Ludger Schwarte : « L’architecture est à la base du politique »

Ballast
15/10/2019


Commentaire : Ludger Schwarte est professeur de Philosophie à la Kunstakademie, à Düsseldorf depuis 2009.
Source : Ludger Schwarte 




Des ronds-points transformés en assemblées populaires, un centre commercial occupé par des manifestants écologistes : la révolte se saisit parfois de lieux inattendus. Ludger Schwarte, dans sa récente Philosophie de l’architecture, tente de saisir ce moment précis où les formes architecturales qui nous entourent permettent à la révolution de se réaliser. Le restaurant, les bains publics ou le théâtre, affirme-t-il, sont des espaces politiques, et monter sur la table d’un café pour y faire un discours est un acte architectural majeur. Si le point de départ n’est pas neuf — les grands chantiers politiques s’étant toujours saisis de l’architecture pour organiser le contrôle ou l’émancipation des populations —, la thèse l’est davantage : il s’agit de penser une « anarchitecture » qui ne planifie plus mais invente des espaces ouverts susceptibles d’accueillir les luttes. 



 

« Dans quelle mesure l’espace public a‑t-il influencé la Révolution à Paris ? » : c’est sur cette « intuition » que s’ouvre votre livre. En quoi l’organisation de l’espace serait en elle-même politique ?
L’architecture est la base du politique. Jusque-là, s’il a été question de l’architecture en philosophie, on l’a seulement trop souvent étudiée comme objet esthétique. Or l’architecture n’est pas un simple décor ou cadre aléatoire. On ne peut pas décrire et analyser le déroulement des événements sociaux et politiques sans recourir à elle. Je pars d’une constatation faite en étudiant l’histoire des espaces publics : une révolution connaît deux types de dramaturgies, à savoir l’assaut sur le palais du souverain et le renversement de la statue du souverain sur la place de la ville. Ce dernier modèle a vu le jour à Paris, du 11 au 13 août 1792 : les masses révolutionnaires arrachent les statues de Louis XIV et Louis XV sur la place des Victoires, la place Vendôme et la place Louis XV — rebaptisée place de la Révolution, et aujourd’hui place de la Concorde. 100 ans plus tôt, ces lieux n’existaient pas à Paris. L’irruption de ces masses humaines, politiquement motivées, leur débordement sur les places et les rues ne se réduit pas à des questions de densité démographique ou de répartition topologique. Si la Révolution française passe pour la première sortie brutale d’un grand nombre de personnes hors des espaces clos, il a fallu pour cela qu’existent des espaces publics nouvellement bâtis.
   De même, de nombreuses places comme la place Alexander à Berlin, la place Tahrir au Caire, la place de l’Indépendance à Tunis ou la place Maidan à Kiev sont issues de ces architectures parisiennes. Sans l’existence de ces lieux, les manifestations de masse qui ont provoqué les révolutions n’auraient pas pu survenir. C’est le but de mon approche philosophique de l’architecture que de déterminer le rôle qu’elle a pu jouer dans les événements sociaux. Bien sûr, l’extension des espaces publics n’a certainement pas, à elle seule, causé les révolutions. Prétendre cela serait tout aussi faux que de dire, à l’inverse, qu’ils en ont été les contenants neutres. Mais ces espaces ont certainement donné forme aux événements et donc rendu possible la révolution. L’architecture n’est ni le « médium » ni le « théâtre » de la révolution ; sa puissance consiste à concevoir des nouvelles possibilités, à rendre possible. Elle est une ressource publique.

Dans Surveiller et punir, Foucault a montré comment les techniques du pouvoir moderne avaient investi le domaine architectural : les écoles, les hôpitaux, les usines, les prisons étaient désormais conçus comme des dispositifs disciplinaires — ce modèle triomphant dans le célèbre panopticon1. Par quelles formes architecturales passent aujourd’hui le contrôle et la surveillance ?
J’ai conçu ce livre un peu comme une réponse à Foucault. Il a beaucoup parlé de l’architecture, dans son Histoire de la folie à l’âge classique, dans laquelle il parle du « grand renfermement », puis dans Surveiller et punir ou dans Naissance de la clinique, sans avoir consacré d’ouvrage à cette question. Je crois que la ligne qu’il dessine reste assez claire et valable. Ça commence avec les grandes forteresses et les châteaux forts, qui sont remplacés par les palais au XVIIe siècle. On passe des donjons aux prisons, qui s’avèrent bien moins mortelles et où l’on trouve moins l’idée de torture que d’éducation sociale et de moralisation : elles sont plus aérées, ont plus de lumière… Il y a alors une tendance aux espaces transparents et hygiéniques, et on aperçoit déjà Le Corbusier à la fin de ce développement. Ce sont des lieux où il faut se comporter selon les normes de la société, où la vie ne paraît et n’a de place que dans la mesure où elle est déjà produite par la norme.


