En France, malgré un intérêt écologique évident, le transport fluvial agonise lentement

Barnabé Binctin


 

La France possède le plus grand réseau de voies navigables en Europe. Une barge empruntant canaux et rivières peut transporter autant de marchandises que 200 camions. Alors pourquoi ce mode de transport beaucoup plus écologique a-t-il été totalement délaissé ? Enquête.


Thierry Perez n’a pas choisi par hasard Bon-Encontre, à quatre kilomètres d’Agen. Si c’est dans cette commune de 6000 habitants, située dans le Lot-et-Garonne, qu’il prévoit d’ouvrir au printemps prochain son centre industriel de recyclage de matières plastiques, c’est parce qu’elle est en bordure du canal de Garonne. Un emplacement stratégique pour celui qui pourrait avoir à transporter jusqu’à 30 000 tonnes par an, à mi-chemin entre le bassin bordelais et le bassin toulousain, dans une région qui est le deuxième plus gros producteur de déchets de films agricoles : « Le canal permet de rejoindre facilement les deux bassins, et mon activité ne m’oblige pas à être "just in time", je ne transporte pas des légumes ou de la viande… Le fluvial est donc tout à fait approprié, et une solution alternative par rapport au tout-camion, à l’empreinte environnementale beaucoup plus forte », explique le dirigeant-fondateur de Valoregen.
S’il n’existe pas de chiffre officiel – les parcours n’étant jamais strictement les mêmes entre fleuve et route, la comparaison reste difficile –, il est acquis que le fluvial reste très nettement avantageux en termes d’émissions de gaz à effet de serre, de l’ordre de 4 à 5 fois inférieur à la route : « Grâce à son potentiel de massification, le transport fluvial est clairement plus avantageux que la route en termes d’efficacité énergétique », confirme ainsi Yann Tréméac, de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe). Quand une barge transporte 5000 tonnes, ce sont entre 200 et 250 camions qui sont retirés de la route. 


Le plus grand réseau d’Europe, très largement sous utilisé
Oui mais voilà, problème : en dehors des plaisanciers et des navettes touristiques, Thierry Perez a attendu longtemps avant de voir un premier bateau de fret naviguer sur les eaux du canal. « Dans l’annuaire, il y a des milliers de transporteurs routiers, pour à peine une péniche : l’offre de bateliers est bien moins développée. » C’est le paradoxe français : avec 8500 km de voies navigables, la France possède le plus long réseau d’Europe, qui en compte 38 000 au total [1]. Mais elle en est aussi l’un de ses plus faibles utilisateurs : le transport fluvial de marchandises représente moins de 3% des tonne-kilomètres transportées – principalement des matériaux lourds, céréales et BTP en tête [2] – contre 7% en moyenne en Europe. Une bien mauvaise élève, donc, comparée à ses voisins belges, 12%, allemands, 15%, et surtout hollandais, 43%, où l’utilisation du fleuve est beaucoup plus fréquente.
« La navigation fluviale en France n’est pas au niveau de ce qu’on pourrait en attendre, nous sommes entre 7 à 8 milliards de tonne-kilomètre transportées là où l’Allemagne en compte 8 fois plus », faisait ainsi remarquer un député lors d’une table-ronde de la commission du développement durable de l’Assemblée nationale consacrée à la question, le 6 mars dernier [3]. Le constat est communément admis : « Il y a une sous-consommation très claire des capacités du réseau fluvial en France. On pourrait largement tripler voire quadrupler le flux, sans aucun problème de congestion au niveau des barges », analyse Yann Tréméac, en charge de la fameuse étude. 


« Il y a au moins cinquante ans qu’on abandonne le fluvial au profit de la route »
A qui la faute ? Sans surprise, le transport routier agit tel un épouvantail, lui qui se taille la part du lion avec 88% du transport de marchandises, ne laissant que quelques autres miettes au réseau ferré, 10%. Une situation de monopole qui ne date pas d’hier : « Il y a au moins cinquante ans qu’on abandonne le fluvial au profit de la route, depuis les grands plans de transport des années 60 où l’on a massivement investi dans le réseau autoroutier et construit des plateformes modales uniquement pour les camions. Depuis lors, le fluvial est resté le parent pauvre des infrastructures de transport : sur les vingt dernières années, il n’a reçu qu’1,1% des investissements publics en la matière... », souligne Jean-Marc Samuel, lui-même batelier dans la région toulousaine et président d’Agir pour le fluvial, une fédération regroupant tous les acteurs et utilisateurs de la voie d’eau.



