Sauvegarder le patrimoine, confisquer le passé

Arthur L
3/10/2019

Commentaire : défense du patrimoine ou de l'ordre en place ? Passionnant!

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Protéger le patrimoine : qui serait contre ? Mais qu’entend-on par là, au juste ? Un héritage commun, une culture locale ou nationale, une identité plus ou moins populaire dont il est dit qu’elle traverse le temps, ou le doit. Ce passé, mis en récit, ne manque pas d’être mobilisé pour peser sur notre temps. Le patrimoine, raconté et financé par le sommet, devient alors affaire de grands hommes, d’émotion anecdotique ou de consensus inoffensif — et lorsque les humbles apparaissent, ils le sont comme autant de victimes passives d’un ordre qu’il ne s’agit évidemment pas de contester. Contre un usage contre-émancipateur, identitaire ou marchand du patrimoine et de l’Histoire, ce texte invite à une reprise en main démocratique : une autre mémoire est possible.



 




Figures médiatiques, révoltes anonymes
La vulgarisation n’échappe pas aux écueils de la spectacularisation. Ce procédé, que l’on retrouve dans les productions livresques et télévisuelles d’un Bern, d’un Lorànt Deutsch ou d’un Franck Ferrand, vise davantage à divertir qu’à offrir des clefs de compréhension du passé : il fait par conséquent la part belle aux anecdotes, à l’insolite, aux sentiments, à l’émotion. Transposé dans le domaine de la mise en valeur du patrimoine, ce procédé prétend capter l’attention du visiteur et consolider la mémorabilité de son expérience ; il peut se décliner autant au sein du site lui-même, signalétique, brochures, discours de certains guides, que dans le marketing publicitaire déployé pour promouvoir sa fréquentation. De nombreux offices de tourisme proposent aujourd’hui des visites « insolites » du patrimoine urbain, promettant mystère, surprises et légendes, tandis qu’en Touraine une campagne publicitaire se propose de faire découvrir « les dessous de l’Histoire » aux visiteurs d’un château. Un autre procédé commun à la mise en valeur patrimoniale et aux productions des historiens non-professionnels sus-cités est la personnalisation : nombre de sites et de monuments s’appuient sur la figure de grands personnages historiques, protagonistes d’une mémoire nationale ou internationale partagée, dont la vie est réputée liée à celle du lieu valorisé. Le Val de Loire, qui fut le théâtre de nombreux événements historiques que le système scolaire a largement contribué à faire connaître auprès de générations d’élèves, peut ainsi capitaliser sur Jeanne d’Arc, François Ier ou Catherine de Médicis.





Albert Gleizes, Paysage, 1912


La patrimonialisation des vestiges de l’histoire ouvrière, industrielle, militante, n’est elle-même pas à l’abri de l’esthétisation du passé. Au Royaume-Uni, l’inscription des sites industriels de l’ Ironbridge Gorge et de New Lanark à la liste du patrimoine mondiale de l’Unesco a été décidée au prix de l’occultation de la conflictualité de classe inhérente à l’exploitation capitaliste des masses ouvrières et au profit de la célébration de la philanthropie patronale. Nulle mention des formes de résistance opposées par les ouvriers à la domination de la bourgeoisie capitaliste : la lecture idéalisée qu’en propose l’Unesco n’admet les dominés que comme victimes passives d’un système économique par ailleurs légitimé par sa contribution à l’essor industriel de l’Europe7.

On opposera à ces considérations le constat de la multiplicité des usages sociaux du passé, qu’on ne saurait tous évaluer à l’aune de l’exactitude historique. Il ne faudrait en effet pas considérer avec dédain les œuvres ne se saisissant du passé qu’à des fins purement esthétiques ou ludiques, cinéma, jeu vidéo, visites théâtrales…, au nom d’une exigence scientifique à laquelle elles n’ont jamais prétendu, ni négliger le goût sincère pour la science historique que peut susciter une visite patrimoniale plus divertissante que pointilleuse8. Il n’en reste pas moins problématique que des sites à vocation patrimoniale combinent mise en scène esthétisante du passé et prétention pédagogique, tout en insistant sur la véracité et sur l’authenticité de la mise en scène proposée. Dans ce cas, et à moins de posséder de solides connaissances historiques, il est parfois difficile de faire la part des choses entre ce qui relève de la licence poétique et ce qui participe d’un véritable travail de pédagogie scientifique.