 

Gordon Matta-Clark

Mais aujourd’hui l’architecture est beaucoup plus fine et techniquement plus avancée : on n’a plus besoin de prisons ou d’écoles pour former les gens, pour les faire agir, penser ou sentir dans la direction du pouvoir et du gouvernement. En d’autres termes, l’architecture n’exerce plus tellement son pouvoir par la répartition de l’espace social, de l’allocation, de l’aménagement du territoire — même si cette dimension n’est pas du tout négligeable. Elle s’intègre dans la subjectivation et dans la biologie. Les corps y sont des chiffres ; les intelligences des états. L’architecture s’insinue dans les manières de se voir et de se former soi-même, d’être en contact avec les autres. La surveillance se construit par exemple par des techniques vidéos : on ne sait jamais si la caméra de notre ordinateur est allumée ou éteinte, on laisse une trace de nous depuis chaque appareil qu’on utilise. Il n’y a plus de dehors, plus d’au-delà, plus de désirs profonds ou de puissances de faire autrement ; au contraire, même, car ces nouvelles architectures et infrastructures de la surveillance exercent sur nous une grande tentation. La surveillance s’est intensifiée et il est plus difficile d’y résister, de trouver un espace libre.

  Foucault a donc raison de décrire l’architecture comme une technologie de pouvoir, contre les autres approches qui existaient jusqu’à son livre et qui la concevaient comme un art ou comme un langage. J’ai même poursuivi ses réflexions jusqu’à Giorgio Agamben, qui considère que nous vivons aujourd’hui principalement dans des camps, des camps de concentration 2. Pour lui, notre vie, nos corps sont aujourd’hui à la disposition des grands appareils, sont investis politiquement et biologiquement. Je suis d’accord avec ça, mais ce que je voulais montrer de plus, c’est que l’architecture peut aussi jouer un rôle dans les mouvements d’émancipation et de libération. Il y a à ma connaissance un seul texte très tardif de Foucault 3 où il réfléchit sur cette possibilité. Il y considère certaines architectures utopiques du XIXe siècle, en disant qu’elles ont pu être imaginées comme libératrices. Il ajoute qu’il peut par exemple y avoir des architectures pour toute sorte de pratiques érotiques libres. Mais finalement, pour lui, cette disposition dépend toujours de la pratique des gens et jamais de l’architecture elle-même. Pour moi, les pratiques libres de l’érotisme ou de l’amour dépendent de certaines infrastructures. Par exemple, les darkrooms que fréquentait Foucault sont aussi des architectures spécifiques qui ont rendu possible ces relations-là.

Des lieux dédiés à la maîtrise des foules et pensés par le pouvoir pour rendre impossible l’émeute ont été réemployés par des mouvements révolutionnaires 4 : la colonne Vendôme lors de la Commune de Paris ; les artères haussmanniennes en mai 1968 ; les Champs-Élysées avec les gilets jaunes. Comment se fait-il que de tels lieux ou monuments soient ainsi réappropriés ?
Dans un souk ou dans le Paris des petites ruelles médiévales, il était impossible pour des centaines voire des milliers de gens de s’assembler, de se percevoir mutuellement et de former un mouvement de cette ampleur. Il faut donc d’abord analyser ces endroits à partir de ce qu’ils permettent physiquement. Deuxièmement, les lieux destinés à la discipline, au contrôle ou même à l’humiliation — car l’architecture de la ville, dans ces dimensions-là, est une violence symbolique —, appellent des réponses violentes. Troisièmement, il est vrai que les foules se réapproprient de tels lieux, mais elles font plus qu’y habiter, développer leurs routines, appliquer leurs décors ou bricoler ici où là. Certes les usagers dépendent toujours des actes architectoniques qui sont à l’origine de ces espaces, c’est-à-dire leurs structures préconçues et préprogrammées par les architectes, les ingénieurs sociaux, les politiciens. Pour autant, quand, en 1789, Camille Desmoulins monte sur la table pour haranguer la foule et crier « Aux armes ! », quand il déclenche ainsi le mouvement qui va démolir la Bastille, il ne se contente pas de se « réapproprier » un espace, il opère à son tour un véritable acte architectonique qui agit comme un nouveau principe d’usage. Car il y invente la tribune, typiquement moderne, qui fait passer les autres personnes présentes dans le Palais Royal d’un public dispersé à une masse politique constituée. De manière générale, quoiqu’elles soient toujours des manifestations de la planification humaine, les configurations architecturales excèdent toujours les intentions, les plans, les significations de leur architecte. Chaque analyse qui cherche à révéler de ces espaces leur ordre, leur signification et leur finalité fonctionnelle, est donc erronée.