Un abandon dont les stigmates sont aujourd’hui visibles le long des canaux, où les goulottes des silos à blés pendent désespérément au-dessus de l’eau, dans l’attente de remplir une péniche qui ne viendra plus… Il est loin le temps de L’Homme du Picardie, ce feuilleton télévisé qui a longtemps servi d’image D’Épinal pour conter la vie de batelier. Canal du midi, Canal de Bourgogne, canal de la Haute-Marne, canal du Loing en Seine-et-Marne, partout, Olivier Razemon, journaliste spécialisé dans les transports [4], observe une même transformation de ces canaux, qui « existent encore mais servent désormais de paysage bucolique pour des balades à vélo, tandis que les bâtiments industriels et de stockage qui les bordent systématiquement à l’approche des agglomérations sont vides ». Ou quand le tourisme fluvial permet de masquer la désertion des canaux dans leur vocation première. Au risque que cet usage de loisirs finisse par entrer en concurrence directe ? « Les principaux investissements aujourd’hui, c’est pour créer des pistes cyclables sur les berges ! Et à Toulouse, les quais historiques sont occupés par des bateaux stationnaires, on ne peut même plus les utiliser pour décharger… » regrette Jean-Marc Samuel.

Une victime de la logique du flux tendu
Les mutations du commerce mondial n’ont pas aidé : là où le fluvial s’était spécialisé dans le transport du charbon ou des hydrocarbures, la part de ces marchandises a considérablement diminué, en même temps que disparaissait peu à peu la notion de stock. « Aujourd’hui les entreprises ne stockent plus, on commande du jour pour le lendemain, et on arrive directement avec des petits colis, poursuit Jean-Marc Samuel. On ne fait plus de plateforme logistique, avec du dégroupage où on re-dispatche ensuite. La massification s’est déportée vers les ports, où arrivent les immenses containers d’Asie, qui sont ensuite directement acheminés vers la destination finale. » Et sans plus passer par le fleuve, donc, devenu trop contraignant dans un univers soumis à des exigences de rapidité et de fluidité.
« Mettre en place un schéma de transport avec du fluvial implique moins de flexibilité, et de se soucier du post-acheminement pour les derniers kilomètres, sur route, et donc de contractualiser une seconde fois… Pour le chargeur, la solution de facilité, c’est souvent la route », complète Yann Tréméac. Au bout du compte, surtout, le résultat est imparable : dans la très grande majorité des cas, en plus d’être plus rapide, le routier revient moins cher que le fluvial… La conclusion semble donc toujours la même : le fluvial souffrirait d’un gros problème de compétitivité. Bilan des courses, on transporte aujourd’hui sur l’eau, et pour un réseau identique, la moitié de ce que l’on transportait dans les années 1980. Ce qui fait dire à Jean-Marc Samuel que l’« on pourrait transporter deux fois plus qu’aujourd’hui, sur les mêmes infrastructures, si on s’en donnait les moyens ». 


D’abord « une question de choix politique »
Sauf que faute de moyens, justement, ladite infrastructure se dégrade. En février 2018, le Conseil d’orientation des infrastructures, présidé par le député Philippe Duron, estimait dans un rapport le montant de la régénération du réseau à 245 millions d’euros par an pendant dix ans. Il faut draguer les canaux, réparer les écluses, étancher les berges... À cette somme s’ajouteraient encore 30 millions d’euros de modernisation, essentiellement l’automatisation des écluses. « Il faut rendre le service plus efficace, en gardant des amplitudes horaires qui permettent de travailler – sur la route, on ne s’arrête pas le soir, on roule toute la nuit », souligne Jean-Marc Samuel.



Le sous-investissement génère un cercle vicieux : la vétusté induit une sous-utilisation, qui entraîne elle-même une perte des savoir-faire. Les bateliers, environ 600 aujourd’hui en France, connaissent inévitablement une baisse importante de leurs effectifs. Un boulet de plus pour le fluvial dans son combat pour la « compétitivité », un terme qui fait cependant bondir Jean-Marc Samuel : « Je veux bien qu’on parle de compétitivité, mais alors qu’on mette toutes les cartes sur la table ! Le combat est inégal face aux camions, qui ont une infrastructure impeccable et ne se voient pas facturer les externalités négatives de leur transport. Une taxe carbone, par exemple, changerait cette donne. L’abandon du fluvial en France est d’abord une question de choix politique. »
 
« Si l’infrastructure est à ce point dégradée, c’est parce qu’on sous-investit depuis 30 ans ! »