Des approches réactionnaires du patrimoine
Il est aussi des usages du passé qui, loin d’être inoffensifs, relèvent davantage de la falsification éhontée que de la liberté de création : le parc du Puy du Fou l’illustre peut-être mieux que tout autre. Sous couvert de divertissement, Philippe de Villiers et son fils Nicolas, directeur artistique du parc depuis 2003, mettent en scène divers épisodes de l’histoire locale et nationale, sélectionnés en fonction de leur place au Panthéon des obsessions de l’extrême droite. Le Puy du Fou, parc historique par excellence, n’en est cependant pas un pour au moins deux raisons. D’une part, parce qu’il propage en la spectacularisant une mémoire identitaire réactionnaire dont la genèse remonte aux courants monarchistes contre-révolutionnaires hostiles à l’égalité et à la démocratie, relayant la thèse fallacieuse selon laquelle la République serait issue du « génocide » des Vendéens, rétroactivement constitués en peuple. D’autre part, parce qu’il met en scène la déploration même de l’Histoire en exaltant le temps long et immobile de communautés paysannes fantasmées, ébranlées par les mouvements contingents et brutaux de la politique9. Le Puy du Fou promet l’Histoire mais propose le mythe, en somme, au nom d’un « combat culturel » revendiqué10.




Albert Gleizes, 1913

On aurait cependant tort de se focaliser sur ce cas, tant partout en France de nombreux élus locaux ont eux aussi compris quels fruits symboliques et politiques ils pouvaient obtenir de l’inscription de leur territoire dans une généalogie prestigieuse. Pour légitimer leur action et l’inscrire dans une filiation respectable, ceux-ci n’hésitent pas à invoquer les grands événements historiques et à saupoudrer leurs discours de références à l’identité supposée de leur territoire — procédé qui a de surcroît pour effet de naturaliser leur action politique et de la situer dans l’ordre de la nécessité. Le maire centriste de Tours, Christophe Bouchet, évoque ainsi dans l’éditorial d’un magazine local l’« identité » de sa ville, « marquée par la traditionnelle douceur tourangelle ». Ce respect des traditions n’empêche pourtant pas la municipalité de faire preuve de la plus grande fermeté vis-à-vis des populations jugées indésirables : depuis 2013, la ville prend régulièrement des arrêtés visant à chasser les marginaux du centre historique et commercial, au nom de motifs si spécieux que la Cour administrative d’appel de Nantes, saisie par la Ligue des droits de l’Homme, en a prononcé par deux fois l’annulation.

Muséifier une ville ou un quartier permet en effet de contester toute évolution qui ne serait pas conforme aux intérêts de celles et ceux qui y détiennent le pouvoir. Dans le 16e arrondissement de Paris, diverses associations se consacrent à la sauvegarde de l’environnement, des formes urbaines anciennes et de la qualité de vie ; lorsque la mairie a dévoilé en 2010 son projet de construction de logements sociaux en bordure du bois de Boulogne, elles ont déployé, soutenues par le maire Claude Goasguen, les immenses moyens juridiques que leur fortune leur permet pour entraver le projet. L’une de leurs premières tentatives a consisté à demander à la Direction régionale des affaires culturelles le classement d’un vieil immeuble dont la démolition devait permettre de libérer l’espace nécessaire à la construction des HLM. Dépourvu d’intérêt patrimonial, le bâtiment a été supprimé — provoquant l’indignation d’une riche famille d’héritiers, scandalisée que les services de la mairie aient ainsi « détruit la mémoire du lieu », et inquiète de la dévalorisation que la proximité de logements sociaux ferait subir à son patrimoine immobilier,11. Les nombreux recours ensuite déposés par les associations contre le permis de construire invoquaient notamment l’inadéquation du projet avec les formes architecturales du 16e arrondissement, cela bien que des architectes de renom aient été engagés pour la conception des bâtiments12.