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La place est un espace particulièrement intéressant en ce sens car sa fonction a évolué de manière contradictoire au gré du temps et des pouvoirs. Ce sont d’abord les municipalités républicaines du nord de l’Italie qui les ont instituées à la fin du XIIe siècle, d’après l’exemple antique, pour développer de nouvelles formes de vie civile. Dans cette perspective, elles peuvent être considérées comme autant de carrefours dans un réseau de chemins différents : la place ouvre des options de mouvement et supprime ses divers modes d’appropriation, elle transforme la coexistence en union. Ainsi, les « Piazzas » de Venise, Florence, Sienne et Pise sont des manifestations de mouvements républicains et témoignent de la germination de la souveraineté populaire. Par la suite, un nouvel élément architectural est apparu sur la place, à savoir le monument central ; l’arrivée des statues, à Florence, s’observe justement au moment du passage de la constitution républicaine à la constitution princière. En occupant le centre de la place, la statue équestre de Cosimo sur la Piazza della Signoria, par exemple, empêche les formes d’utilisation républicaines de l’espace et transforme le vide central en un lieu de propagande aristocratique. C’est ce qu’on a appelé « l’esthétisation » — mais qui signifie concrètement l’occupation, par des monuments réactionnaires, d’un espace ouvert laborieusement disputé. À Berlin, quelque chose de similaire est en train de se produire avec la reconstruction du château au centre de la ville. On ne peut pas comprendre l’organisation architecturale d’une communauté si on ne l’apprécie pas à partir de son investissement par différentes forces politiques.

À la suite de la place urbaine, vous décrivez successivement le parc, la rue ou encore le cimetière comme autant d’« exceptions », rompant avec l’architectonique du pouvoir et ouvrant « la possibilité d’événements révolutionnaires ». Qu’en serait-il des ronds-points, tels qu’ils ont pu être appropriés par les gilets jaunes ?
Les carrefours et les ronds-points sont des nœuds de communication qui ont inévitablement un potentiel public. Ça n’est pas un hasard si ces lieux-là ont été investis. Si la plupart du temps les villes ou les villages ont été construits sans espace public — les places sont plutôt une exception dans l’histoire architecturale mondiale —, on n’a jamais pu éviter d’en faire aux carrefours. Je crois que ce livre répond un peu à ce mouvement qui transforme les routes communicationnelles en lieux de manifestation pour ceux qui n’ont pas été écoutés avant, qui ont eu l’impression de ne pas avoir eu de voix dans le système politique français. Mais je ne soutiens pas automatiquement ce mouvement : il y a une tendance dans la philosophie politique française à considérer que chaque mouvement social, chaque émeute, chaque révolte est d’emblée bon — c’est le cas selon moi du philosophe George Didi-Huberman, qui a fait une exposition et un livre 5 sur l’insurrection. En Allemagne, où l’extrême droite descend tous les lundis dans les rues, comme ça a déjà été le cas dans les années 1920, la philosophie politique est plus prudente et ne fait pas aveuglément l’éloge de la masse. Certes, depuis la Seconde Guerre mondiale, par exemple chez la deuxième génération de l’École de Francfort, la philosophie politique allemande a peut-être été trop étatiste, trop réformiste, elle n’a pas vraiment posé la question de la démocratie. Mais il faut savoir distinguer les mouvements qui tendent vers la libération, vers des manières de se comporter proprement libératrices, et non pas machistes ou antisémites. Car il y a aussi des insurrections réactionnaires. La façon d’utiliser l’espace public en dit beaucoup, et peut-être davantage que le traitement médiatique, sur la direction d’un mouvement. Le public tel que je le défends dans mon livre est inclusif — contre la violence et contre les comportements machistes ou racistes dans les rues.

