Haute-Marne : une histoire de trains, épisode I

Les villageois s'attardaient au seuil de leurs maisons. Au loin, roulaient des trains, qui clamaient des cris éperdus. Les femmes se penchaient vers l'ombre, incurablement tristes de n'avoir pas connu les beaux départs. Et quand le train était passé, elles prêtaient encore l'oreille : la grande plaine d'été chantait sur les grillons, les grenouilles et le silence. Elles pensaient alors qu'elles étaient nées de ce village, qu'elles avaient vécu comme leurs mères, ni heureuses, ni malheureuses et qu’après tout, il n' y avait rien à redire à cela.
Marcel Arland, Terres étrangères, Varennes, 1923.

La ligne Langres-Poinson-Beneuvre




Autrefois
  En France, les premiers chemins de fer sont construits dans la région de Saint-Etienne en 1828. Les trains étaient alors remorqués par des chevaux. 
  Vingt ans plus tard, les locomotives à vapeur tirent voitures et wagons à une vitesse de 60 km/h. Progressivement le territoire se couvre de lignes de chemin de fer. Toutes les grandes villes réclament l'installation d'une gare espérant remédier au mauvais état des routes.



  En 1846, les lignes Paris-Strasbourg et Paris-Dijon-Mulhouse évitent la Haute-Marne département industriel qui possède des mines de fer et fait venir du charbon pour ses hauts fourneaux. 
  C'est seulement en 1852 que la ligne de chemin de fer de Vitry-le-François à Gray est autorisée et se pose du nord au sud du département. En 1853, la construction de la ligne Paris-Mulhouse par Langres est concédée. Cinq ans plus tard, les trains circulent sur ces deux lignes avec une section commune de Chaumont à Chalindrey. 
  Le trajet Langres-Dijon prévu en 1861 ne se réalise que 16 ans plus tard. La guerre de 1870 a retardé les travaux.



Historique   1873 voit la déclaration d'utilité publique pour une ligne qui passe par la Grange au Prieur, se dirige vers Saints-Geosmes et revient vers le champ de foire avec une gare à Bel Air. Une prolongation sera possible sur le plateau. Un an plus tard, le projet Langres-Recey est étudié pour raccorder cette ligne à celle d' Is-sur-Tille à Châtillon également prévue.
  Bientôt, malgré les protestations des Langrois, le tracé se précise avec de nouveaux plans. On abandonne l'idée de gare sur la place Bel Air. La ligne qui nous intéresse rencontrera l'autre à Poinson-Beneuvre.   En 1878, une enquête est lancée par voie d'affiches. Les conseillers municipaux étudient le tracé retenu et les projets de stations.
  Tous les villages de la région sont consultés de Mardor à Balesmes et Noidant-Châtenoy... Saints-Geosmes est oublié. Les avis émis sont variés et peu écoutés par l'administration. La Compagnie de l' Est, concessionnaire, essaie de mettre en valeur les projets les moins coûteux. Les militaires refusent le tunnel prévu vers Poinson.   Les travaux commencent en 1880.



   La ligne se construit, contournant la colline des Fourches et desservant la gare de Langres-Ville.
  Sur le plateau, la voie suit  à peu près la ligne de partage des eaux puis descend à Poinson-Beneuvre. Les ouvriers entaillent la roche calcaire et remblaient les endroits argileux. Le travail se fait surtout à la main et à la brouette. Les gares et les barrières sont construites en pierre de Bugnières, Carrières Gentil. 
  En trois ans tout est terminé.
  En septembre 1883, trois trains fonctionnent dans chaque sens mais il y a trop peu de voyageurs. Celui du matin est supprimé après quelques mois d'exploitation pour raison économique.
  En 1908, le Conseil général fait étudier sans suite le projet de transformation de la ligne en voie étroite.
  En 1934, la Compagnie de l'Est ne veut plus exploiter cette ligne à faible trafic. Les 40 villages proches sont consultés. Tous refusent la suppression. Cependant, pour l'armée, cette ligne permettrait de ravitailler ou d'évacuer Langres en cas d' attaques ennemies venant de l' Est. Elle sera donc conservée pour des raisons stratégiques.
  En 1938, à la création de la SNCF, la ligne est affermée à la Société Générale de chemin de fer économique puis CFTA. Cette entreprise supprime des emplois dans les gares ; les barrières peu fréquentées sont abandonnées et l'entretient des voies et bâtiments est confiée à une équipe volante.


