L’année 1895 fut fertile en évènements grands et modestes et
les journalistes n’eurent guère de mal à
remplir leurs colonnes. Le 17 janvier, Félix Faure avait été élu président de
la République après la démission de Casimir Périer, successeur éphémère de Sadi
Carnot, assassiné par l’anarchiste Casério. Déjà les derniers mois de 1894 avaient
vu la condamnation du capitaine Dreyfus,
la mort du tsar Alexandre III et les attentats anarchistes. En octobre 1895, on
enterrera Pasteur. En Haute-Marne, l’assassinat à Biesles du courrier de Nogent
à Chaumont avait tenu les lecteurs en
haleine, plus peut-être que les élections cantonales de juillet. Ce même mois
de juillet, un général russe, Nicolas Skwortzoff, intendant en chef au
ministère de la Guerre de la Russie tsariste, était venu mourir le long de la
voie de chemin de fer à crémaillère. En septembre, les grandes manœuvres conduisaient
à Langres le président Félix Faure, et la municipalité saluait en octobre le
prince Lobanoff, ministre des Affaires étrangères du tsar, qui revenait de sa
saison à Contrexéville. Le 7 novembre
1895, le premier bateau à vapeur circulait sur le canal de la Marne à la Saône
et recevait à son bord le sous-préfet Régnault pour une croisière jusqu’à
Heuilley-Cotton, terminus provisoire du canal. Le lundi 15 juillet, vers 8 h du
soir, une culottière de la rue du Grand-Cloître tirait un coup de revolver sur
le vaguemestre du 7e bataillon d’Artillerie qui avait refusé de la
faire danser au bal du Marché Couvert la veille au soir…1
Un autre évènement,
de plus durable portée pour la ville de Diderot, avait en mai rassemblé une
partie de la population langroise autour de son Hôtel de ville, revenu à la vie
après avoir failli disparaitre définitivement trois ans plus tôt. La
restauration avait été rondement menée, mais si chacun se réjouissait de cette
renaissance, bien des questions continuaient d’agiter les esprits.
1. LES FÊTES DES 4 ET 5 MAI 1895
Le dimanche 21 avril 1895, le Spectateur révélait le programme des manifestations arrêtées par
la municipalité le 18 avril précèdent pour célébré l’inauguration de l’Hôtel de
ville restauré. Un mois plus tôt, le député-maire, Léon Mougeot, les sénateurs
Darbot et Bizot de Fonteny, tous radicaux, s’étaient assurés le concours et la
présence du ministre des Travaux Publics, Ludovic Dupuy-Dutemps 2. Le 12 avril,
le ministre avait confirmé sa venue ; il profiterait de son voyage à
Langres pour visiter le barrage, récemment achevé, de Saint-Ciergues et la
brasserie de Humes. Le programme prévoyait donc la visite de Saint-Ciergues le
dimanche après-midi. Dans la matinée, le Ministre devait recevoir les
notabilités langroises et visiter le bâtiment avant le vin d’honneur. C’est en
fin de journée, au retour de Humes, qu’aurait lieu le banquet officiel pour
lequel ceux qui désiraient participer devaient payer 10 francs.
Les réjouissances
populaires prévoyaient une retraite aux flambeaux le samedi soir 4 mai, des
concerts de fanfares dans la matinée de dimanche, avec défilés en ville et
distribution de médailles commémoratives. L’après-midi, après de nouveaux
concerts, aurait lieu une grande bataille de confettis et de serpentins à Blanchefontaine.
Le soir, à dix heures, un feu d’artifice serait tiré au champ de foire de
Bel-Air, suivi d’une fête foraine et d’un bal.
Le 24 avril, le
Spectateur publiait une lettre attribuée à « un groupe de jeunes citoyens
fatigués d’être empotés », trouvant que le programme proposé était un peu
maigre, surtout le samedi soir. Ils suggéraient donc, à l’issu de la retraite
aux flambeaux, une bataille de confettis dans Blanchefontaine illuminée a giorno, ce qui permettait à la
population de « prendre ses ébats ».