Vous opposez la conception de l’espace public que vous défendez à la réflexion actuelle sur le bien commun, que vous critiquez en partie. Pourquoi cette distinction ?
Elle est essentielle. Les gens qui travaillent sur la notion de bien commun ont vu quelque chose de similaire à ce que je souligne et pour lequel je lutte. Mais il faut être net dans les concepts. Le bien commun reste attaché à l’idée de communauté, or la communauté est formée de ceux qui ont une place et une voix, de ceux qui comptent déjà, qui ont un nombre et un nom, une identité, qui font partie d’un ensemble établi et identifiable. Il y a des communautés constituées, mais la démocratie consiste à ouvrir des ressources publiques pour ceux qui n’ont pas encore de place. Car les communautés ont tendance à se refermer sur elles-mêmes et à devenir fascistes — la construction d’un « nous » exclusif impliquant la destruction du « vous », et surtout de l’« Autre » qui n’a pas d’identité valide. Ça a été une faute conceptuelle faite, entre autres, par Jürgen Habermas et Hannah Arendt, qui développent leur conception de l’espace public à partir d’une fausse étymologie : ils rapprochent le terme « public » du mot grec koinôn, qui correspond à la communauté, alors qu’il faudrait plutôt le lier étymologiquement au theatron, qui désigne « ceux qui se sont rassemblés pour voir » et qui incluent « ceux qui ne sont pas le peuple » — les esclaves, les femmes, les immigrés —, mais qui font aussi partie de ce public. Il faudrait donc trouver une architecture qui établisse des infrastructures pour le public, c’est-à-dire pour tous, même ceux qu’on ne connaît pas, ceux qui n’ont pas de voix, qui n’ont pas d’identité. Contre cette notion de communauté, j’essaie d’amplifier l’idée de ressource publique, dont la mise en forme serait la tâche de l’architecture.



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Le sens de ce public-là n’est alors plus le même que celui qui est produit par une forme étatique…
Depuis le XVIe siècle et la traduction par Jean Bodin du latin res publica en « État », on confond usuellement les notions d’État et de public. Bien sûr, le public peut bénéficier des « services publics » qui lui sont dédiés, et c’est une bonne chose que l’État mette à disposition des friches ou des toilettes — ou quoi que ce soit. Mais tels qu’on les conçoit le plus souvent, les services publics sont adressés aux citoyens d’un État ; ils ne fonctionnent donc que dans le cadre d’un État. Or le public dont je parle inclut aussi ceux qui ne sont pas citoyens. On n’a pas suffisamment vu que la communauté et la citoyenneté ne sont pas identiques au public. Jusqu’au siècle dernier, les femmes n’étaient pas considérées comme citoyennes au sens politique du terme. Et depuis 20 à 30 ans, on a vu émerger de larges mouvements d’émancipation qui ont lutté pour les droits de groupes n’étant pas inclus dans la communauté sociale, économique ou politique. En ce sens, l’idée de démocratie radicale devrait aussi interroger ce qui est conçu comme communauté dans le communisme, et par là, l’idée même du communisme : le communisme soviétique n’a pas été suffisamment internationaliste parce que ceux qui faisaient partie du peuple étaient toujours définis économiquement ou ethniquement.

