Haute-Marne, Aujeures : un instituteur rural au temps jadis, épisode I

Ernest Pernot *
Folklore et notes d'hier locale, Claire Auberive, p.38-44, Les Cahiers Haut-Marnais, n°84, Chaumont, 1966

(...) "Fils d'instituteur, M. Ernest Pernot s'intéresse naturellement à l'école de son village aux conditions de l'enseignement, aux lois et usages qui le régissent , à ses vicissitudes, à ses progrès, depuis la Révolution jusqu'au milieu du siècle dernier. Il va nous en parler longuement avant de retracer la carrière professionnelle de son père :"
Claire Auberive : les sous-titres sont de la rédaction ainsi que les passages en italiques.




Aujeures, vue générale @delcampe.net

Jusqu'en 1832, Aujeures ne possédait pas de Maison commune. Les procès-verbaux des délibérations sont tous précédés en effet de la mention : Le Conseil municipal réunit dans la maison du maire..., ou du Citoyen maire, pendant la Révolution.
  Il n' y avait pas non plus de local fixe pour l'école qui se tenait dans des maisons particulières, moyennant un loyer payé par la Commune. Ce loyer annuel était de 25 à 30 francs ; quand à l'instituteur, il se logeait à ses frais... et comme il pouvait. Sous l'Ancien Régime, sans doute, les seigneurs Moilleron (3) avaient fait une fondation de 200 livres destinée à cette fin qu'au traitement du maître, mais cette fondation s'éteignit, privant l'école de toute ressource.
  Dans un acte de vente du 23 prairial, an Onze, passé devant Lamiral notaire à Aujeures, d'une maison appartenant à Magdelaine Desserrey, veuve de Claude Cochonet, cultivateur au même lieu et de Rémy Simon, ouvrier en verre à Rouelles, se faisant fort de son épouse et vendue après enchères à François Monniot, fermier à Servin, pour 1 150 francs, il est stipulé que l'acquéreur pourra se mettre en possession de l'immeuble en faisant sortir l'instituteur de la Commune qui l'occupe momentanément. Dans cette maison, il faisait aussi la classe ; elle et lui durent changer de gîte. Ils s'installèrent dans la maison Sauvageot qu'avait acheté l' abbé Vallot, curé de la paroisse ; une seule chambre ouvrant sur la cour abritait les enfants. 

Cette situation précaire ne pouvait durer. Plusieurs délibérations de la municipalité intervinrent, relatives à la construction d'une "maison collégiale". La première de ces délibérations, en date du 23 septembre 1828, eut lieu sur l'initiative du maire, Didier Sauvageot, puis, le 12 septembre 1829, le Conseil fut saisi d'un projet présenté par l' architecte Chaussier, de Chaumont. Discuté, ce projet fut rejeté. Finalement, on décida de bâtir dans une chènevière dépendant de la maison curiale rachetée par la Commune à l' abbé Vallot, 7 février 1831. 

Les matériaux de la nouvelle construction furent extraits des carrières de Combe-au-Bard et de Montarmeux, 25 juillet 1830 et Chaussier dressa le plan de l'école, qui, cette fois, fut agréé. Le devis s'élevait à 7 200 francs, mais le règlement des comptes de l'entrepreneur, Romance, d' Esnoms, ne fut arrêté que cinq ans plus tard, 8 février 1835.

Sur une pierre de la porte du vestibule, au côté droit, on lit encore aujourd'hui : Posée le 19 1831, par Didier Sauvageot, maire d' Aujeures, né le 13 fructidor, an 6. Ainsi, le Dies Natalis de l'école et de son promoteur furent-ils rappelés en même temps à la postérité.

Toutefois, c'en était fait à cette époque de l'enseignement gratuit, qui d'ailleurs, n'était pas encore obligatoire. L'extinction de la rente dont nous avons parlé grevait la Commune d'une nouvelle charge. Elle avait dû faire à son instituteur un traitement de 100 francs, l'augmenter de 50 en 1818, de 50 encore en 1822, le porter à 300 en 1833, à 400 en 1846. Le maître touchait en outre une rétribution scolaire payée mensuellement par les élèves et variant suivant l'âge de ceux-ci.

Inaugurée légalement en 1794, elle avait été de 0.25 centimes, 0.30 centimes, 0.35 centimes jusqu'à 1804, puis de 0.35 et 0.40 centimes jusqu'en 1815 ; de 1816 à 1826, on la fixa d'abord à 0.40 et 0.50 centimes, ensuite à 0.50 et 0.55 centimes. Enfin, sans distinction d'âge, le Préfet établit pour tous les écoliers le tarif de 0.65 centimes.