Si ces derniers ont tout de même fini par voir le jour, le tribunal administratif de Paris a annulé fin 2018 le permis de construire délivré deux ans et demi plus tôt : parmi les irrégularités invoquées par la justice, la présence du centre dans le champ de visibilité des immeubles Walter, inscrits au titre des monuments historiques et dont les murs Art Déco abritèrent des huiles aussi diverses que le marchand d’arme Serge Dassault, la vedette de télévision Arthur ou la fille d’un dictateur ouzbèke13. Dans la lutte qui les opposèrent à la mairie de Paris, les riverains n’invoquèrent que rarement la crainte et le mépris que leur inspirait la présence de pauvres à proximité immédiate de leur lieu de vie ; ils choisirent plutôt d’exploiter les règles de l’urbanisme, prenant prétexte de la sauvegarde de l’environnement et du patrimoine et prétendant agir au nom de l’intérêt général14.




Albert Gleizes, 1914


Ruissellement patrimonial
Dans un faux paradoxe, les menaces qui pèsent sur le patrimoine n’ont jamais semblé aussi prégnantes que depuis que la nécessité de sa préservation a cessé de faire débat. Même l’individu le plus ignorant des questions d’art ou d’histoire reconnaîtra sans peine l’importance de la sauvegarde du patrimoine, qu’il justifiera par les retombées économiques qu’il croit pouvoir en attendre. Quoique convaincu de l’importance de conserver le patrimoine pour lui-même, Stéphane Bern n’hésite pas à manier cet argument comme pour enterrer davantage toute velléité de débat. Cherchant à désamorcer toute discussion relative au financement de la politique patrimoniale, l’animateur à l’origine du loto patrimoine objecte qu’« il faut arrêter de penser à ce que ça coûte, mais penser à ce que ça rapporte », arguant que sauver le patrimoine rural et local permettrait de « redynamiser les territoires » et d’« impacter directement l’économie » grâce aux « 500 000 emplois » que représenterait le secteur15.

Bern ne fait là que reprendre un poncif aujourd’hui largement répandu, dont la genèse est ancienne : la rentabilité des monuments historiques est évoquée dès la Monarchie de Juillet, et les champs de bataille n’avaient pas encore fini de boire le sang des soldats de la guerre de 14–18 que le ministre des Travaux publics français proposa de les inclure dans des itinéraires à destination des touristes que le retour de la paix ne manquerait pas de faire affluer16. À partir des années 1980, le gouvernement socialiste entérina le rapprochement entre culture et marché, en faisant de la politique culturelle le levier de la renaissance économique du pays. La culture comme moteur de croissance, voilà, pensa-t-on, un bon moyen de pallier le déclin industriel de la France tout en offrant des débouchés professionnels aux détenteurs de diplômes en arts ou en sciences humaines dont les entreprises raffolent modérément. Relativement confidentiel jusque-là, ce discours est désormais hégémonique.

L’argument est coriace, en particulier en période de crise économique et de chômage systémique. Stimuler le développement économique par la promotion des visites patrimoniales était au cœur de la doctrine du tourisme culturel développée par l’Unesco dès les années 196017 : celle-ci stipule que la mise en valeur des biens culturels est bénéfique pour les sociétés locales, notamment dans les régions du monde les plus en difficulté. Étonnamment, les défenseurs de cette doctrine, d’ordinaire friands de chiffres, restent discrets quand il s’agit d’évoquer ceux que génère la mise en valeur patrimoniale. Le domaine de la conservation et de la diffusion du patrimoine est majoritairement financé par les collectivités territoriales, qui supportent également la plus grande partie des investissements touristiques18. Les collectivités bénéficient de subventions de l’État, qui ne consacrait néanmoins en 2019 que 326 millions d’euros à l’entretien et à la restauration des monuments historiques — loin des 400 jugés nécessaires par les associations de protection du patrimoine19.



Pablo Picasso, Maisons sur la colline, Horta de Ebro, 1909

C’est pour compenser la contraction des dépenses publiques que des organismes en sont parfois réduits à en faire appel à la charité privée afin d’assurer la conservation et la restauration des biens patrimoniaux. Ce recours à la générosité des donateurs implique une mise en concurrence des monuments qui ne profite qu’aux plus solidement installés dans l’imaginaire national, au détriment de biens plus confidentiels. Entre 2011 et le 2013, le Centre des monuments nationaux20 a ainsi recouru à une opération de financement participatif afin d’assurer la restauration du Panthéon, de l’Abbaye du Mont Saint-Michel et de statues de la cité de Carcassonne et du parc de Saint-Cloud. Problème : si la notoriété des deux premiers monuments a permis de susciter une large mobilisation du public, l’appel aux dons pour la statue du parc de Saint-Cloud a bien failli ne pas atteindre le seuil nécessaire au déblocage des sommes demandées21. C’est également pour compenser la baisse des crédits de paiement que l’État consacre au patrimoine que Stéphane Bern s’est vu confier la mission de réfléchir à de nouveaux moyens de financement. Trop heureux de se voir reconnaître par l’État une légitimité patrimoniale que lui dénient les professionnels du secteur, l’animateur a jugé bon d’en appeler à la philanthropie individuelle en organisant le financement de la restauration de 270 sites en péril par la vente de grilles de loto et de jeux de grattage, misant sur la pitié que ne manqueraient pas de susciter les images de théâtres en ruine et de châteaux effondrés22.