À « l’idéologie planificatrice de l’architecture » que vous critiquez, vous opposez une architecture émancipatrice que vous qualifiez d’« anarchitecture ». Pourtant, un projet tel que celui du Bauhaus en Allemagne dans l’entre-deux guerres se voulait révolutionnaire tout en passant par des traités et une théorie de l’architecture. Est-ce qu’il faut renoncer à toute planification pour imaginer un acte architectonique émancipateur ?
J’oppose ce que j’appelle « l’architectonique » — définie par Emmanuel Kant comme l’art des systèmes — à l’architecture proprement dite. L’architectonique implique l’idée qu’un ordre rationnel prédétermine les buts et les objectifs, les moyens et les fonctions ; elle cherche à recouvrir toute forme de contingence et d’autonomie individuelle. Ainsi conçue, l’architecture devient un système, un programme, une structure, qui opère comme la loi fondamentale de notre existence et de notre force d’agir. Notre action se voit alors réduite à l’alternative entre se conformer, réaliser le plan, y compris dans la dimension créative de l’appropriation, ou se « mal » comporter. De la même manière, le Bauhaus était dominé par le discours du plan, par l’idée d’une programmation sociale. Il croyait non seulement pouvoir prévoir mais même planifier le futur, par le tableau complet de la société, la calculabilité de la circulation, de l’évolution, des fonctions, etc. Il était basé sur le postulat rationaliste selon lequel chaque homme éclairé devrait être d’accord avec le consensus rationnel de principe, matérialisé par l’architectonique. Or de telles présuppositions éliminent toute ouverture de l’horizon, et avec elle toute potentielle émancipation… Elles suggèrent qu’on peut se passer d’un vrai processus d’accord et impliquent donc qu’on nie l’humanité de ceux qui ne s’y conforment pas. L’erreur du Bauhaus a consisté à croire que l’émancipation se jouait au niveau du plan, des paramètres et de la classe, mais pas au niveau du singulier. Or l’émancipation est singulière ou elle n’est pas.
   Je tente d’exposer ce que pourrait être une « anarchitecture », une architecture qui ne soit pas une architectonique, et qui permette une vie plus libre, plus démocratique, une vie an-archique dans le sens de sans gouvernement : une architecture qui ne soit pas celle qui gouverne les gens mais celle qui les aide, qui est pour eux une possibilité, une ressource. Par exemple, pour l’exposition « Making Things Public » coordonnée par Bruno Latour et Peter Weibel en 2005 à Karlsruhe, en Allemagne, j’ai présenté le modèle d’un parlement utopique, construit avec des amis architectes, le bureau « Hütten und Paläste » 6. Notre modèle reposait sur deux principes : premièrement la possibilité de s’assembler de différentes manières, sans former d’unité et se conformer à « l’idée de l’Un » 7, incluant ainsi une pluralité des corps, des perceptions, de manières de s’articuler ; et deuxièmement, des parcours d’un public dispersé, ouvrant la possibilité de flâner, d’observer ou d’intervenir, sans avoir de titre ou d’identification particulière, ce qui ouvre l’assemblé à « n’importe qui », au public sans nombre, et aux sujets et thèmes qui n’ont pas encore de place dans le discours, dans le débat légitime.




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De nos jours, alors même qu’il y a un désir de rendre la ville disponible à tous et toutes, son utilisation reste inégale, et notamment en fonction du genre : hommes et femmes ne fréquentent pas les mêmes espaces ni de la même manière. Que peut l’architecture pour rendre l’espace égalitaire ?
Le meilleur exemple pour le comprendre est l’histoire du restaurant. Le restaurant a été inventé dans l’espace parisien au XVIIIe siècle, autour du Palais royal. Les cafés existaient depuis longtemps dans les marchés et des tricoteuses y allaient. Mais les restaurants, ces lieux où l’on se restaurait avec des soupes ou des bouillons, accueillaient plutôt des femmes de la haute bourgeoisie en raison du grand luxe qu’il y avait à l’intérieur. Cela leur a permis de se rendre en ville et de dialoguer, d’être en contact avec d’autres personnes. Il s’agissait d’espaces intimes, de classe et de luxe, mais qui étaient en même temps des espaces publics, bien que restreint — le public n’est pas toujours les masses. Et ce sont eux qui ont assuré la présence de ces femmes dans les premières manifestations de la Révolution française ! Si la marche des femmes vers Versailles a en retour acquis une certaine légitimité, c’est aussi parce que c’était en partie des femmes de la haute bourgeoisie ou même de l’aristocratie qui avaient été appelées depuis le restaurant vers la rue. Il faut donc laisser marcher son imaginaire architectural pour former des architectures qui ne soient pas machistes, comme ça a été le cas pour ces femmes au XVIIIe siècle.
   Si cela ne fonctionne pas aujourd’hui, c’est d’abord à cause de l’architectonique telle que je la décris, qui imagine qu’on naît avec une identité et les fonctions qui en découlent nécessairement. C’est dans ce sens que Jacques Rancière critique l’approche sociologique de Pierre Bourdieu : pour ce dernier, on devrait pouvoir définir une fois pour toutes des identités et établir un tableau d’ensemble, à partir duquel mener une politique ou une architecture multifonctionnelle adaptée à ces identités. Comme s’il n’y avait pas de transgressions de classe, comme s’il y avait des femmes, des hommes, des LGBTQ, des enfants, et des espaces correspondant à chacun. On peut au contraire imaginer des espaces adaptés pour tout genre, tout corps, tout désir ou sensibilité, mais qui soient néanmoins des espaces ouverts, des sortes de membranes, permettant aux différentes formes de vie de s’ouvrir à d’autres sociabilités.


