13 décembre 2017
Co-fondateur de Greenpeace en 1971,
directeur de Greenpeace International et haute figure de la lutte contre
la pollution minière, le massacre des bébés phoques ou le nucléaire
militaire, Patrick Moore a fini par se trouver en désaccord croissant
avec ses collègues écologistes – sur le chlore, le nucléaire… – au point
de quitter l’ONG avec fracas en 1986.
Ayant eu la chance de le rencontrer la
semaine dernière lors de son passage en France pour une tournée de
conférences, je lui ai proposé de me raconter son aventure Greenpeace
ainsi que ses conceptions relatives à ce qu’il appelle « sensible environmentalism »
ou écologie raisonnée, par opposition à l’écologie de l’affrontement
dans laquelle, selon lui, Greenpeace s’est enfermée par pure idéologie.
Ce sont nos conversations (directes et
par email) que j’ai le plaisir de vous rapporter ici. Voici d’abord une
petite notice biographique :
Patrick Moore
Principaux repères biographiques
– 1947 : Naissance sur l’île de Vancouver au Canada (Colombie britannique) dans une famille active dans la pêche et l’exploitation du bois.– 1969 : Licence en biologie de la forêt.– 1972 : Ph.D (doctorat) multidisciplinaire en écologie et sciences de l’environnement.– 1971 – 1986 : Co-fondateur de Greenpeace, il préside Greenpeace Canada puis dirige Greenpeace International. Il prend la tête de nombreuses campagnes fameuses de l’ONG.– En 1984, il participe à la création d’une entreprise familiale de salmoniculture sur l’île de Vancouver qu’il préside jusqu’en 1991.– En 1986, il quitte Greenpeace pour divergence croissante de vue sur de nombreux sujets (Chlore, nucléaire…).– En 1991, il crée Greenspirit, un cabinet de conseils en environnement durable, changement climatique, biodiversité et écologie auprès de gouvernements et d’entreprises.
Nathalie MP (NMP) : Bonjour Patrick et merci beaucoup pour cet entretien. Commençons par vos études. Pourquoi la biologie ? Pourquoi un Ph. D. en écologie ?
Patrick Moore (PM) :
La relation homme nature a marqué ma vie depuis le début. J’ai grandi à
Winter Harbour (photo), un tout petit village canadien de l’île de
Vancouver, en pleine nature, au milieu des lacs et des forêts, baigné de
pluies et entouré de familles de bûcherons et de pêcheurs. Mes parents
étaient eux-mêmes des enfants de pionniers qui s’étaient installés dans
cet endroit perdu et sauvage pour y faire leur vie. On ne savait rien de
l’écologie, mais on aimait la nature et on avait appris à l’habiter.
La mécanique m’intéressait également –
dans le bûcheronnage, c’est important – mais les sciences naturelles
m’attiraient encore plus. J’ai donc entrepris des études dans ce
domaine, avec la chance de pouvoir bénéficier d’une formation
pluridisciplinaire aussi bien en biologie (biochimie, génétique, science
des sols, biologie de la forêt..) qu’en écologie pour mon Ph. D., ce
qui m’a amené à suivre aussi des cours de droit et des cours d’économie
de l’environnement.
NMP : Doit-on
comprendre que votre engagement dans Greenpeace découlait ainsi
directement de votre attirance pour la nature et de votre formation
initiale en écologie et protection de l’environnement ?
PM : Oui, mais pas
uniquement. Dans le nom « Greenpeace », il y avait « green » qui faisait
effectivement référence à la nature et à l’environnement, mais il y
avait aussi « peace » qui signifiait très clairement un engagement en
faveur de la paix dans le monde.
A l’époque de mes études, c’est-à-dire à
la fin des années 1960 et au début des années 1970, nous étions dans une
époque post Hiroshima marquée par la Guerre froide et la guerre du
Vietnam. Comme beaucoup d’étudiants d’Amérique du Nord, j’étais moi-même
très radicalisé contre la perspective d’une guerre nucléaire totale. En
1971, j’ai rejoint un petit groupe de Vancouver – une vingtaine de
personnes au total – qui préparait un voyage de protestation contre les
tests américains de la bombe H en Alaska.
De cet épique voyage, auquel j’ai participé, est né Greenpeace. Nous sommes devenus des « Rainbow Warriors », du nom d’une prophétie amérindienne selon laquelle « tous
les peuples se rassembleraient pour sauver la terre de la destruction
lorsque le ciel deviendrait noir et les eaux empoisonnées ». Ce
sera aussi le nom des bateaux emblématiques de l’activisme de
Greenpeace. Les deux fondateurs seniors, Jim Bohlen and Irving Stowe,
étaient des Quakers dont les principes directeurs reposaient sur la paix
et l’humanisme.