En refusant d’assumer les dépenses nécessaires à l’entretien de ses monuments et en légitimant le recours au mécénat privé, l’État offre à certains acteurs peu scrupuleux la possibilité d’instrumentaliser le patrimoine à des fins strictement publicitaires. Ce qu’a récemment illustré l’incendie de Notre-Dame. Le plomb de la toiture n’avait pas fini de fondre sur le parvis de la cathédrale que les familles les plus fortunées de France s’empressèrent de sortir le carnet de chèque sans même connaître le montant des dégâts, mettant en scène une solidarité des ultra-riches pour la nation que le rappel de leurs pratiques fiscales ne tarda pas à faire voler en éclats. On découvrit même quelques mois plus tard que les généreux bienfaiteurs avaient soumis leurs dons à condition : Arnault, Pinault, Bettencourt et les autres ont ainsi fait savoir qu’ils n’honoreront leurs promesses que si l’argent est affecté à la réalisation d’un « geste architectural » conforme à leurs désirs — refusant par là même que les dons financent les opérations de nettoyage du site ou les salaires des ouvriers23.

Les bénéfices du patrimoine ne profitent pour l’essentiel qu’à un nombre restreint d’acteurs — et pas nécessairement à ceux qui contribuent à sa mise en valeur. Le développement du tourisme et la muséification des territoires engendrent un renchérissement des prix qui bénéficie essentiellement aux propriétaires de biens fonciers et immobiliers, provoquant l’éviction des populations les moins aisées et la réorientation de tout ou partie de l’économie locale vers les activités touristiques, hôtellerie, restauration, commerces tournés vers la vente de produits prisés des visiteurs, — au détriment des activités destinées aux habitants. Certains propriétaires préfèrent louer leurs logements à des touristes sur de courtes durées plutôt qu’à des locaux pour des baux plus longs, incités par les importants profits qu’ils peuvent espérer en tirer : à Paris, où se trouvent quatre des cinq sites patrimoniaux français les plus visités, un logement proposé via le site Airbnb rapporte environ trois fois plus qu’une location classique24. La situation est telle que certaines villes, comme Berlin ou Barcelone, ont dû durcir leur réglementation relative aux locations touristiques afin de remettre plusieurs milliers de logements sur le marché locatif traditionnel.




Mary Swanzy, Cubist Landscape with Red Pagoda and Bridge, 1926–1928

Le secteur touristique se trouve en outre sous la dépendance d’un certain nombre de groupes internationaux qui s’approprient une part importante des recettes : moins un pays d’accueil est développé, plus grandes sont ses chances d’être dominé par des groupes touristiques25 des pays du Nord qui confisquent l’essentiel de la valeur du voyage et imposent leurs prix et leurs conditions de vente. Les plateformes numériques profitent de la dématérialisation de leurs services pour mettre en place des techniques de contournement fiscal désormais éprouvées. Airbnb n’a payé en 2015 qu’un peu plus de 69 000 euros d’impôts sur les bénéfices des sociétés, alors même que son chiffre d’affaire français était estimé à environ 65 millions d’euros. La firme a su tirer partie de la fiscalité avantageuse de l’Irlande26, qui lui permet de dissimuler environ 94 % de son chiffre d’affaire hexagonal27. Le travail collectif mené par les historiens, les historiens de l’art, les enseignants et les guides enrichit ainsi les prestataires touristiques et les propriétaires fonciers sans que ceux-ci contribuent à cet effort collectif de mise en valeur des biens du passé.


