Avoir ou être ? Le PIB ou l'espérance de vie  ?

Jean de Kervasdoué
économiste de la santé
1/10/2019
 
Mesurer la richesse produite d'un pays ne nous dit rien du bien-être de ses habitants. Mais mesurer le bien-être, est-ce bien sérieux  ?




En 1939, les habitants des États-Unis vivaient sept années de plus que les Français et quinze années de plus que les Japonais ; en 2018, la situation a bien changé, car les Américains vivent cinq années de moins que les Japonais, 83,8 années d’espérance de vie à la naissance au Japon, et presque trois années de moins que les Français, 82,4. © Leyla Vidal / BELGA / AFP
 

Mesurer le bien-être d'une nation par son seul produit intérieur brut (PIB) par habitant est une pratique erronée mais répandue, comme l'est aussi le fait de mesurer le bienfait d'une politique, voire d'un politique, à sa seule contribution à la croissance économique d'un pays. Les critiques de cet indicateur sont anciennes et connues : il ne dit rien non seulement du bien-être, mais aussi des inégalités, du patrimoine, ou encore de l'environnement ; or une augmentation de la production peut s'accompagner d'une croissance de la pollution. Il en est, par exemple, ainsi de l'électricité produite par des centrales au charbon.

Plusieurs tentatives de création d'indicateurs moins frustes sont apparues au cours du dernier demi-siècle. Tout d'abord celle du roi du Bhoutan qui, dès 1978, a souhaité que l'on mesurât dans son pays le bonheur national brut. Elle a été suivie bien plus tard (2011) par l'OCDE, qui a cherché à classer les pays membres de cette organisation internationale (celle des pays riches) selon leur « bonheur intérieur brut ». Au premier classement, en 2016, la Norvège est arrivée première et la France 18e sur 38 pays classés. Quant au rapport annuel du bonheur publié chaque année par l' ONU, c'est la Finlande qui vire en tête devant la Norvège en 2018, la France n'étant qu'en 23e position.

Tous ces indices sont soit biaisés par le poids relatif donné aux différents critères qui les composent, soit ne mesurent qu'une perception. Or, comme Georges Sand, je fuis « la mortelle illusion du bonheur », comme d'ailleurs celle du « bien-être » de la ridicule définition du concept de « santé » retenue par l'OMS. Selon cette organisation, la santé serait un état complet de bien-être, physique, mental et social, qui ne consiste pas seulement en l'absence de maladie ou d'infirmité ! Il m'a toujours semblé qu'une telle définition était une puissante incitation à l'usage de drogues euphorisantes : comment être en permanence dans un état complet de bien-être ? Néanmoins, il serait utile d'avoir à portée de main un autre indicateur que le PIB pour juger, sinon du bonheur, du moins d'une qualité de vie. Il existe, il est simple et depuis longtemps je m'en fais l'avocat [1], car il donne aussi une indication de l'état de santé d'une population : il s'agit de l'espérance de vie [2] le plus souvent mesurée à la naissance, mais qui peut l'être à tout âge.

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Des indices à prendre avec des pincettes
Pour jouir de la vie, pour que chacun profite de ses éventuels avoirs, il faut être vivant. Ce truisme n'est pas aussi banal qu'il y paraît. Si la vie demeure une maladie sexuellement transmissible 100 % mortelle, la durée du passage sur terre n'est pas indifférente. Certes se posent les questions du handicap et d'une fin de vie trop souvent difficile. Aussi, là encore, il a été maintes fois tenté d'enrichir ce concept en calculant l'espérance de vie sans incapacité, voire l'espérance de vie en bonne santé. Si l'on peut mesurer des incapacités, l'indice retenu dépendra des incapacités prises en compte, mais lesquelles faut-il inclure  ? Le fait de porter des lunettes, d'avoir recours à un appareil auditif, d'avoir du mal à se déplacer  ? Si oui, jusqu'où, comment… ?

Quant à la vie en bonne santé, sa définition prête encore plus à caution, car, selon l'Inserm, si elle semble croître plus vite que l'espérance de vie, c'est parce qu'« il est probable que les gens, mieux informés aujourd'hui au sujet de leur état de santé réel, signalent davantage de problèmes de santé chroniques et à des stades plus précoces [3] ». Tout cela pour dire qu'il faut prendre avec des pincettes tous ceux qui tempèrent les bonnes nouvelles en disant « on nous dit que cela va mieux, mais en fait cela va plus mal ». En attendant, regardons l'intérêt de cet indicateur en se limitant dans cette chronique à quelques comparaisons internationales.