À l'origine, perçue directement par l'instituteur lui-même, plus tard versée par le percepteur au destinataire, cette rétribution ne dépassait pas globalement 200 francs en 1818, elle atteignit 280 en 1822, 325 en 1826, 400 en 1836. À partir de 1840, elle ne cessa d'augmenter pour atteindre, en 1854, la somme de 686 francs.Or, étant en fonction du nombre d'élèves, elle marque un progrès dans la fréquentation de l'école, beaucoup plus qu'un accroissement de la population. Il est juste d'en faire honneur à deux personnes : une femme bienfaisante, un maître zélé. L'un et l'autre, quoique de façon différente ; celle-ci par un don charitable, celui-là par un rare dévouement, imprimèrent un élan décisif à l'instruction dans ce village perdu de la "montagne".

De 1780 à 1790, c'est-à-dire immédiatement avant la Révolution, la population comptant environ 400 âmes, le recteur d'école avait chaque année 70 à 80 élèves, depuis la Toussaint jusqu'à Pâques ; de 1800 à 1810, il n'en avait, de façon régulière, que 40 à 50, les enfants de familles pauvres ne fréquentaient pas l'école, tant par un motif économique qu'en raison du placement de ces enfants comme domestiques.

Or, en novembre 1834, le Conseil municipal reçut communication du testament olographe de Mme Marie Vallot, veuve de J-B. Robinet, en date du 2 juillet 1824, léguant à la Commune 700 francs pour le paiement des mois d'école des enfants les plus pauvres, alors au nombre de 9. La rente de cette somme était de 20 francs.

D'autre part, "de 1794 à 1832, écrit mon père, M. Barthélemy Pernot, la durée annuelle de la tenue de l'école a été constamment du 1er novembre à Pâques, et de 1836 à 1840, par le désir que j'avais d'habituer les parents à envoyer leurs enfants en classe pendant l'été, j'ai fait gratuitement l'école durant les mois de mai et juin. Je maintins cette coutume jusqu'en 1853, en faisant alors payer toute la rétribution mensuelle. Enfin les classes ne vaquèrent plus que le mois d' août". Et quelles classes!...

Aussi longtemps que mon père fut instituteur, continue l'auteur de ces souvenirs, son zèle pour l'enseignement ne se ralentit jamais. Il ne se limitait pas, comme ses confrères, à six heures de classe. Pendant l'hiver, l'école était ouverte depuis six heures du matin jusqu'à midi et d'une heure à cinq et quelquefois six heures du soir. La journée commençait par une étude pour les grands ; les petits arrivaient qu'à huit heures et partaient avant les aînés.

Sous l' Empire, mon père fit des cours d'adultes chaque soir, excepté le jeudi. Ces cours, très suivis, lui valurent non seulement des félicitations officielles, mais des médailles de bronze et d'argent, puis enfin les Palmes d' Officier d'Académie, distinction très rare alors dans l'enseignement primaire. La renommée professionnelle dont il jouissait s'étendant aux villages voisins, il dut accueillir des pensionnaires. Dans sa propre maison, il en logea jusqu'à 9, venant de Perrogney, Leuchey, Vaillant, Vesvres, Chalancey, Musseau, Mouilleron, Praslay, où les instituteurs, sans doute, n'avaient ni les mêmes capacités, ni la même ardeur. Parfois la demeure du maître ne pouvant suffire pour cet afflux d'élèves étrangers, quelques habitants d' Aujeures en logeaient aussi. Le prix de la pension s'élevait à 10 francs à peine mais les écoliers fournissaient une partie de leur nourriture. Quand aux externes, ils pourvoyaient eux-mêmes au chauffage de l' école : chacun, durant l'hiver, matin et soir, apportait un morceau de bois, petite charbonnette qu'il jetait, en arrivant, dans un coffre aménagé pour cet usage. Il en fut ainsi jusqu'en 1879. Après quoi, le Conseil municipal décida de réserver chaque année une portion de l' affouage communal pour le chauffage de l'école.

Par ce détail matériel, on constate que le zèle du maître portait ses fruits : à l’assiduité des élèves, l'intérêt des autorités locales faisait echo ; elles appréciaient davantage l'instruction. c'est ainsi qu'en 1840, à cet instituteur qui ne gouvernait pas moins de 80 élèves, le Conseil municipal offrit un traitement plus élevé, puis des gratifications successives ; enfin, mon père reçut une allocation de l' Etat dont la plus importante se montait à ... 200 francs. Mais la vie n'était pas chère en ce temps-là.