Réhabiliter le bâti, précariser l’emploi
Tout comme il est trompeur de vanter les richesses économiques dégagées par le patrimoine en omettant de préciser qui en bénéficie, défendre le patrimoine au nom des emplois qu’il génère est hypocrite si l’on néglige de s’intéresser aux conditions dans lesquels ils s’exercent. En France, on estimait en 2009 à 313 000 le nombre d’emplois dans le secteur du patrimoine28. Néanmoins, nombre d’entre eux suivent les chiffres de la fréquentation touristique : beaucoup de salariés travaillent dans le secteur à temps partiel du fait du caractère saisonnier de leur activité29. Souvent contraints de se mettre au service de plusieurs employeurs, ces salariés sont nombreux à percevoir des indemnités chômage, et ceux d’entre eux dont le volume horaire est le plus faible sont davantage susceptibles de quitter le secteur l’année suivante, engendrant une importante rotation des effectifs. Certains secteurs, en particulier celui de l’hôtellerie et de la restauration, recourent lors de la haute saison à une main‑d’œuvre jeune et peu qualifiée engagée sur des contrats courts et pour des salaires dérisoires.

Indispensables à la mise en valeur du patrimoine, les guides-conférenciers subissent comme d’autres l’ubérisation de leur métier sous la pression de plateformes en ligne comme Cariboo ou Citywonders, qui les emploient sous le vulnérable statut d’autoentrepreneur. Travailler pour l’État ne protège même pas contre la précarité : le Centre des monuments nationaux emploie depuis des années des conférenciers-animateurs sans contrat de travail, payés à la vacation, alors même que ces salariés assurent des missions essentielles d’accueil et de médiation culturelle auprès des publics. Normalement restreint, le recours au statut de vacataire à l’acte est ici systématisé et prive les animateurs du CMN des droits afférents à une titularisation ainsi que d’un salaire cohérent avec leurs horaires réels de travail, tout en mettant à disposition de l’établissement une main‑d’œuvre d’autant plus flexible que son goût pour l’histoire et l’art et la satisfaction de contribuer à la démocratisation culturelle la pousse souvent à fermer les yeux sur ses conditions de travail. Face aux interpellations des syndicats et plutôt que de contractualiser ses personnels, le CMN a décidé de généraliser le recours à des prestataires privés pour des missions allant du ménage aux visites guidées. L’établissement public défaille ainsi à l’exigence d’assurer des conditions de travail dignes à ses salariés, et favorise le morcellement de collectifs de travailleurs progressivement incapables de se constituer en force unifiée à même de faire valoir leurs droits.




Roger de La Fresnaye, Paysage, 1913–1914


Mais qu’importe. Aux yeux des responsables politiques français et des défenseurs de la marchandisation de la culture, les vestiges du passé constituent un « trésor » toujours insuffisamment exploité. Adosser la politique patrimoniale à la seule logique économique est pourtant dangereux, d’autant plus lorsque les choix des acteurs privés, ou de leurs affidés politiques, se substituent à la délibération collective : les bénéfices de la protection sont souvent inférieurs à ses coûts, et la rentabilité d’un parc d’attraction ou d’un centre commercial dépasse généralement celle d’une abbaye en ruine. Il est en outre problématique que des agents extérieurs à un territoire s’arrogent le droit de décider, partout dans le monde, du classement de monuments et de sites sans considération pour les besoins et l’intérêt des populations, au nom de valeurs et selon des pratiques supposément universelles mais dont il faut rappeler le caractère européocentré.


Concurrence patrimoniale
L’alternative dépasse pourtant la simple opposition entre l’abandon des vestiges à leur ruine ou leur rentabilisation touristique. Sortir de la logique patrimoniale actuelle implique d’extraire les monuments de leur enclos muséal pour leur attribuer de nouvelles fonctions, définies non par des experts mais par les habitants eux-mêmes. Cela suppose de rompre avec le dogme de l’intangibilité des lieux historiques et de réinventer leur usage contemporain en fonction d’une demande sociale qui ne se limite pas à des considérations strictement économiques ou identitaires. L’historienne Françoise Choay cite le cas des universités italiennes installées dans des édifices anciens et prestigieux, et évoque l’exemple du maire d’une petite citée fortifiée du Bordelais parvenu à réhabiliter, puis à transformer avec l’appui des habitants, les édifices médiévaux de sa commune en logements sociaux et un ancien couvent en maison de retraite30.

