommes, plus ou moins enchaînés les uns aux autres. Ces hommes et ces bêtes, pour pouvoir profiter de leurs muscles, il faut les nourrir ; il est probable que l’emploi des hommes était plus rentable que celui des bœufs pour faire venir du Nil et mettre en place d’énormes blocs de pierre.
On pensera aussi, un jour, à utiliser l’énergie éolienne dans des petits moulins à vent, et l’énergie de l’eau courante pour faire tourner des roues. Mais ce sont là des apports énergétiques très incertains. Les vents et les rivières n’ont pas la belle régularité des esclaves, qui font tourner les pompes et les meules au rythme du fouet quelle que soit la « météo ».
En tout cas, pour les transports, on ne connaît à l’époque que les esclaves pour la chaise à porteur, le cheval certes pour le cavalier ou le char, mais l’homme encore ou le bœuf pour le transport des matériaux et des marchandises. Toujours le muscle. Pour les transports maritimes, il est vrai, on peut recourir au vent dans les voiles. Mais sitôt qu’il faut arriver à date fixe quand on commerce, ou être totalement maître du navire comme c’est le cas pour la bataille navale, rien ne vaut une équipe de galériens enchaînés à leurs sièges et ramant au rythme du tambour.
Si c’est du bois, donc de l’environnement, que l’on tire l’énergie thermique dont ces sociétés anciennes ont besoin, en revanche ce sont les guerres et leurs cohortes de prisonniers qui fournissent les esclaves indispensables à la vie économique et militaire. Qu’on fasse la guerre pour avoir des esclaves, ou qu’on ait des esclaves parce qu’on fait la guerre, peu importe. La fatalité de l’esclavage est inhérente au besoin d’énergie.
Ainsi, pendant des siècles, c’est le muscle humain qui fut la principale source d’énergie mécanique : l’eau, le vent sont trop irréguliers pour jouer un grand rôle ; quant au bœuf ou au cheval de trait, trop gros mangeurs pour être rentables, ou à moitié étranglés par leur licol, ils ne fournissent qu’un appoint.
Toute l’histoire énergétique de nos sociétés va être dorénavant dominée par la recherche de formes d’énergie mécanique qui libèrent les hommes de la fatalité qui pèse sur leurs muscles.
Le Moyen Âge
Au Moyen Âge, en Europe, un important progrès vient soulager la vie des paysans, ces paysans qui, en nombre, représentent la quasi totalité de la population. On invente, pour les animaux de trait, une méthode de harnachement qui évite que la bête s’étrangle d’autant plus qu’elle tire plus fort.
Le harnais remplace le licol. C’est une véritable révolution. La productivité des agriculteurs augmente considérablement, celle des animaux aussi. Non seulement l’esclavage n’est plus tout à fait indispensable à la vie rurale, mais des forces de travail se trouvent libérées qui seront utilisées à construire des cathédrales ou à développer, dans les cités, l’artisanat, le commerce et l’éducation.
On continue certes à avoir besoin de galériens dans la marine pour échapper aux caprices du vent ; le sort de la petite main d’œuvre rurale n’est guère plus enviable que celui des esclaves, mais les économies occidentales prennent la route du progrès. D’autant qu’avec l’accumulation des connaissances et des techniques – les roues à aube dans les moulins à eau, les mécanismes dans les moulins à vent – l’eau et le vent viennent apporter au muscle animal, dans les bilans en énergie mécanique, un appoint un peu plus substantiel qu’autrefois.
Mais si, grâce aux forêts et aux cultures, l’énergie thermique est largement disponible, et si, grâce au harnais, le muscle humain est dorénavant moins sollicité, l’énergie mécanique reste rare et chère. C’est le goulet d’étranglement du développement économique.
La machine à vapeur
Plus encore que le harnais, une découverte majeure va alors changer la face du monde : la machine à vapeur.
Ne voilà-t-il pas qu’avec ce genre de machines, on peut transformer l’énergie thermique, dont on dispose largement, en cette énergie mécanique qui manque depuis si longtemps ! Pour le physicien, la machine à vapeur, la transformation des énergies, la thermodynamique, tout cela constitue une étape intéressante dans le progrès des connaissances. Pour l’économiste, c’est un formidable événement. On dispose d’énergie thermique abondante, on manque cruellement d’énergie mécanique, rare et coûteuse. Et voilà une machine qui permet de transformer gentiment l’une en l’autre, de faire du mouvement avec de la chaleur. Le muscle qui travaille est remplacé par du bois qui brûle dans une chaudière.