Pour ma part, j’apportais effectivement
au groupe une formation scientifique en biologie, mais j’apportais aussi
une expérience concrète en activisme écologiste. Au moment où je
commençais à réfléchir à mon sujet de thèse, j’ai eu l’opportunité de
contrer les affirmations d’une entreprise américaine qui souhaitait
obtenir les autorisations nécessaires pour évacuer les déchets d’une
mine de cuivre à ciel ouvert dans une crique de l’île de Vancouver.
L’affaire attira l’attention sur moi et sur mon université, on me
conseilla de changer de sujet de thèse, mais finalement j’obtins mon Ph.
D. pour mes travaux sur « le contrôle de la pollution en Colombie
britannique, exemple de l’industrie minière ».
NMP : Vous
avez occupé des postes importants dans Greenpeace de 1971 à 1986. Que
pouvez-vous nous dire des activités de l’association à cette époque ?
PM : Avec le voyage en
Alaska, nous avions pris goût à l’activisme anti-nucléaire. Aussi, nous
avons rapidement tourné notre regard vers les essais nucléaires français
à proximité de l’atoll de Mururoa dans le Pacifique. A ce propos, vous
savez qu’en 1985, les services secrets français couleront
notre bateau à quai en Nouvelle-Zélande, faisant un mort parmi les
membres de notre expédition. En 1971, nous aurions pu nous occuper aussi
des tests nucléaires chinois ou russes, mais la perspective de finir
dans un goulag ne nous tentait guère. De plus, le politiquement correct
du moment voulait que l’ouest soit l’agresseur.
Parallèlement aux actions contre les
essais nucléaires, contre les mines d’uranium à ciel ouvert et contre
les engins militaires nucléaires, Greenpeace a lancé à l’époque des
batailles fameuses parmi lesquelles on peut citer la campagne pour
sauver les baleines et celle pour interdire le massacre des bébés
phoques.
Après nos actions anti-nucléaires à
Mururoa, la campagne pour sauver les baleines (dont la population avait
décru dans des proportions colossales depuis le début de la chasse vers
le milieu du XVIIème siècle) nous permit d’acquérir une place
de choix dans le coeur de l’opinion publique. Tout le monde aime les
baleines. Au cours de notre premier voyage de protestation, nous avons
pu sauver 8 baleines des griffes de pêcheurs russes au large de la
Californie et nous sommes revenus avec un film qui fut diffusé partout.
Nous étions considérés comme des héros et le monde entier nous acclama.
Greenpeace était lancé !
NMP : Effectivement,
l’impact médiatique est au coeur de la réussite d’une organisation
comme Greenpeace. Voici une photo très célèbre où l’on vous voit lors
d’une campagne contre le massacre des bébés phoques. Pouvez-vous nous
raconter l’histoire derrière cette photo ?
PM : En lisant un article du National Geographic, nous avions découvert comment les bébés phoques étaient massacrés chaque année par centaines de milliers au Canada.
Les autorités locales recevaient beaucoup
de lettres de protestation et de pétitions, mais rien n’y faisait, et
ce massacre durait depuis plus de 200 ans. On a tout de suite eu le
sentiment que c’était un nouveau job taillé pour Greenpeace.
Sur cette photo de mars 1977, je suis
assis sur un bébé phoque pour le protéger des chasseurs. Des officiers
canadiens de la police de la pêche sont en train de m’arrêter car nous
n’avions bien évidemment pas les autorisations pour survoler ou
approcher à pied les zones de peuplement des phoques. Il existait en
effet une loi dédiée à leur protection, théoriquement pour éviter de les
perturber, mais réellement pour que la chasse annuelle se passe sans
témoins gênants. Seuls les chasseurs avaient des permis d’approcher.
Finalement, je me suis retrouvé en prison
avec une amende de 200 dollars à payer tandis que la photo,
spécialement calculée pour cet effet, s’est retrouvée dès le lendemain
dans plus de 3 000 titres de presse du monde entier. Nous avions prévu
de faire cela car nous pensions que ce serait une bonne image pour
toucher les médias et le public. Opération réussie !
NMP : En
1986, vous quittez Greenpeace pour fortes divergences de vue sur de
nombreux sujets y compris le nucléaire. Quand et comment avez-vous
compris que Greenpeace et vous étiez en train d’évoluer de façon
complètement différente sur les nécessités environnementales ?