Hélas, la marchandisation reste aujourd’hui le seul horizon que les décideurs politiques réservent aux vestiges dont ils ont la charge, le patrimoine demeurant l’un des derniers champ où les élus locaux peuvent visiblement exercer leur souveraineté. La possession et l’exploitation des richesses patrimoniales d’un territoire est une condition nécessaire, mais pas suffisante à sa mise en tourisme. Pour se démarquer de la concurrence, une destination estampillée « culturelle » ne se contente plus d’être dotée d’un riche patrimoine historique à découvrir, mais se doit de proposer une offre à même de séduire et de retenir les touristes sur la totalité de leur temps de séjour. En France, nombre de destinations déploient ainsi des stratégies de communication axées sur l’« art de vivre », unissant en un même argument exceptionnalité patrimoniale, naturelle et gastronomique. La Touraine peut ainsi clamer dans une campagne touristique qu’« Ici, vivre est un art », convoquant dans une même démarche iconographique châteaux, paysages fluviaux et viticoles, terrasses animées et tables richement dressées, le tout baignant dans une lumière irréelle suggérant l’image paisible d’une destination hors du temps.





Jean Metzinger


Certaines périodes historiques se prêtent davantage que d’autres à l’exploitation touristique, en raison de la place de choix qu’elles occupent dans l’imaginaire d’une nation. Il en va ainsi de la Renaissance, dont la région Centre-Val-de-Loire célèbre en 2019 les « 500 ans » au cours de commémorations parrainées par Stéphane Bern et articulées autour du début de la construction du château de Chambord et de la mort de Léonard de Vinci à Amboise en 1519. Peu importe que le vieux maître ne vécut en Touraine que trois ans, il ne s’y installe qu’en 1516, et qu’il n’eut pas le temps d’y achever ses projets 31 : le marketing touristique commande moins de comprendre que de célébrer le témoignage pérenne du génie léonardesque dont le Val de Loire aurait hérité, l’exactitude historique dut-elle en subir quelques aménagements.

Malgré une programmation qui se veut exigeante sur le plan scientifique, la raison d’être de ces célébrations est davantage économique qu’historique, comme en témoigne la liste des hôtes de la soirée spéciale partenaires organisée peu avant le début des festivités, tous issus du secteur industriel et économique. Le président de Région François Bonneau l’énonce clairement : il s’agit de faire de cette année anniversaire « une nouvelle étape du rayonnement de la région et de son attractivité » en intégrant la Renaissance dans une stratégie marketing mobilisable dans le cadre de la concurrence que se livrent les territoires pour attirer populations et capitaux32. Ainsi passé au tamis des logiques du management territorial, le XVIe siècle français n’est plus que le temps des innovations architecturales et des manières de table. Et Léonard de Vinci d’être enrôlé dans la promotion de la tradition gastronomique du Val de Loire, promu au rang de pionnier du bien-manger régional en vertu des nombreux gueuletons princiers qu’il organisa pour ses mécènes. Retranchée de ses aspects politiques, esthétisée et réduite à ses caractères stéréotypiques, l’histoire n’est plus qu’un événement culturel désarticulé répondant à des critères de rentabilité, juste bon à séduire une population diplômée éprise de distinction.

Cet exemple illustre le peu de cas que font les élus du potentiel émancipateur d’une éducation à l’histoire et au patrimoine, avec parfois la complicité de l’Université elle-même. Car les processus que l’on vient d’évoquer ne sont pas sans effet sur les orientations mêmes de la recherche historique. À Tours, un programme de recherche dirigé par un professeur d’histoire de l’université, par ailleurs candidat à l’investiture pour les municipales sous l’étiquette LREM, se donne pour principal objectif de soumettre la recherche en Sciences humaines et sociales (SHS) à la création de « services et outils innovants, créateurs de valeur économique et d’emplois », « en lien étroit avec les acteurs socio-économiques impliqués dans l’activité touristique de la Région ». Les axes thématiques choisis (châteaux, vins et gastronomie, parcs et jardins urbains) sont à l’avenant de cette ambition de coller au plus près de l’injonction d’utilité faite aux SHS33. Soutenu par la région Centre, le programme a été mis à contribution pour les commémorations des « 500 ans de Renaissance(s) », légitimant la dimension scientifique de l’événement tout en sanctionnant l’hétéronomie de la recherche historique, qui ne devra son salut (et son financement) qu’à l’abandon de sa capacité critique.