C’est une telle révolution qu’en peu de temps – à l’échelle des siècles – on va manquer de bois. Il faut du bois pour faire les charpentes des maisons, pour construire les bateaux, pour y mettre de grands mats. Il faut du bois aussi dans la métallurgie où se fabriquent ferrures et armes. Et voilà qu’il en faut aussi pour les machines à vapeur.
Les forêts occidentales menacent d’être ravagées
C’est alors que l’exploitation des mines de charbon arrive, à son heure, pour relayer celle des forêts. Grâce à la machine à vapeur, qui permet de pomper l’eau des mines et d’en faire remonter mineurs et minerais, l’exploitation des gisements de charbon change fondamentalement de dimension. Et, grâce au charbon, les forêts sont sauvées : l’énergie thermique retrouve l’abondance qui justifiait sa transformation en énergie mécanique par la machine à vapeur.
L’alliance de la machine à vapeur et de la métallurgie, en plein essor grâce au charbon, va conduire aussi au chemin de fer, qui bouleverse l’économie du transport. Finies les diligences, fini le règne de la voie d’eau et du halage : le chemin de fer échappe au diktat des fleuves et des rivières, qu’il longe ou qu’il traverse allègrement. Et les progrès de la métallurgie vont permettre d’équiper efficacement un grand nombre de chutes d’eau pour faire le même travail que la machine à vapeur.
Cette fois, on a gagné : le muscle, le muscle humain en tout cas, cesse enfin d’être la principale source d’énergie mécanique. Dans les usines, machine à vapeur ou chutes d’eau font tourner des roues, lesquelles entraînent des courroies qui distribuent le mouvement dans les ateliers. Quant au chemin de fer, il transporte les charges et les gens bien plus aisément que les gabares et les voitures de poste.
Dans la foulée, les grands voiliers renoncent aux galériens, qu’on remplace par des voiles supplémentaires et des marins et, plus tard, par des machines à vapeur.
Mais le muscle animal reste encore très sollicité pour porter les cavaliers et tirer les calèches dans les villes, traîner les charrues et les charrettes dans les campagnes, et pour assurer les grands transports que le chemin de fer n’assume pas encore.
D’autre part, la machine à vapeur ou l’énergie hydraulique ne peuvent prendre en charge les besoins diffus d’énergie mécanique pour tirer l’eau des puits dans les campagnes, pour la distribuer dans les villes, pour battre le grain et remplir les silos, pour animer le tour du potier et la meule du coutelier...
Il reste encore une étape à parcourir pour diffuser partout l’énergie mécanique, fixe ou mobile, autrement dit pour diffuser la force motrice et les moyens de transports. Cette étape, c’est l’électricité et le moteur à essence qui vont l’assurer.
L’électricité et le moteur à essence
Dans les usines, on ne sait encore transporter l’énergie mécanique que par des courroies. Les machines utilisatrices s’agglutinent donc autour des machines à vapeur et des courroies qui transmettent le mouvement d’une roue à l’autre. En outre, les plus grosses usines se développent principalement au voisinage des mines de charbon et de fer, parce qu’il est quand même moins coûteux de transporter ce qui sort des usines que ce qui y entre. Aussi voit-on se constituer de vastes combinats, où se concentrent à la fois des masses de travailleurs misérables, et des pollutions insupportables.
D’autre part, qu’on se déplace en voiture, à cheval ou à pied, ou qu’on traîne des charrettes, le transport reste coûteux ou ingrat. Aussi les villes s’entassent-elles linéairement autour des voies de chemin de fer qui les desservent, là où s’installent aussi les usines de transformation, et leur pollution. Hors les beaux quartiers, la vie urbaine est pénible et polluée.
Tout va changer avec l’automobile et l’électricité
Grâce à l’automobile, l’habitat échappe à l’attraction ferroviaire. Au lieu de se développer linéairement le long des rails du chemin de fer, les villes vont s’installer dans les campagnes voisines et s’étaler en surface dans des banlieues moins denses, plus vertes et moins polluées.
Grâce à l’électricité, au lieu de se transmettre par des courroies, donc à proximité, l’énergie mécanique va pouvoir se transporter au loin par des fils. La force motrice sera alors produite en quantité massive dans une usine spécialisée, la centrale électrique, et l’on pourra la répartir en surface, à travers des réseaux, partout où l’on voudra. Finies les grandes concentrations industrielles. Les usines s’installent à la campagne. Elles peuvent être alimentées en force motrice grâce à l’exploitation de l’électricité. Et, grâce au camion, elles seront desservies partout en produits entrants et sortants. Les banlieues s’étalent dans la verdure, les usines quittent les zones de grande concentration industrielle et les pénibles conditions de vie qui y règnent.