La théorie architecturale reste essentiellement urbaine. Pourtant, vous soulignez qu’il serait réducteur de s’arrêter là. Marx affirmait dans Le 18 brumaire de Louis Bonaparte qu’il serait impossible à la société paysanne de devenir un agent révolutionnaire à cause du caractère dispersé de ses membres, de leur manque de rencontres. Cette analyse tient-elle encore ?
Oui. En ville aussi, d’ailleurs. Ce qui me frappe en Suisse — qui est pourtant souvent considérée comme proche d’une démocratie directe —, c’est qu’il n’y a quasiment aucun espace construit pour que les citoyens se parlent. Il y a dans certains cantons des prés ou des pelouses que l’on peut utiliser pour cela, mais il n’y a pas de lieux de rencontre prévus comme tel. Les mairies restent des lieux d’administration et de pouvoir central, et non des lieux démocratiques. Dans la plupart des villes et des villages, l’église reste le seul endroit où une communauté se rassemble. On y entre en tant que membre d’une communauté religieuse et les comportements sont prescrits par les autorités religieuses — qui peuvent parfois être tolérantes, bien sûr. Mais dans une société laïque, chaque village devrait avoir un lieu de rencontre, une salle où tous les samedis les gens qui veulent se rencontrer et se parler se voient, où ils puissent organiser des événements et échanger sur ce qui est nécessaire à la communauté. On a beaucoup négligé cet élément. Souvent, ce sont les bars qui s’en chargent, mais dans pas mal de petits villages un bar ne peut plus fonctionner économiquement. Si l’on vit à la campagne, on ne doit pas avoir besoin d’une ville à proximité pour voir des gens. J’ai vu dans certains endroits, en Grèce ou en Allemagne, des restaurants qui ne fonctionnaient plus être rachetés par les citoyens du village qui le géraient ensuite de manière communautaire. Si la France ou l’Allemagne étaient de vraies démocraties, il devrait y avoir dans chaque village un lieu de rencontre entre citoyens pour qu’ils forment leur opinion, qu’ils échangent des arguments et forment des lois : ça me semble la première tâche à entreprendre.



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Vous insistez sur l’aspect sensible de nos interactions avec l’architecture. En quoi l’architecture, en organisant les contacts physiques, les rencontres corporelles, permet-elle des modes d’expression différents ?
Les moments d’expression se passent beaucoup en extérieur, en ville, mais d’autres espaces publics existent et les espaces de rencontre les plus importants ne sont pas nécessairement dans le centre-ville. Les véritables rencontres — lorsque vous rencontrez quelqu’un qui n’est pas déjà connu de votre famille ou de vos proches — ont souvent lieu dans des espaces publics différents. Ça peut être la plage. Si la plage est un espace où l’on peut faire des rencontres, c’est parce qu’on s’y exprime, bizarrement, contre les normes sociales — celles qui nous disent comment s’habiller, se comporter. La fainéantise, le non-travail, la festivité du corps y sont visibles, un peu de la même manière que dans les thermes pour les Grecs et les Romains. Ce sont des lieux de rencontre et d’expérimentation qui permettent, grâce à un élément inhabituel, l’eau, la mer, de prendre des distances vis-à-vis des normes et d’interroger les notions d’exhibition, d’intimité, etc. Contrairement à cet index socio-économique que constituent les vêtements, nous sommes là presque nus, en maillot, et la manière dont la société forme les corps ou les vêtements ne joue plus vraiment. De tels espaces sont donc socialement très importants mais malheureusement, ils sont en déclin. On a beaucoup négligé le potentiel de tels espaces pour que de nouvelles rencontres se forment. Je n’ai rien contre le cadre familial, mais il cloisonne les individus dans l’espace prescrit pour eux au moment de leur naissance. Si j’énumère dans le livre une vingtaine de lieux qui ont joué un rôle dans l’espace public au XVIIIe siècle, ce n’est pas pour dire que ce sont ces espaces qui seront forcément les clés pour l’avenir, mais plutôt pour encourager une certaine inventivité, une certaine imagination pour rendre possible l’émancipation.