Pablo Picasso, Le réservoir, Horta de Ebro, 1909


Les petits arrangements d’une cathédrale
Il est à craindre que dans un contexte d’accentuation des contradictions sociales, le patrimoine, l’Histoire, l’identité et la culture en général soient toujours plus souvent appelés à colmater les brèches ouvertes par des politiques socialement injustes. L’incendie de Notre-Dame a confirmé cette tendance en démontrant le rôle purement instrumental qu’Emmanuel Macron accorde au patrimoine. Contesté depuis cinq mois par le mouvement des gilets jaunes et alors qu’il devait s’exprimer sur les conclusions d’un grand débat censé répondre à leurs revendications, le président a profité de la ruine d’un monument emblématique de la nation pour tenter de substituer l’émotion patrimoniale à l’émotion séditieuse : à quoi bon continuer de se déchirer si le sentiment qui nous unit fonde notre appartenance à une même communauté ?

Le chef de l’État entend d’ores et déjà imposer une restauration conforme à sa conception de l’exercice du pouvoir : la réfection de la cathédrale devra être achevée en seulement cinq ans, et inclura la réalisation d’un « geste architectural contemporain ». Pour mener à bien une telle gageure, le gouvernement a présenté un projet de loi prévoyant d’une part de confier la restauration à un établissement public soumis à l’Élysée créé pour l’occasion, d’autre part de déroger aux règles qui s’appliquent normalement sur un tel chantier, notamment celles relatives au patrimoine, à l’environnement et à la construction. L’Élysée veut ainsi s’octroyer la main-mise sur la reconstruction de la cathédrale (en collaboration avec les mécènes dont les fondations pourront entrer au conseil d’administration de l’établissement public), au mépris de la sécurité des ouvriers qui travailleront sur le site et du temps nécessaire à la réalisation d’un tel chantier. Il n’a pas fallu longtemps pour qu’apparaissent les premières conséquences de cet empressement : on apprenait ainsi en juillet que les autorités avaient dissimulé au public que le plomb de la flèche du XIXe siècle avait pollué l’intérieur et les alentours de la cathédrale, menaçant la santé des riverains et des ouvriers travaillant sur le site34. Là se trouve peut-être la face la plus sombre du patrimoine, bien plus détestable encore que sa marchandisation touristique ou sa réduction à un stéréotype identitaire : la fascination qu’il exerce sur des dirigeants confits de l’ambition de laisser une trace monumentale, fut-ce au prix de toute précaution humaine ou environnementale.


NOTES

1. ↑ « Stéphane Bern en charge du patrimoine : Sa vision de l’histoire est étriquée et orientée »