Une analyse qui semble se confirmer à l’issue de l’examen de la Loi « mobilités » (Lom), adoptée en première lecture à l’Assemblée nationale en juin. Grand absent des débats, invisibilisé par la polémique sur la régulation du trafic aérien et étouffé par les lobbys de la route et du fer, bien plus puissants, le fluvial a perdu sa grande bataille sur le budget. Sur les 275 millions d’euros jugés nécessaires, VNF, Voies navigables de France, le principal gestionnaire – public – du réseau, n’en a obtenu que 180, en moyenne, sur la période 2019-2027. Du côté du ministère des Transports, la ministre alors en place, Elisabeth Borne, se défendait en faisant valoir un budget malgré tout en hausse, par rapport aux dernières années.
Une « supercherie », selon Anne Estingoy, qui a bataillé au plus près pendant ces débats : « En 2017 et 2018, le budget a sensiblement baissé, en effet, mais cela n’a aucun sens de ne regarder que la tendance courte. Si l’on revient dix ans en arrière, entre 2008 et 2016, on se rend compte que le montant global du budget était déjà d’environ 180 millions d’euros. Il n’y a donc strictement aucune augmentation, c’est un tour de passe-passe habituel dans le fonctionnement de l’État. Or, si l’infrastructure est à ce point dégradée, c’est parce que ça fait 30 ans qu’on sous-investit, pas seulement les deux dernières années ! »

 
Combien de canaux pourront-ils rester praticables ?

La polémique enfle depuis déjà quelques mois : en décembre 2018, la totalité du Conseil d’Administration de VNF, hors représentants de l’État, s’était opposée à l’adoption de son budget pour 2019, en expliquant leur position dans un communiqué de presse au titre explicite : « Les voies navigables lâchées par le gouvernement ». Ce qui n’avait pas empêché ce budget d’être finalement adopté, sans le soutien donc des représentants des milieux économiques – un fait inédit dans le petit monde du fluvial.
Concrètement, l’enjeu est pourtant de taille. Dans son rapport, dit « rapport Duron », le Conseil d’orientation des infrastructures proposait un autre scénario : n’abonder qu’à la hauteur de 210 millions d’euros les investissements requis, mais fermer en parallèle 20% du réseau à la navigation… Mais avec un budget encore plus faible, combien de voies fluviales et de canaux resteront encore navigables dans les dix ou quinze prochaines années ? À cette question, Agir pour le fluvial n’a guère obtenu de réponse. Inquiète après l’adoption en première lecture, l’association s’est même fendue d’une lettre à l’attention de la ministre, s’étonnant du « désintérêt du gouvernement vis-à-vis du développement du transport fluvial » et lui demandant une audience pour aborder « les différentes pistes possibles pour sortir le réseau fluvial de l’impasse financière ». 


Une incohérence de plus du quinquennat Macron
Un courrier sans lendemain, comme les différents amendements proposés en faveur d’une amélioration du report sur le fluvial. Fiscalité écologique, aménagement des grands ports maritimes, modification des systèmes de facturation… aucune des propositions n’a résisté à la fourche du ministère. « Nous avions aussi proposé une réflexion contraignante dans le cadre des plans de mobilité. Notre texte initial, c’était : "Lorsque l’agglomération est traversée par une voie d’eau, le schéma de mobilité comporte un schéma de desserte fluviale". Mais au passage à l’Assemblée nationale, ils ont rajouté "peut" devant le verbe comporter… Autant dire que cela ne sert à rien ! », raconte, dépitée, Anne Estingoy.
Un refus qui n’est pas forcément surprenant, de la part de celle qui fut la directrice de cabinet de Ségolène Royal, farouche opposante de ce qu’elle qualifiait d’« écologie punitive » : « Le maître-mot de la ministre, c’est "n’obligeons à rien", s’insurge Jean-Marc Samuel. La réalité, c’est surtout qu’elle n’a rien à faire du fluvial… » Une position qui ne manque toutefois pas d’étonner, à l’heure où la lutte contre le changement climatique est érigée en priorité des priorités absolues de l’acte II du quinquennat Macron. A l’époque, Madame Borne était certes ministre du transport – et peut-être pouvait-elle encore faire croire que ce n’était pas sa priorité, vu de sa fenêtre. Mais depuis elle a changé d’étage, et même de maison. La nouvelle ministre de l’Écologie aura donc bien du mal à faire croire qu’elle ne savait pas.

Photos : Sur le canal à grand gabarit Dunkerque-Escaut (CC jptaverne) /
Péniche amarrée au bassin de La Villette à Paris (CC Bladsurb) / Une péniche sur la Deûle, dans le Nord-Pas-de-Calais (CC bpmm)

Notes

[1] Chiffres du Ministère de l’Ecologie, consultable ici.

[2] Voir l’étude « Efficacité énergétique et environnementale du transport fluvial de marchandises et de personnes » réalisée par l’Ademe, publiée en mai 2019.

[3] Voir ici l’intervention, à la 40ème minute.

[4] Voir son blog « L’interconnexion n’est plus assurée, chronique impatiente de la mobilité quotidienne ».

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