Entre temps, le pétrole qui alimente les moteurs à essence va aussi, sous forme de fuel, puis de gaz, soulager le charbon. Il était temps. Car, dans nos vieux pays européens où les mines sont de plus en plus profondes, et de qualité de plus en plus médiocre, le charbon a fait des dizaines de milliers de morts, soit dans la mine, soit surtout en saccageant les poumons des mineurs. À une époque où les problèmes d’environnement étaient encore mal maîtrisés, la combustion du charbon engendrait des pollutions qui ont abrégé la vie de quantité de gens à travers le monde, sans parler des atteintes aux monuments et aux forêts. À en juger par les précautions qui entourent aujourd’hui l’énergie nucléaire, il est tout à fait sûr que si le charbon avait été découvert après l’atome, son usage eût été accompagné de telles contraintes qu’on l’aurait pratiquement interdit !
Quoi qu’il en soit, grâce au chemin de fer et à l’automobile, grâce au fil électrique, les hommes1 peuvent être pratiquement libérés dorénavant des plus pénibles de leurs activités physiques, et leur habitat, modernisé, les protège efficacement contre les caprices du climat.
La fin de l’histoire ?
Sommes-nous enfin parvenus, pour l’énergie, à « la fin de l’histoire » ? Il est clair que non. On constate depuis l’Antiquité que d’étape en étape, à chaque défi, a répondu une innovation qui a permis à l’Humanité de poursuivre son développement. Sommes-nous arrivés au terme de cette évolution ?
Pour ce qui est de libérer le muscle, humain ou animal, de la fatalité qui faisait d’eux, autrefois, la seule source d’énergie mécanique, c’est fait.
Dans les pays développés, le cheval ne sert plus aujourd’hui qu’à susciter des concours hippiques ou des matchs de polo ; et les hommes se voient obligés de faire du sport pour maintenir à peu près en état une musculature qui a perdu tout intérêt économique.
Mais l’explosion de la population mondiale, et l’accroissement formidable des niveaux de vie dans quelques parties du globe, engendrent maintenant des problèmes nouveaux, tandis que la sensibilité aux risques de l’existence s’est exacerbée chez nos contemporains des pays riches.
Le charbon a permis la révolution industrielle. Mais, on l’a dit, il a tué des dizaines de milliers de gens et il tuera encore. Ce qui apparaissait autrefois comme une triste fatalité est aujourd’hui considéré comme une conséquence inadmissible de notre appétit d’énergie.
La combustion du charbon et des hydrocarbures pollue l’atmosphère. On s’efforce maintenant d’y remédier, mais la pollution des villes et des zones industrielles n’en est pas moins devenue une préoccupation majeure de nos sociétés. Et puis, qu’on le veuille ou non, brûler du charbon, du gaz ou du pétrole, c’est combiner du carbone avec l’oxygène de l’air. Cela fait de la chaleur, et c’est bien l’objectif ; mais cela fait aussi du gaz carbonique. Et le gaz carbonique, c’est l’effet de serre.
Enfin, on oublie trop souvent que les hydrocarbures, comme le charbon, constituent des bases chimiques irremplaçables. Quand on pense aux millions d’années qu’il a fallu pour transformer les végétaux ou le plancton préhistoriques respectivement en charbon et en pétrole, quand on songe aux longues molécules qui en ont résulté et dont les chimistes ont fondamentalement besoin, on peut se demander s’il est bien raisonnable de casser ces molécules subtiles en petits morceaux pour en faire du feu. Brûler du pétrole, c’est comme mettre en pièces son mobilier Louis XV, quand on a froid, pour le jeter dans la cheminée.
En outre, mais cette considération vaut surtout pour l’Europe occidentale où la densité d’occupation des territoires est très élevée, la logistique des énergies fossiles est terriblement encombrante avec ses gisements, ses mines ou ses puits, ses ports, ses péniches, ses trains et ses usines.
Le temps n’est-il pas venu de trouver une nouvelle source d’énergie moins cruellement meurtrière que le charbon, moins polluante que les combustibles fossiles, et qui ne générerait pas de gaz carbonique ? Une énergie qui permettrait de ne pas gaspiller les bases chimiques dont nos descendants auront grand besoin, et qui serait beaucoup moins encombrante que toutes nos formes d’énergie classique ?