En 1939, les habitants des États-Unis vivaient sept années de plus que les Français et quinze années de plus que les Japonais ; en 2018, la situation a bien changé car les Américains vivent cinq années de moins que les Japonais, 83,8 années d'espérance de vie à la naissance au Japon, et presque trois années de moins que les Français, 82,4. En effet, avec 78,6 années d'espérance de vie à la naissance, les habitants des États-Unis se placent au 35e rang des pays de la planète, derrière… Cuba,79,1. Sans trop enfoncer le clou sur le pays le plus puissant et un des plus riches de la planète, l'espérance de vie dans l'État du Mississippi, 74,7, est inférieure à celle du Vietnam, 76, de l'Algérie, 75,6, de la Tunisie, 75,3, de la Colombie, 74,8.

Un regard plus précis sur les états de l'Union donne une image encore plus étonnante si l'on a en tête celle d'une Amérique triomphante. En Alabama, l'espérance de vie des Afro-Américains, 66,6, est inférieure à celle des Sénégalais, 66,7, et de six années inférieures à celle des Blancs, 72,66, du même état de l'Union. Le pire est réservé aux Indiens américains, aux « native », car, dans certains des contés où ils résident, l'espérance de vie des hommes dépasse à peine 61 ans, soit celle du Niger pour ce même sexe. Signalons enfin que l'espérance de vie nationale a reculé aux États-Unis de trois mois depuis 2014, notamment du fait d'une surconsommation d'opioïdes pour peut-être rechercher en vain un état complet de bien-être.

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La richesse de la Chine
De ces chiffres, on peut tout d'abord déduire qu'une augmentation de la consommation médicale n'entraîne pas toujours une amélioration de la santé, contrairement à ce que veulent faire croire les industries médicales qui se disent « de santé ». En effet, selon l'OCDE, en 2018, les Japonais consacrent 10,9 % de leur PIB à leur santé, les Français 11,2 % et les Américains 16,9 %. Si la médecine contribue de plus en plus à la santé, médecine et santé, à l'évidence, ne sont pas des synonymes.

Le contre-exemple est bien entendu celui de la Chine. En 1960, l'espérance y était de 43,7 années, 26 années de moins que celle des États-Unis de l'époque. En 2018, la Chine atteint 76,4 années et n'a plus que 2 années de retard. Nul doute qu'il sera vite comblé, car Hongkong est déjà le leader mondial et devance aujourd'hui le Japon, suivi de l'Italie, de l'Espagne et de la Suisse. La France n'est qu'au 11e rang si on oublie les petits États : Monaco, Saint-Marin, Andorre, Macao…

De l'exemple chinois, la France pourrait tirer une leçon. En effet, c'est parce que ce pays s'est enrichi, a exporté qu'il a pu améliorer la santé de ses habitants. Il s'attaque depuis une décennie à la pollution qui accompagnait cette croissance bénéfique et pourra le faire grâce à sa richesse. La France, en bannissant les industries polluantes, en pesant sur l'agriculture qui élève des animaux malodorants et qui utilise des pesticides, en cherchant d'impossibles niveaux de sécurité de ses centrales nucléaires, découvrira bien tard que ses habitants ne peuvent pas seulement être des consommateurs anesthésiés par le gigantesque système de redistribution qui l'asphyxiera d'autant plus vite que l'on pénalisera ceux qui produisent.
S'il faut être pour jouir de la vie, la Chine montre aussi qu'il faut avoir pour être.


[1] https://www.youtube.com/watch ?v=CIu9wUSbXzE[2]

[2] L'espérance de vie à la naissance, ou à l'âge 0, représente la durée de vie moyenne – autrement dit l'âge moyen au décès – d'une génération fictive soumise aux conditions de mortalité de l'année.

[3] Inserm, « Espérance de vie en bonne santé : dernières tendances » [archive], sur inserm.fr, 17 avril 2013 (consulté le 10 novembre 2016).

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