Mon père remplissait aussi les fonctions de "tambour de ville" qui lui valait une petite rétribution ; et quand la classe vaquait en été, il utilisait ce loisir pour des travaux de menuiserie. Son habilité lui permettait de confectionner différents meubles : armoires, secrétaires, tables, bois de lits, etc. Secondé par un artisan du village, il faisait même des portes et des fenêtres. Quand il eut pris sa retraite, il s'adonna de plus belle à ces ouvrages, mais aussi longtemps qu'il fut instituteur ceux-ci n'entravèrent jamais son zèle.

Qu'enseignait-il à ces petits villageois?...

À suivre.

Notes

* M. Ernest Pernot appartenait au terroir par ses origines familiales.La généalogie relevée sur les actes de l'état civil de St-Broing-les-Fosses nous fait connaître son trisaïeul Claude Pernot, époux de Jeanne Lacordaire en 1709, puis l'un des fils de celui-ci : Jean-Baptistes Pernot, 1717, marié en 1740 à Reine Berger, desquels naquit, le 4 mars 1743, Jean-Baptiste qui prit pour femme, en 1766, Madelaine Frémiot ; leur fils Barthélemy épousa, le 18 février 1810, Jeanne Mathey, née en 1779, l'une des huit filles du ménage Louis Mathey-Andriot qui comptait en outre trois garçons. Ce mariage fixa le couple à Aujeures où les Mathey-Andriot, grands propriétaires ruraux, étaient eux-mêmes fixés. Jeanne y retrouva six de ses sœurs également établies.L'année suivante, 19 septembre 1811, venait au monde le premier enfant de Jeanne et Barthélemy Pernot, à qui l'on donna, comme il était souvent d'usage, le prénom de son père. C'est de lui et d'Anne Chouet, son épouse, de Villebas, que naquit le 28 octobre 1844, M. Ernest Pernot. 
 Par les alliances précédemment citées se formèrent ou se resserrèrent des parentés entre les principales familles enracinées à Aujeures, Villiers, Aprey, Leuchey, etc. Nommons en particulier les Sauvageot, Morizot, Appolot, Bude, Arbillot... qui se sont perpétuées avec des fortunes diverses.
  Contemporain de Napoléon Ier, le grand-père d'Ernest avait fait partie de l'expédition navale de St-Domingue ; chaud partisan de l' Empereur, il fut maire d'Aujeures pendant les cent jours, mais son mandat ne dura que quelques semaines.
  La profession que le père d'Ernest exerça dans la Commune et la manière dont il s'en acquitta lui donnèrent, par contre, une influence plus durable. Cet instituteur dévoué qui portait très haut le sens du devoir professionnel s'était attiré l'estime de tous ses concitoyens.
 Ernest fit ses études au collège de Langres ; il se destinait à l'enseignement. Ayant conquis ses diplômes, il exerça quelques mois à Vitry-le-François, puis à Avallon. Nommé professeur d'enseignement spécial Sciences et Mathématiques au collège d'Autun, il y fit toute sa carrière, soit 42 ans. Nombreux sont les jeunes gens qu'il prépara soit à l’École des Arts et Métiers, soit à l’École des Mines, sans ménager son temps ni sa peine, leur consacrant souvent et gratuitement des heures supplémentaires. Membre actif des Sociétés d''Histoire naturelle et de la Société Eduenne, Officier d'Académie, puis de l'Instruction publique, il ne faisait pas mystère de ses convictions religieuses.
  Le 8 mai 1875, il avait épousé Mlle Félicie Charvot-Vény. Elle appartenait à une famille très honorablement connue à Autun, famille de musiciens et d’artistes où le talent et le goût des choses de l'esprit se transmettaient comme un héritage, depuis l'époque d'Auguste Vény, l'aïeul maternel que Berlioz appelait "le plus grand virtuose du Hautbois que possédât l'Europe".   
  Ayant pris sa retraite dans son village natal en 1905, Ernest Pernot y mourut le 28 décembre 1931, laissant une très nombreuse postérité.
3. "Les seigneurs Moilleron" étaient de riches bourgeois qui possédaient des propriétés à Aujeures. M. Ernest Pernot en parle à plusieurs reprises dans son manuscrit, et nous transcrirons plus loin ce qu'il a relevé de leur généalogie et du legs fait à l'école.

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