La fermeture de Fessenheim : organiser la « régression » et lever les incertitudes

Jacques Percebois
Professeur émérite à l’Université de Montpellier (CREDEN)
Coresponsable du pôle Transitions énergétiques à la Chaire Économie du Climat (Paris-Dauphine)

22/10/2019
 


La décision de fermer les deux réacteurs nucléaires de Fessenheim est encore contestée mais elle est aujourd’hui actée : EDF confirme avoir déposé auprès de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) la demande d’abrogation de l’autorisation d’exploiter la centrale et prévoit d’arrêter les deux réacteurs de 900 MW chacun en 2020, le premier le 22 février et le second le 30 juin. Le choix initial était de fermer Fessenheim au moment de la mise en service de l’ EPR de Flamanville mais le report de cette mise en service, au mieux fin 2022, a modifié les plans.

Le site alsacien est la doyenne des centrales françaises mais sa fermeture ne doit rien à des considérations de sûreté, l' ASN avait autorisé la poursuite de l’exploitation du réacteur n°1 pour dix ans en juillet 2011 et avait fait de même pour le réacteur n°2 en avril 2013. Cette décision est la conséquence d’un choix politique. Cela peut paraître d’autant plus surprenant que le Conseil de l’Union européenne a décidé en septembre 2019 de maintenir éligible l’énergie nucléaire dans le label des investissements « verts », en justifiant cette position par le fait que le nucléaire est une énergie « décarbonée ».
Cette fermeture est la première d’une longue liste puisque 14 réacteurs sur les 58 actuellement en fonctionnement en France doivent être arrêtés dans les prochaines années aux termes de la PPE qui prévoit de limiter à 50% la part du nucléaire dans la production d’électricité à l’horizon 2035, contre 71,7% en 2018.
Rappelons que 39 des 58 réacteurs français atteindront les 40 ans avant 2025. Les investissements dits de « grand carénage », près d’un milliard d’euros par réacteur, prévoient de prolonger la durée de fonctionnement de certains de ces réacteurs à 50 ans, voire 60 ans, en fonction des besoins et des autorisations.
La fermeture d’un site industriel a un coût, d’abord pour l’opérateur mais aussi pour la collectivité territoriale qui accueille ce site et il faut donc prévoir des compensations. Pour certains, cette fermeture est le signe annonciateur d’un abandon progressif et programmé du nucléaire ; pour d’autres elle ne fait que traduire une nécessaire adaptation du parc nucléaire aux nouvelles exigences industrielles de cette filière.

Le concept de « coût de régression »
Lors des fermetures de sites industriels comme celles que l’on a connues avec la régression des mines de charbon ou celle des installations sidérurgiques, on se doit de comptabiliser les coûts supportés par les opérateurs de l’activité mais aussi ceux que la région où ces installations sont situées va devoir prendre en charge. Il s’agit en quelque sorte « d’externalités négatives » à comptabiliser dans le coût total de ces fermetures. C’est pourquoi on distingue généralement le « coût technique » et le « coût social » de la régression. 