Cependant, le
mercredi 1er mai, le
Spectateur annonçait à nouveau le
programme initialement prévu, sans la moindre modification. Des pressions
durent alors s’exercer, car, deux jours plus tard, le vendredi 3 mai, le
journal pouvait publier un programme enrichi, le samedi soir, de l’illumination
de Blanchefontaine et d’une bataille de confettis. Mais, ajoutait la gazette
radicale, il serait bon qu’à l’issue de cette bataille, la promenade soit
surveillée « pour que des
industriels peu scrupuleux n’aillent pas ramasser, pour les revendre le
dimanche, les confettis maculés, piétinés et poudreux, jetés la veille. »
Le même 3 mai, Louis
Berthier, rédacteur en chef, dans un éditorial intitulé Fête de Famille, appelait la population à participer :
« L’inauguration solennelle
de l’Hôtel de ville de Langres réédifié doit être pour tous les citoyens de
notre antique cité une cause d’allégresse intime, l’occasion d’une fête de
famille où, sans distinction de parti, chacun manifestera sa satisfaction de
voir la Maison commune relevée de ses cendres plus belle qu’avant le sinistre
qui l’avait anéantie.
« L’Hôtel de ville résume l’histoire de la
cité ; il collige les récits des jours heureux et des jours malheureux ;
il raconte les douleurs et les joies des citoyens. Que dira le nôtre à nos arrière-neveux ?
Souhaitons qu’il ne soit pas un mauvais témoin, et, pour cela, allons tous,
dimanche, marquer d’une pierre blanche le jour de son inauguration. »
Deux trains spéciaux supplémentaires avaient été prévus vers
Chaumont et Merrey pour conduire à Langres les visiteurs. Le Vélo-Sport Lingon était invité à partir
à la rencontre de la Pédale Grayloise
dont les membres venaient assister aux cérémonies. Cafetiers et débitants de
boissons pouvaient ouvrir leur établissement jusqu’à deux heures dans les nuits
de samedi au dimanche et du dimanche au
lundi.
Cependant les inquiétudes
ne manquaient pas. Le samedi 27 avril, à 5 h 10 du matin, près d’Épinal, était
survenue la catastrophe de Bouzay : rupture d’une digue construite en 1880
entrainant la mort d’une centaine de victimes. Le Spectateur l’annonçait à ses lecteurs le mercredi 1er
mai. Le ministre Dupuy-Dutemps devait se rendre sur les lieux du drame. Il
risquait fort de ne pas pouvoir revenir à Langres. Léon Mougeot se rendit à
Bouzay, où il passa un jour et demi aux côtés du Ministre et il put rentrer à
Langres rassuré. Le Ministre viendrait à Langres dès le samedi soir, à 23 h,
directement D’Épinal. Il logerait à la sous-préfecture. Le dimanche matin, il
visiterait le barrage de la Liez et le programme annoncé se poursuivrait
ensuite comme prévu.
2. La fête réussie
La lecture du Spectateur
du mercredi 8 mai permet de suivre dans les détails les principaux moments
de la fête, qui bénéficia d’un « temps
des plus favorables, ni trop chaud, ni trop froid, ni trop ni pas assez
ensoleillé ». Couchené et Arluison traduisent :
« Le ciel est
gris… Cependant la matinée s’écoule sans que les nuages se soient fondus ».3
Et le Spectateur de poursuivre :
« La population s’est
mise avec entrain de la partie. Grâce à son bon esprit, les choses se sont
passées avec le plus grand ordre et la
plus admirable concorde ».
Le 4 mai au matin, rue des Chavannes, des vivres furent
distribuées aux indigents par le Bureau de Bienfaisance. Le soir, à 19 h 30, à
l’hôtel de la Poste, le maire offrit un grand « banquet fraternel » aux entrepreneurs et ouvriers d’art. Au
menu : Potage parisienne. Brochet sauce câpres. Gigue de pré-salé
Parmentier. Jambon d’ York à la gelée. Petits pois française. Dindonneau
cresson. Salade. Écrevisses de la Meuse. Croquembouche à la crème. Compotiers
de fruits. Dessert. Moulin à vent. Champagne.