L’ Obs, 18 septembre 2017.
2. ↑ Selon l’expression de Krzysztof Pomian.
3. ↑ France Inter, 11 juin 2018.
4. ↑ Voir Julien Chanet, « Ne laissons pas la mobilité au marché », Ballast, 13 juillet 2018.
5. ↑ Alain Brossat, Le grand dégoût culturel, Seuil, Paris, 2008.
6. ↑ L. Boltanski, A. Esquerre, Enrichissement. Une critique de la marchandise, Gallimard, Paris, 2017.
7. ↑ Il est d’ailleurs intéressant de noter que ce patrimoine ne devient « collectif » qu’au moment même où disparaît la capacité productive des usines, dont la socialisation des profits aurait fait crier au bolchevisme n’importe quel patron d’industrie. Voir Laurent Bazin, « Anthropologies, patrimoine industriel et mémoire ouvrière. Vers une recontextualisation critique », L’Homme & la Société, 2014/2 (n° 192).
8. ↑ Gil Bartholeys, « Loin de l’Histoire », Le Débat, 2013/05 (n°177).
9. ↑ « Un historien au Puy du Fou », Le Monde diplomatique, août 1994
10. ↑ « Le Puy du Fou : sous le divertissement, un combat culturel », The Conversation, 29 mars 2019.
11. ↑ « Projet de HLM dans le 16e arrondissement : un « ghetto de riches » en sursis ? », Le Journal du Dimanche, 13 décembre 2015.
12. ↑ « Paris : HLM en friche dans le ghetto des riches », Libération, 18 mai 2010.
13. ↑ « L’incroyable appartement de la fille Karimov mis aux enchères », Challenges, 8 mars 2017.
14. ↑ Monique Pinçon-Charlot, Michel Pinçon, Étienne Lécroard, Panique dans le 16e !, La Ville Brûle, 2017.
15. ↑ Europe 1, 2 avril 2018.
16. ↑ Jean-Michel Léniaud, Les archipels du passé. Le patrimoine et son histoire, Fayard, 2002.
17. ↑ Saskia Cousin, « L’Unesco et la doctrine du tourisme culturel », Civilisations, n° 57, 2018.
18. ↑ Jean-Cédric Delvainquière, François Tugores, « Dépenses culturelles des collectivités territoriales : 9,3 milliards d’euros en 2014 », Culture chiffres, 2017/3 (n° 3).
19. ↑ Mais le secteur est essentiellement non-marchand : 6 % seulement des biens et services patrimoniaux sont écoulés sur le marché à un prix couvrant plus de 50 % de leurs coûts de production.
20. ↑ Un établissement public sous tutelle du ministère de la Culture chargé de la conservation, de l’ouverture et de l’animation d’une centaine de monuments appartenant à l’État.
21. ↑ Samy Guesmi, Julie Delfosse, Laurence Lemoine, Nicolas Oliveri, « Crowfunding et préservation du patrimoine culturel », Revue française de gestion, 2016/5 (n° 258).
22. ↑ Par cette démarche, il légitime le refus du pouvoir d’accorder les sommes nécessaires au financement d’un domaine pourtant régalien tout en prenant part au spectacle d’une mobilisation factice de l’État en faveur des vieilles pierres. L’imposture s’est révélée d’autant plus grande que seule une partie des recettes sera effectivement affectée au patrimoine, le plus gros de la somme étant reversé aux gagnants. Au final, seuls 22 des dizaines de millions d’euros puisés dans les poches des joueurs iront à la restauration du patrimoine, ce qui ne compense même pas les 33 millions d’euros de coupes budgétaires décidées par Emmanuel Macron en novembre 2017.
23. ↑ « French billionaires slow-walk donations to rebuild Notre Dame », CBS News, 5 juillet 2019.
24. ↑ Soit 722 euros par mois en moyenne (multiplié par le nombre de logements proposés — certains multi-propriétaires en possèdent plus d’une centaine). Voir « Ces multi-propriétaires qui engrangent des centaines de milliers d’euros grâce à Airbnb au détriment des Parisiens », Bastamag, 3 avril 2018.
25. ↑ Des tours-opérateurs, en particulier.
26. ↑ Où se trouve son siège social européen.
27. ↑ « Fiscalité : la combine d’Airbnb pour payer moins d’impôts en France », Le Parisien, 11 août 2016.
28. ↑ 33 000 emplois directs et 280 000 emplois indirects. « Étude nationale des retombées économiques et sociales du patrimoine », VMF Patrimoine, mars 2009.
29. ↑ À l’exception notable des salariés exerçant des fonctions supports dans le domaine du patrimoine, qui représentent la majorité des emplois directs. Voir Benhamou Françoise, Économie du patrimoine culturel, La Découverte, 2012.
30. ↑ Françoise Choay, Le patrimoine en questions. Anthologie pour un combat, Seuil, 2009.
31. ↑ Patrick Boucheron, Léonard et Machiavel, Lagrasse, Verdier, 2008.
32. ↑ L’histoire et le patrimoine peuvent éventuellement devenir le support de « marques territoriales » – dont les noms, Touraine Loire Valley, Only Lyon, très Beaujolais, disent bien toute la créativité que sont capables de déployer les experts en branding biberonnés à la pensée managériale – conçues pour faire valoir une différence positive via la fabrication d’une continuité entre passé (prestigieux), présent et futur (prometteurs).
33. ↑ L’un des chantiers du programme, axé autour des monuments, des parcs et des jardins, s’applique ainsi à élaborer des actions qui « s’inscrivent dans le mouvement actuel effectué par les villes de conception de leur image patrimoniale à partir des mémoires collectives pour répondre à leur propre construction identitaire. […] Ces actions déboucheront sur des retombées touristiques, gastronomiques, sanitaires, économiques et sociologiques bénéfiques aux territoires. » « Monuments, Parcs & Jardins urbains », Intelligence des patrimoines.
34. ↑ « Notre-Dame-de-Paris : après l’incendie, un scandale sanitaire », Mediapart, 4 juillet 2019.

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