Le coût « technique » de régression
Le coût « technique » de la régression comptabilise les coûts que l’opérateur EDF et les autres actionnaires vont supporter du fait d’une fermeture anticipée de ces deux réacteurs. Il faut prévoir les coûts de démantèlement et d’évacuation des substances radioactives qui sont évidemment supportés quelle que soit la date de fermeture. Dans ce domaine, il ne faut pas se presser puisque la radioactivité diminue avec le temps, ce qui permet de réduire les coûts d’intervention.
Il faut ensuite prévoir les coûts de reconversion du personnel de la centrale, 850 agents EDF et 300 salariés de sous-traitants sur ce site. Il faut également tenir compte du manque à gagner que cette fermeture prématurée entraîne par rapport à une situation où la centrale aurait continué à produire des kWh si elle était restée en fonctionnement jusqu’en 2041, en déduisant bien sûr les coûts de prolongation qui auraient été supportés.
EDF indique avoir signé en septembre 2019 avec l’État un protocole d’indemnisation au titre de la fermeture anticipée de la centrale. Ce protocole prévoit les versements échelonnés sur 4 ans d’environ 400 millions d’euros correspondant à l’anticipation des dépenses liées à la fermeture, dépenses de post-exploitation, taxes diverses, coûts de démantèlement et de reconversion du personnel. Il faut dans ce cadre tenir compte de l’actualisation : ces dépenses auraient dû être engagées dans vingt ans et le fait de devoir les engager plus tôt a un coût financier pour l’entreprise.
D’autres indemnités sont évoquées au titre du manque à gagner pour les kWh qui ne seront pas produits pendant les 20 ans à venir. Ces indemnités éventuelles seront calculées ex post sur la base des prix observés sur le marché de gros et en faisant des hypothèses sur le taux d’utilisation de la centrale. Sur la base d’un prix de gros de l’ordre de 45 €/MWh, chiffre proche des prix observés aujourd’hui et aussi du niveau de l’ARENH, encore fixé à 42 €/MWh actuellement, et en prenant un taux d’utilisation de l’ordre de 75%, cela donnerait un manque à gagner de l’ordre de 4 à 5 milliards d’euros pour l’opérateur sur les 20 ans, sur la base d’une production de 12 TWh par an, avec un chiffre d’affaires de l’ordre de 10,8 milliards d’euros sur la période.
Il faut évidemment tenir compte des coûts de fonctionnement et de combustible ainsi que des coûts d’amortissement et de mise à l’arrêt de la centrale à la fin de la période, ce qui explique que le manque à gagner soit sensiblement inférieur au chiffre d’affaires. Il n’est pas certain que l’État fera ce versement, ni que ce sera à cette hauteur d’autant que le protocole semble retenir une formulation un peu ambigüe : « des versements complémentaires pourront intervenir ultérieurement ».
Il est probable que ce manque à gagner constituera, en partie du moins, un « coût échoué », stranded cost, pour l’opérateur historique. Notons qu’EDF ne sera pas le seul opérateur à indemniser puisque la centrale est pour partie propriété d’autres électriciens européens, un consortium suisse et une entreprise allemande.

Le coût « social » de régression
Le coût « social » de la régression évalue les impacts macroéconomiques liés à la fermeture du site, c’est-à-dire les effets que cette fermeture engendre sur l’économie locale, voire l’économie nationale. Il y a d’abord les coûts liés aux pertes d’emplois. En plus des emplois directs, agents de la centrale, et des emplois indirects, employés des sous-traitants, perdus, il faut estimer les pertes d’emplois induits c’est-à-dire des emplois au sein des entreprises, commerces et services qui profitaient de l’activité de la centrale, certains parlent de 1 000 emplois menacés.
Certes, il est prévu de créer une zone d’activité dans le cadre d’une société d’économie mixte franco-allemande pour laquelle l’État versera 10 millions d’euros et 15 000 euros par emploi créé. L’État investira également 240 millions d’euros dans la construction d’une vaste centrale solaire de l’ordre de 300 MW et EDF devrait créer un centre de démantèlement représentant 100 millions d’euros d’investissement et pouvant donner lieu à la création de 200 emplois. On y procéderait en particulier au démantèlement des générateurs de vapeur.
À cela s’ajoute la perte de recettes fiscales pour les collectivités locales car les INB, installations nucléaires de base, sont de gros pourvoyeurs de rentrées fiscales pour les collectivités territoriales. L’État prévoit de verser à ces collectivités 30 millions d’euros sur dix ans en compensation de l’arrêt d’activité mais le compte n’y est pas pour les élus locaux.
Il faut par ailleurs ajouter l’impact de la fermeture de la centrale sur les émissions de CO2. Celle-ci va nécessiter de faire appel, en partie du moins, à de l’électricité « carbonée », centrale à gaz ou à charbon, du moins jusqu’au début de 2023, date d’entrée en service prévue de Flamanville. Le kWh nucléaire n’émet que 6 grammes de CO2 contre 500 grammes pour un kWh « gaz » et près de 1 000 pour un kWh « charbon »(1). La centrale solaire ne sera pas opérationnelle en 2020 et sa production sera bien loin – compte tenu de sa puissance et de son facteur de charge - de compenser celle d’une centrale nucléaire de 1 800 MW(2). Certes, on pourra faire davantage appel aux importations allemandes d’électricité mais cela détériorera alors la balance commerciale de la France.
Il faudrait également estimer l’impact qu’une baisse durable de la production nucléaire aura sur le prix de gros de l’électricité. Il est néanmoins difficile d’anticiper aujourd’hui ce que pourrait être cet impact dans le cas de l'arrêt de Fessenheim tant les facteurs qui fixent le prix de gros sont nombreux, à commencer par la volatilité de la demande. Tout dépend en particulier des substituts qui seront sollicités au niveau de l’offre, centrales thermiques ou renouvelables ?.