Léon Mougeot porta
un toast à la « démocratie
travailleuse ». « Toutes
les mains se sont tendues vers notre estimé maire et député. Tous les verres
ont choqué le sien ».
Cependant, à 20 h
30, la musique du 21e régiment d’Infanterie avait conduit la
retraite aux flambeaux « aux sons de
ses mâles accents ». À Blanchefontaine eut lieu une « homérique » bataille de confettis
que Couchené-Arluison trouvent « vraiment
très drôle ; dans la grande allée éclairée a giorno, sous une voûte de
verdure, des milliers de bras qui se lèvent et qui s’abaissent, des milliers de
mains qui s’ouvrent et une pluie de petits papiers verts, jaunes, blancs ou
bleus, qui tombe dans le cou de celui-ci, sur le nez de celui-là et jusque dans
la bouche de cette bonne femme de Saint-Vallier, juste au moment où elle l’ouvre
pour demander à sa cousine si tous ces borgeois-là n’ont perdu la raison ».4
Pendant ce temps,
Léon Mougeot et le Docteur Michelot, conseiller d’arrondissement, se rendent à
Chalindrey au-devant du Ministre. Celui-ci arrive comme prévu à 23 h à
Langres-Marne où l’attendent le préfet Boudier et le sous-préfet Régnault. La
crémaillère le conduit dix minutes plus
tard à Langres-Cité, d’où il se rend immédiatement à la sous-préfecture, alors
rue Roger, pour y passer la nuit.
Le dimanche 5 mai au
matin, quatre voitures conduisent le Ministre et son escorte au barrage de la
Liez, où l’ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, Gustave Cadart, fournit
toute les explications et donne toutes les assurances. Le Ministre revient par
Langres-Marne pour une nouvelle fois emprunter la crémaillère, dont il examine
longuement la machine et s’arrêtera deux fois durant le parcours pour faire
admirer les installations et le panorama. À la gare de Langres-Cité, les
fanfares de Nogent-le-Bas et de Chalindrey jouent la Marseillaise avant que le Ministre ne rejoigne la sous-préfecture
où il doit déjeuner.
Cependant les
sociétés musicales ont investi la cité. On en compte onze avec les deux
formations locales, la Fanfare langroise
et l’Union musicale. Il y a les
fanfares de Bourbonne, de Saint-Dizier, Humes, Wassy, Fayl-Billot, Chalindrey,
Nogent-le-Bas, Nogent-le-Haut, Rolampont. À 11 h 30, un vin d’honneur leur est
offert au Marché Couvert, où elles sont rejointes par les pompiers, très
admirés dans leur nouvelle tenue, « du
dernier modèle ; aux épaulières en maille de métal, et sous le petit
casque presque sans cimier, qui les font ressembler à leurs confrères de Paris ».
des médailles commémoratives sont alors largement distribuées.
À 14 h commence vraiment la visite officielle. Le cortège quitte la sous-préfecture, escorté de l’escadron du 12e Hussards, 100 cavaliers, 4 officiers, arrivés la veille, et passe entre une double rangée de soldat du 21e de ligne en grande tenue, gantés de blanc, présentant les armes. Une « foule compacte » s’est rassemblée dans les rues Roger, Walferdin, Chambrûlard et place de l’Hôtel-de-Ville pour voir le Ministre. « M. Dupuy-Dutemps est l’objet d’une manifestation sympathique ».
À 14 h 30, dans le
cabinet du maire, il reçoit successivement tout ce que Langres compte de
notabilités politiques, civiles, militaires, religieuses. Les uns en profitent pour appuyer leurs revendications, comme le président de la Chambre de Commerce Bressand, qui réclame l'achèvement du canal de l Marne à la Saône. Les autres reçoivent des distinctions honorifiques, comme l' adjoint Théophile Viard, fait officier du Mérite agricole, ou l'architecte-voyer Durand, qui reçoit les palmes académiques. Cette longue cérémonie s'achève par un vin d'honneur dans la grande salle du Conseil, avec remise d'un cadeau de coutellerie au noble visiteur, deux couteaux de chez Guerre pour le Ministre, un couteau de poche pour Madame, et de médailles d'honneur à trois ouvriers. Dupuy-Dutemps visite ensuite au pas de charge les principales pièces de l'Hôtel de ville, puis il se met en route pour Saint-Ciergues.
