Les échecs du nucléaire français, la responsabilité des dirigeants politiques

Lionel Taccoen 
Directeur Adjoint de la Direction Régionale d' EDF-Equipement qui construisit les réacteurs de Paluel, Penly, Flamanville, Normandie, et de Daya Bay, Chine.


 


Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances, excédé des retards et augmentations de prix des différents projets nucléaires français, a commandé un « audit indépendant… sur la filière nucléaire et le choix de l’ EPR », Grand Jury RTL-Le Figaro- 29/9/ 2019. Il en tirera ensuite « toutes les conséquences à tous les étages ». Si l’audit est présenté comme « totalement indépendant », ses conclusions ont des responsables désignés. Les déboires du nucléaire ne peuvent provenir que d’EDF. « Tous les étages » ne désignent que ceux de cette entreprise. Le ministre sous-entend que ces conséquences pourraient ne pas épargner le Président d’EDF, Jean Bernard Lévy. Le nucléaire ne sera pas « un Etat dans l’Etat » avec EDF pour siège. Et de conclure : « Le président de la République, le Premier ministre et le ministre de l’Économie et des Finances sont responsables de cette filière nucléaire ». Le ministre parle d’or.
Une tribune de Lionel Taccoen.


Le choix de l’ EPR : une décision politique d’un président de la République
« Nous sommes au début des années 1990… François Mitterrand rêve d’un grand projet industriel… d’un nouveau symbole du rapprochement avec les Allemands, un nouvel Airbus. Pourquoi pas quelque chose dans le nucléaire ? D’où l’idée de marier Framatome et Siemens pour mettre au point un nouveau réacteur ». Et les auteurs concluent : « L’ EPR n’est pas un simple réacteur nucléaire, c’est un réacteur politique » [1].


Le choix de l’ EPR : une erreur industrielle et politique. Réticences à EDF

Le choix d’un réacteur nouveau franco-allemand, donc d’un prototype, rompait avec un choix industriel fondamental d’EDF : la construction des réacteurs en série, par paliers successifs engrangeant progressivement des innovations. La construction en série est à la base de toute industrie moderne. L’innovation progressive en est une autre base. Certes le saut technologique s’impose lorsque le principe même du produit industriel change, comme le passage du véhicule à pétrole à la voiture électrique. Hors ces cas, il peut entraîner beaucoup de complications pour un gain problématique.
La construction d’un prototype, l’ EPR, n’avait pas de justification industrielle. Il impliquait une mise au point longue et potentiellement risquée liée à un saut technologique non nécessaire.

 
À l’époque, le nucléaire allemand, très attaqué, sentait déjà le sapin. Il eut été préférable de ne pas lui proposer une association, ce qui aurait abrégé ses souffrances. Par contre EDF et Framatome avait entamé une collaboration prometteuse avec la Chine. Ce pays eut un Premier Ministre Li Peng, grand admirateur du programme de réacteurs français et de ses méthodes de construction en série.
Ce que nous n’avons pas fait : l’amélioration progressive des réacteurs français, la Chine l’a réalisée. Aujourd’hui le réacteur « Hualong One », Dragon numéro un », en construction en Chine se révèle un rival redoutable de l’ EPR. Les chantiers correspondant se déroulent rapidement et sans problèmes.


Le choix de l’Allemagne comme partenaire nucléaire a été une erreur politique et a fortement gêné une collaboration substantielle avec la Chine, en particulier dans le cadre d’une amélioration conjointe des réacteurs français actuels. L’ancêtre des « Hualong One » est un réacteur construit en seulement six ans par l’industrie française à Daya Bay, Chine, et identique à ceux de la centrale de Gravelines, Nord.
Evidemment EDF s’inclina devant la décision du président de la République et a mis en œuvre l’ EPR, « choix industriel [que ses ingénieurs] n’ont jamais digéré » [2]


Les négligences industrielles : la longue pause des chantiers nucléaires (1991-2007)

« Le président de la République, le Premier ministre et le ministre de l’Économie et des Finances sont responsables de la filière nucléaire ». À eux de prendre les décisions, en particulier pour l’ouverture de nouveaux chantiers. Encore faut-il qu’ils les prennent.
Le dernier chantier du parc actuel fut ouvert en avril 1991. Seize ans s’écoulèrent avant que le chantier suivant en France débuta, en 2007[3]. Il y eu bien une tentative fin 1999 sous le Gouvernement Jospin. Mais les Verts, indispensables au Parlement, avertirent qu’ils quitteraient la majorité en cas de décision d’ouverture d’un chantier EPR. L’affaire fut remise à des jours meilleurs.
Une pause de seize ans dans une telle branche industrielle peut être létale. Les compétences disparaissent. Des techniciens partent en retraite, d’autres se reconvertissent et les derniers perdent la main.