PM : Mon opposition
générale à toute activité nucléaire relevait d’une situation politique
très circonstancielle, celle de la Guerre froide et de la guerre du
Vietnam.
Mais dès mes débuts à Greenpeace, je
savais par mes études et par mon expérience personnelle dans une famille
active dans l’exploitation du bois que les arbres étaient une ressource
renouvelable abondante. Je savais que l’important n’était pas de se
désoler de voir qu’on coupait des arbres pour fabriquer des meubles ou
des maisons, mais de replanter derrière. J’étais loin de me douter que
je consacrais alors toutes mes forces à bâtir une organisation qui en
viendrait à lancer une campagne contre l’exploitation forestière.
De la même façon, j’étais loin de me
douter que Greenpeace et d’autres organisations écologistes militeraient
contre les barrages hydro-électriques qui produisent une quantité
d’énergie renouvelable non négligeable.
Mais de fait, pendant mes 15 ans
avec Greenpeace, un changement s’est produit : la motivation initiale
qui concernait le bien-être des humains sur la terre s’est peu à peu
transformée en une croyance radicale selon laquelle ce sont les humains
qui mettent la planète en danger.
Pour moi, de façon très concrète, le
point de rupture est arrivé lorsque mes collègues directeurs de
Greenpeace International ont adopté une campagne pour faire interdire le
chlore au niveau mondial. Pour eux, le raisonnement était simple :
certains composés du chlore tels que la dioxine sont toxiques donc
interdisons le chlore totalement et partout. Quand je leur ai rappelé
que l’addition d’un peu de chlore dans l’eau potable avait constitué
l’une des plus grandes avancées de santé publique et que de nombreux
médicaments sont basés sur la chimie du chlore, ils ont manifesté une
indifférence telle que j’ai compris que la fibre humaniste de Greenpeace
avait disparu et qu’il était temps pour moi de partir.
Environ dix ans plus tard, les OGM
ont commencé à faire leur apparition. En particulier, le riz doré, une
variété de riz enrichi en β-carotène, permet de compenser les graves
carences en vitamines A qui affectent 250 millions d’enfants
dans le monde selon l’OMS. Chaque année, 250 000 à 500 000 deviennent
aveugles, la moitié d’entre eux mourant dans les douze mois après la
perte de la vue.
Compte-tenu des prétentions humanistes de
Greenpeace, on pourrait facilement s’imaginer que l’ONG a soutenu avec
enthousiasme cette nouvelle technologie. Il n’en est rien. Elle a au
contraire toujours menacé d’arracher les plants expérimentaux et lance
campagne sur campagne pour discréditer le riz doré ainsi que les
scientifiques qui travaillent sur le sujet. L’an dernier, 109 Prix Nobel
dont 40 en médecine, ont demandé dans une lettre ouverte que Greenpeace
cesse ses calomnies sur un produit qui pourrait sauver des milliers de
vies chaque année.
Inutile de vous dire que ce genre
d’affrontement écologiste purement idéologique à fort relent
d’extrême-gauche et d’anticapitalisme me conforte dans ma décision de
départ.
Le fait que la terreur entretenue à propos des émissions de CO2
(responsable du non moins terrible réchauffement climatique selon les
écologistes) s’accompagne de campagnes virulentes contre l’énergie
nucléaire (non émettrice de CO2) constitue une incohérence de
plus qui m’éloigne à tout jamais de l’écologie radicale qui prévaut
aujourd’hui dans la plupart des ONG environnementales.
NMP : Comment concevez-vous l’action écologique ?
PM : J’ai quitté
Greenpeace avec la ferme intention de construire une écologie qui sache
trouver un équilibre entre les besoins environnementaux, les besoins
économiques et les besoins sociaux. C’est cela, le développement
durable.
Aussi, je privilégie une approche
consensuelle entre les différentes parties prenantes pour résoudre les
problèmes environnementaux qui surgissent plutôt que la confrontation
stérile préconisée en général par les ONG de type Greenpeace.
Un écologiste sensé base ses
raisonnements sur la science et la logique, pas sur le sensationnalisme,
la désinformation et la peur. Et il ne reste pas aveugle aux besoins en
nourriture, en énergie et en ressources naturelles de 7 milliards
d’hommes pour construire notre civilisation.
Illustration de couverture
: Patrick Moore, ancien membre fondateur et dirigeant de Greenpeace. Il
a quitté l’ONG pour promouvoir une écologie raisonnée et consensuelle
plutôt qu’une écologie d’affrontement.
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