En fait, cette nouvelle forme d’énergie sûre, propre et discrète, elle aussi, elle est arrivée à temps pour prendre le relais des précédentes, et résoudre les problèmes qui se trouvaient posés. Mais, cette fois, elle a été mal accueillie. C’est l’énergie nucléaire.
L’énergie nucléaire
Pas plus que les énergies évoquées antérieurement, il ne s’agit dorénavant de ne plus faire appel qu’à l’énergie nucléaire.
Dans nombre de pays en développement où existent encore de vastes ressources hydroélectriques, où l’éloignement des villages ne justifie pas le raccordement à un réseau électrique, où certaines régions connaissent un long ensoleillement et où, hors les grandes agglomérations, la place ne manque pas, exploiter tout ce potentiel naturel est évidemment judicieux. Il faut y construire des barrages, expérimenter les différentes formes d’énergie solaire là où l’ensoleillement est généreux et où les grands réseaux électriques ne peuvent aller, construire des éoliennes là où il y a du vent.
Mon propos a un caractère plus général. Il vise à la fois l’ensemble du monde – pour lequel il est clair que les énergies renouvelables ne seront pas suffisantes avant longtemps pour faire face à l’accroissement des besoins – et les zones denses du monde développé, telles que l’Europe occidentale ou les régions en développement des autres continents, où l’approvisionnement futur en énergie pose, on l’a dit, de réels problèmes de sécurité, de pollutions et d’encombrement.
Pour les résoudre, ces problèmes, se présente l’énergie nucléaire, dont la matière première – l’uranium, puis le thorium – est très abondante. Cette « nouvelle » source d’énergie n’est pas sans mérites.
Que le nucléaire soit très peu encombrant, c’est une vérité souvent méconnue. Je rappellerai seulement qu’une centrale nucléaire de quatre tranches de 1300 MW, comme on en trouve beaucoup en France, remplace dix à douze millions de tonnes de charbon ; elle se substitue donc aux mines qui auraient été nécessaires pour produire ce charbon ; elle remplace aussi les centrales classiques qu’il aurait fallu construire pour le brûler ; et elle évite les milliers de trains ou de péniches nécessaires pour aller de la mine à la centrale. Le gain en surface et en transports est absolument considérable.
Non contente de ne pas prendre de place, la centrale nucléaire ne pollue pas et ne rejette pas de gaz carbonique. Elle partage certes ce mérite avec les énergies solaires ou éoliennes, mais celles-ci, en comparaison, sont des dévoreuses d’espace et doivent occuper des territoires gigantesques à service rendu égal.
Le charbon tue ; il a beaucoup tué et il tuera encore. Pas le nucléaire ? Il y a eu Tchernobyl. Mais, comme l’a dit en son temps un polémiste vigoureux, Tchernobyl n’est pas un accident nucléaire, c’est un accident soviétique. La succession des erreurs grossières qui ont causé l’accident est proprement invraisemblable. Quant un conducteur en état d’ivresse crée une catastrophe sur une autoroute, on n’en conclut pas qu’il faut supprimer les autoroutes, mais qu’il faut lutter contre l’alcool au volant. De même pour Tchernobyl : ce n’est pas l’énergie nucléaire qu’il faut supprimer, c’est le régime soviétique. C’est fait. En tout cas, hors la catastrophe de Tchernobyl, dont on ne peut nier les vraies conséquences, l’industrie nucléaire civile, n’avait jamais tué personne, aucune industrie arrivée à maturité ne pouvait en dire autant jusqu’au tsunami japonais.
À Fukushima, cette année 2011, le noyage des installations par un raz de marée gigantesque a suscité le troisième grand accident nucléaire civil. Le premier – Three Mile Island – n’avait causé aucune mort nucléaire, et il avait suscité de précieux enseignements sur la conception des salles de commande. On a déjà évoqué le second, à Tchernobyl. Fukushima, le troisième, est certainement plus significatif – encore qu’on comprenne mal pourquoi, dans un pays aussi sujet aux tremblements de terre et de mer, on se soit référé seulement aux cent dernières années pour apprécier les risques à surmonter2. L’accident n’a encore suscité aucun décès nucléaire. Mais même si les populations menacées ont été très rapidement et très largement évacuées, on ne peut exclure des séquelles à venir malgré toutes les précautions qui furent prises dès que le danger a été avéré.