Sortie programmée ou nouveau départ pour le nucléaire ? Des annonces contradictoires
La fermeture confirmée de la centrale de Fessenheim intervient dans un contexte particulier, tant les signaux envoyés par les pouvoirs publics sont contradictoires et difficiles à interpréter. Selon la PPE, la part du nucléaire dans la production française d’électricité doit progressivement baisser mais dans le même temps le gouvernement vient de demander à EDF d’explorer une voie consistant à relancer la construction de 6 EPR d’ici une quinzaine d’années.
La feuille de route est précise : la construction de chaque paire de réacteurs sera espacée de 4 ans et les tranches au sein d’une même paire de 18 mois. C’est une bonne décision si l’on veut maintenir les compétences et le savoir-faire de l’industrie française des réacteurs. Ces EPR2 seront sans doute moins complexes à construire que celui de Flamanville et, grâce aux économies d’échelle, leur coût devrait être plus faible.
Ces nouveaux réacteurs, si la décision de les construire est bien confirmée, vont-ils se substituer à des fermetures programmées ou vont-ils accélérer la fermeture d’autres réacteurs ? Faut-il s’attendre à un report de l’échéance 2035 concernant le plafond de 50% de nucléaire dans le mix électrique? Il est difficile de répondre d’autant que l’avenir de l’ EPR va aussi dépendre de la façon dont les choses vont se passer à Hinkley Point au Royaume-Uni.
Le gouvernement a le projet de restructurer EDF en scindant l’entreprise en deux entités, le plan « Hercule », dont l’une, 100% publique, se chargerait du nucléaire et de l’hydraulique. Faut-il y voir une façon de « sanctuariser » le nucléaire ou au contraire la volonté de créer une société en charge de gérer des actifs considérés comme « échoués » à terme, à l’instar de ce que l’Allemagne a fait pour ses actifs charbonniers ? Cette entité, qualifiée de « bleue » dans le plan proposé, serait alors considérée comme une société de « defeasance » visant à organiser la sortie du nucléaire.
La mise en veilleuse en septembre 2019 du projet de surgénérateur Astrid est une décision majeure, passée un peu inaperçue, dans la mesure où l’on retarde, certains disent abandonne, le choix d’un réacteur de nouvelle génération à neutrons rapides qui permet de mieux utiliser l’uranium, d’en accroître fortement les réserves, et dans le même temps de réduire le volume et la nature des déchets nucléaires à stocker puisque certains déchets deviennent des combustibles, cas du plutonium, tandis que d’autres peuvent être transmutés, cas de certains actinides mineurs.
C’est certes déjà le cas avec le MOX, qui permet de recycler du plutonium, mais pas à la même échelle. Pendant ce temps, les Russes et les Chinois, mais aussi les Américains, continuent de développer cette voie des surgénérateurs, dans laquelle la France était pourtant leader, grâce aux réacteurs Rapsodie, Phénix et Superphénix tous aujourd’hui à l’arrêt.
Certes, les recherches pour la Génération IV continuent « sur le papier » mais dans le nucléaire, les retards sont parfois irréversibles et rien ne remplace la construction d’un prototype. Les retards de Flamanville, en comparaison avec les performances des deux EPR de Taishan construits en Chine avec l’aide d’EDF, montrent combien la pratique et le maintien des compétences sont des atouts importants. Là plus qu’ailleurs, « c’est en forgeant qu’on devient forgeron », surtout si, comme l’écrivait Oscar Wilde, « l’expérience est le nom que chacun donne à ses erreurs ».

Sources / Notes
1. Données du 5e rapport du GIEC sur l’évolution du climat, 2014.
2. Au demeurant, une installation « non pilotable » comme une centrale solaire ne fournit pas le même service qu’une installation « pilotable » comme une centrale nucléaire ou une centrale thermique au gaz ou au charbon. La première fournit du courant quand il y a du soleil, la seconde quand on en a besoin. 


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