Les négligences industrielles : disparition de l’architecte industriel nucléaire

EDF a une particularité rare. Elle est l’architecte industriel de ces centrales et possédait un service spécialisé pour cela : la Direction EDF-Equipement. Ses techniciens savaient découper la construction d’une centrale en différents marchés, rédiger les appels d’offres, choisir les entreprises sous-traitantes. Cette Direction contrôlait les fabrications en usine ainsi que les réalisations sur le terrain. Elle gérait les chantiers, qui dans le cas du nucléaire pouvait receler deux cents intervenants en même temps, et surveillait comme l’huile sur le feu l’entreprise sur le chemin critique, c’est-à-dire celle dont le retard d’une journée provoquait un retard équivalent pour tout le monde. Les ingénieurs de cette Direction parlaient technique d’égal à égal avec les sous-traitants et possédaient une connaissance approfondie de l’industrie française. Le métier d’architecte industriel est l’une des fonctions les plus élaborées du monde industriel. Airbus et le constructeur de paquebot de croisière STX de Saint-Nazaire existent parce que, au-delà de leurs compétences techniques, ils possèdent des capacités d’architecte industriel. À la fin du XXème Siècle, EDF-Equipement avait réussi en respectant coûts et délais à mener la construction de cinquante huit réacteurs, « un programme équivalent au programme Apollo, par son coût et le nombre de scientifiques et ingénieurs impliqués ».[4]
La grande pause des chantiers entraina une chute de la charge de travail d’ EDF-Equipement. Certains, au sein de l’entreprise plaidèrent pour une diversification des clients de ce remarquable architecte industriel, à l’image de la société américaine Bechtel. Le projet ne suscita pas d’intérêt en haut lieu. EDF-Equipement fut supprimé en 2000 et les quelques survivants mutés au service de production d’électricité. Imaginons Airbus privé de sa capacité d’assemblage. La France perdait son architecte industriel nucléaire. Les futurs chantiers nucléaires s’avéraient à grand risque. La reconstitution d’un architecte industriel, en cours, est très longue.

Les dirigeants politiques ont une grande responsabilité dans les déboires actuels : choix d’un saut technologique inutile, arrêt des constructions en série, une trop longue pause des chantiers et ignorance du rôle de l’architecte industriel. Les déclarations du ministre ont le mérite de poser le problème et il était temps de le faire. Mais la mise au piquet de responsables EDF n’est pas la solution. Un audit indépendant doit pouvoir apporter des réponses également indépendantes. L’atome a toujours été une affaire d’ Etat et la responsabilité des dirigeants de cet Etat ne peut être occultée.
Le pire pour notre industrie nucléaire a toujours été les atermoiements et les négligences politiques. Aujourd’hui l’essentiel est de ne pas remettre au prochain quinquennat les décisions concernant l’ EPR et le renouvellement du parc nucléaire. En 1969, dans une telle situation de crise, le pouvoir politique donna une réponse rapide et décisive.


Pour en savoir plus, étude à télécharger sur : www.geopolitique-electricite.com

[1] Challenges –« Une affaire bien française- L’ EPR » par Paul Loubière, Antoine Jacob, Sabine Syfuss-Arnaud-7/1/2010
[2] Le Monde-EPR-« Le réacteur maudit »-par Jean-Michel Bezat -17/11/2011
[3] Un premier chantier d’ EPR fut ouvert en 2005 en Finlande, par Framatome seul. La moitié des fournisseurs provenaient de l’industrie locale, Cf. Communiqué de presse AREVA, 12/9/2005
[4] Déclaration de Pierre Messmer, Premier Ministre lors du lancement du programme nucléaire, à l’auteur.


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