Il reste que les déchets nucléaires sont une source d’inquiétude pour beaucoup de nos concitoyens. A-t-on le droit de laisser aux générations futures, pendant des centaines et des milliers d’années, les déchets dangereux de notre consommation égoïste d’électricité ? C’est une vraie question. Réponse : la nature l’a fait elle-même en abandonnant dans la croûte terrestre, avec une incroyable désinvolture, des quantités énormes de radioactivité datant de la naissance de la Terre, et qu’on retrouve notamment dans les sous-sols hercyniens de la Bretagne et du Massif Central. Ces déchets de la création du monde représentent des centaines de milliers de fois les déchets cumulés de nos centrales. Si la nature l’a fait à grande échelle pour ses déchets, on peut le faire aussi pour les nôtres, à notre modeste échelle, pourvu qu’on le fasse bien. Il ne s’agit donc pas d’un problème moral – et c’est pour moi une constatation essentielle – mais d’un problème d’ingénieurs. Les ingénieurs feront le nécessaire.
Les exigences pour le futur du nucléaire
Mais si, avant Fukushima, le nucléaire civil n’avait jamais tué personne par irradiation – hors Tchernobyl – c’est parce que cette forme d’énergie a été accompagnée, dès sa naissance, d’extrêmes précautions, absolument indispensables à sa mise en œuvre.
D’où les exigences qui doivent s’imposer à son développement :
- Il faut que les administrations d’État soient intransigeantes sur les règles de sûreté, et se refusent absolument à tout arrangement. Car même d’apparence anodine, le relâchement de certaines règles peut s’avérer, le jour venu, catastrophique. (2)
- Il faut qu’à la construction, les ingénieurs respectent rigoureusement les plans, même si certaines dispositions leur paraissent redondantes ou trop difficiles à respecter. L’expérience l’a montré, ce n’est pas du tout assuré... (3)
- Il faut enfin disposer d’exploitants de haut niveau – bien que, dans tous les pays, exploiter ait moins de prestige que construire – et il faut que ces exploitants possèdent ce qu’on appelle aujourd’hui une « culture de sûreté », une culture qui les oblige à penser que même si, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, les alertes sont de fausses alertes, celle qui se présente est peut-être la centième.
On doit s’en convaincre, ce sont là des conditions difficiles à remplir, même dans les pays les plus industrialisés. Déjà, le pilotage des avions exigeait une culture de sûreté supérieure d’un cran à celle qu’on avait demandé dans les usines modernes. Pour le nucléaire, il faut encore un cran supplémentaire.
Que conclure ?
L’histoire a sa logique et les découvertes, les innovations, s’emboîtent les unes dans les autres, de siècles en siècles, d’étape en étape. Dans le secteur de l’énergie, l’heure était venue d’une nouvelle étape, celle de l’énergie nucléaire.
Mais nos sociétés humaines étaient-elles mûres pour sauter le pas ?
Certains en doutent, et la question se pose effectivement. À cette question, le présent article apporte une réponse. Elle est positive, bien que conditionnelle. Mais elle postule que notre monde ne va pas sombrer peu à peu dans un chaos incontrôlable.
* Marcel Boiteux, né le à Niort dans les Deux-Sèvres, est normalien, agrégé de mathématiques et diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris. Il a dirigé EDF de 1967 à 1987 et, à ce titre, est l’un des artisans du développement de l’énergie nucléaire de la France. Il est par ailleurs membre et ancien président de l’Académie des Sciences morales et politiques (section Économie politique, Statistique et Finances), a présidé l’Institut des hautes études scientifiques (IHÉS) de 1985 à 1994 et l’Institut Pasteur de 1988 à 1994.
1 Du moins dans les régions développées. Que toutes les parties du globe n’aient pu parcourir la totalité de ce chemin, que bien des régions, bien des peuples, en restent à des conditions de vie qui contrastent scandaleusement avec celles de l’Occident développé, c’est malheureusement une triste réalité. Voulant aller au bout de l’évolution énergétique que connaît le monde, il me faut bien me référer aux parties de notre globe où cette évolution est la plus avancée. Au surplus, ce qui est réalité dans les pays riches est potentialité dans le reste du monde.
2 À Fessenheim, en France, la référence est le risque millénaire, et on s’est organisé pour tenir face à un tremblement de terre deux fois plus intense que le plus fort connu depuis l’an mille.
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