Dans cette conception très corporelle de la démocratie, où le contact serait nécessaire à la discussion, les formes dématérialisée de débat semblent constituer une impasse…
On a trop fait l’éloge de la « e‑démocratie », du rôle des « réseaux sociaux » ou d’Internet dans les mouvement sociaux ces derniers temps. Il est vrai que les gens peuvent plus facilement se concerter, échanger leur avis ou se renseigner avec les moyens digitaux d’aujourd’hui qu’avec les tracts et les pamphlets du XVIIIe siècle. Pourtant, leur rôle reste le même, à savoir celui de moyen de communication. Une révolution ne se passe ni à la télé, ni sur Internet. Pour qu’une révolution ait lieu, il faut prendre la rue, se rassembler dans une place et casser la porte du pouvoir. Pour que la démocratie se réalise, il faut la concevoir à un niveau plus physique, plus somatique que ne l’a fait la théorie délibérative. Il ne s’agit pas seulement d’échanger des arguments, de former un discours ou une décision rationnelle, mais de rendre visible des corps qui ne se laissent pas encore représenter. Pour cela, il faut trouver une architecture qui invente de nouveaux espaces et favorise les rencontres en-deçà des clichés et des pré-constructions sociales. Sinon, il reste les carrefours et les ronds-points…

Photographie de bannière : Gordon Matta-Clark


NOTES

1. ↑ Le panoptique est un modèle d’architecture carcérale imaginé par le philosophe anglais Jeremy Bentham au XVIIIe siècle. Les cellules sont organisées sur un plan circulaire autour d’un poste de surveillance, afin que les détenus se sachent à tout moment surveillés, même si aucun garde n’est réellement en train de le faire. Ce modèle a inspiré à Michel Foucault ses réflexions sur la société disciplinaire, qu’il développe dans Surveiller et Punir : à la répression mise en spectacle sous l’Ancien régime, succède un régime politique de surveillance généralisé par le biais d’un contrôle social exercé par chacun sur tous.
2. ↑ Voir Moyens sans fins, Paris, Payot et Rivages, 1995 et Homo Sacer, vol. I : Le Pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, 1997.
3. ↑ Michel Foucault, « Espace, savoir et pouvoir » [1982], texte n° 310 dans Dits et écrits, t. II, Gallimard, 2001.
4. ↑ Walter Benjamin met en évidence l’importance de l’architecture dans le contrôle des foules à partir de l’exemple parisien dans son essai Paris, capitale du XIXe siècle. Pour lui, « l’idéal de Haussmann, en matière d’urbanisme, c’étaient les perspectives ouvertes à travers de longues enfilades de rues. […] Le véritable but de Haussmann était de protéger la ville contre la guerre civile. Il voulait rendre à jamais impossible l’érection de barricades à Paris. […] Haussmann pense y faire obstacle de deux manières. La largeur des boulevards doit interdire la construction de barricades, et de nouvelles percées doivent rapprocher les casernes des quartiers ouvriers. Les contemporains qualifient le projet d’embellissement stratégique. […] La barricade renaît pendant la Commune. Elle est plus puissante et mieux gardée que jamais », Allia, 2003.
5. ↑ Georges Didi-Huberman, Désirer, désobéir, vol. 1 : Ce qui nous soulève, Paris, Minuit, 2019.
6. ↑ « Cabanes et palais ».
7. ↑ Cette idée renvoie, dans Le Discours de la servitude volontaire de La Boétie, à l’unité fantasmatique d’une « société toute rassemblée et possédant une seule et même identité organique », Claude Lefort, « Le Nom d’Un », dans Étienne de La Boétie, Le Discours de la servitude volontaire, Payot, 1976, p. 292. Le pouvoir ne se maintient que grâce à cette image illusoire mais séduisante d’un « corps » social homogène et unifié.




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