Le cortège passe par Blanchefontaine, où l'une des dix voitures reste en détresse par suite d'une rupture des timons, Saints-Geosmes et Perrancey. À l'entrée du barrage se dresse un magnifique arc triomphal de verdure et de branchages. La visite est dirigée par l'ingénieur Cadart et l'entrepreneur Bressand. Le retour s'effectue par Humes, avec arrêt à la brasserie et discours du maire de la commune, qui demande des assurances sur la solidité du barrage et une halte de chemin de fer. Le Ministre rassure et promet, avant de se retrouver en ville à 19 h 15.
À Langres, des concerts ont été donné pendant l'après-midi à Blanchefontaine, fanfares de Saint-Dizier et de Wassy, place Diderot, Nogent-le-Bas et Fayl-Billot, place Ziegler, Nogent-le-Haut et Bourbonne, place de l' Hôtel-de-Ville, Humes, Rolampont et Chalindrey et square Henryot, Société de Langres. À 17 h, une nouvelle bataille de confettis s'est engagée à Blanchefontaine, tandis que de nombreux divertissements étaient offerts place Bel-Air : carrousels, tirs, musées, manège de vélocipèdes, cirque, chevaux de bois...
À 19 h 30, dans la salle des adjudications, a lieu le grand banquet officiel : près de 200 couverts, selon le Spectateur, 150 seulement, selon la Croix de la Haute-Marne. Le menu a été préparé par Descharmes, le cuisinier de l' hôtel de la Poste : Potage Juvénal. Hors-d’œuvre : crevettes, olives, radis, beurre. Relevé : saumon sauce Joinville. Entrées : filet de bœuf Renaissance. Pièces froides : galantine de faisan, pâté de foie gras, granité au Champagne. Légume : asperges en branche. Rôti : poulardes du Mans bardées. Salade russe. Buisson d'écrevisses de la Meuse. Glace Marie-Thérèse. Pièces montées. Compotiers de fruits. Dessert. Café. Liqueurs. Vins : Xérès, Moulin-à-Vent, Saint- Emilion, Champagne.
À l'heure des toasts, les notables font assaut d'éloquence, le préfet Paul Boudier, le maire Mougeot, les sénateurs Bizot de Fonteny et Darbot, Maillet, président de la Cour d'Appel de Dijon. Le mot de la fin revient au ministre Dupuy-Dutemps :
"Les représentants de la Haute-Marne se préoccupent avec raison des travaux publics de la région qui sont destinés, en activant la circulation industrielle et agricole, à augmenter la prospérité du pays.
"Quelques que soient, au point de vue budgétaire, les difficultés de l'heure présente, je ne laisserai pas périr en mes mains l'outillage national créé par mes prédécesseurs et je ferai tous mes efforts pour activer le développement des travaux productifs qui constituent moins une dépense qu'une avance faite à l'avenir.
"Vous avez raison, Messieurs, d'aimer la République ; elle vous rendra en justice ce que vous lui avez donné en confiance.
"Je bois, Messieurs, au département de la Haute-Marne, à son préfet, à ses représentants."
Cependant...
À suivre…
Georges Viard, L'inauguration de l' Hôtel de ville de Langres restauré, 5 mai 1895, pp.467-489, Bulletin trimestrielle de la Société historique et archéologique de Langres, XXIIe Tome, n°333, 1998, imprimerie Dominique Guéniot, Langres-Saints-Geosmes.
Notes
1. Sur tous ces évènements, voir la presse locale, notamment le Spectateur et la Croix de la Haute-Marne, journaux imprimés à Langres. Également : G.Couchené et A. Arluison, Langres-Revue, Chronique de la ville de Langres en 1895, Langres, Imprimerie du Spectateur, 1896, 201p.
2. Sur ce ministre, voir la notice du Dictionnaire de biographie française, t. XII, col.602, par E.Honoré ; 1969.
3. Couchené et Arluison, op.cit., p.39.
4. Ibid., pp. 38-39
.
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