 La ligne pendant la guerre 1914   Au mois d’août 1914, de nombreux mobilisés ont été obligés de partir par cette ligne. Ils quittaient leur famille, leur travail, pour de longues années de souffrance. Beaucoup ne reviendront pas.
  En 1917, les soldats américains arrivent au secours de la France. Ils s'installent dans tous les villages de la région.
  La concentration la plus importante sera à Bourg. Un camp est créé au nord du village. Sont déposés des quantités énormes de matériel venu d' Outre-Atlantique : caterpilars, camions, camionnettes, voitures, vélos et pièces de rechange.


  Au printemps 1918 arrivent à Brennes et Bourg quelques mystérieux engins venus par le chemin de fer. Les premiers ont été débarqués entre Saints-Geosmes et Brennes et conduits nuitamment au bois de Marne où ils s'abritent des regards indiscrets. Ce sont de petits tanks Renault portant 2 hommes et armés d'une mitrailleuse ou d'un canon de 37 mm. Leur nombre va croître. Tout l'été les soldats américains s'entrainent au maniement de ces machines sous la direction du capitaine Patton, libérateur de Saint-Dizier en 1944 avec le grade de colonel.   
  Le 1er septembre, ils viennent se ranger à proximité de la halte de Brennes et du passage à niveau du chemin stratégique. En pleine nuit, sous la pluie, opération délicate, on embarque 74 tanks. Ils partent pour une destination inconnue. On apprendra plus tard qu'ils ont été les triomphateurs de Saint-Mihiel et qu'ils sont allés hâter la victoire dans l' Argonne.




Les michelines
  Entre les deux guerres, pour des raisons d'économie, les chemins de fer invitent les constructeurs à créer des moyens de transport plus légers.
  Renault et Bugatti exécutent de nouveaux et beaux véhicules sur rails.
  Dès 1931, la société Michelin étudie un autorail appelé Micheline et équipé de pneus. Cette machine, de couleur marron, type 11 à 24 places tractée par un moteur Panhard ressemble à un camion. Elle fonctionne à l'essai en 1932. Retirée du service en 1938, la machine finira ses jours, garée au dépôt de Poinson-Beneuvre. Elle sera désossée par les bricoleurs pendant la guerre. D'autres modèles la remplaceront.
  Les "Michelines" faisaient un aller et retour depuis Langres le matin et un autre le soir. Au début de la guerre, elles fonctionnaient au gazogène. Un déraillement dans le bois d' Aujeurres en 1941 provoqua l'arrêt de ce moyen de transport léger sur la ligne.
  Les autorails transportaient voyageurs, courrier et petits colis. En outre, 4 fois par semaine, un train mixte parcourait la ligne pour tirer les wagons de marchandise. 
  À cette époque, aux passages à niveau de Lamargelle, Musseau et Saints-Geosmes, les voyageurs sont pris en charge par le chemin de fer.

Été 1944
  Sur la fin de la guerre, les maquisards essaient d'arrêter la circulation des trains. Des sabotages ont lieu au château d'eau et sur les locomotives à Poinson, un train chargé de produits de l' entreprise Nozal de Praslay déraille et prend feu, la station de pompage de Vaillant est brisée plusieurs fois. 
  Des ponts sautent. Celui sur la nationale près de Hûmes est ébranlé. Mais l'administration allemande fait réparer et parvient à maintenir la circulation jusqu'au 19 août 1944 soit trois semaines avant la libération.

Après la guerre
  Les locomotives 130B assurent la traction des trains. Leur tender qui contient 7 m3 d'eau n'a pas la possibilité de produire beaucoup de vapeur. Si rien ne vient contrarier la marche du train, il arrive au terminus et peut faire un nouveau plein d'eau.
  Parfois, dans la montée en virages entre la Bonnelle et Saints-Geosmes, le train patine, rampe de 15%. Alors la loco abandonne sur place la moitié des wagons, conduit l'avant du train en gare de Flagey et revient chercher le reste avant de continuer le voyage.  Il fallait parfois 5 heures pour atteindre Vaillant.
  D'anciens habitants d'Aprey racontent aussi qu'une fois au retour de Langres, le train s'arrêta dans un bois entre Saints-Geosmes et Flagey. Le chauffeur qui n'était pas dans un état normal avait laissé faiblir le feu de la locomotive au point qu'elle ne donnait plus de vapeur. Les voyageurs sont descendus du train, se sont mis  à la recherche du petit bois mort dans la forêt et ainsi ont pu faire repartir le convoi... d'autres fois, en hiver, le vent du plateau a soufflé si bellement que la neige a formé des congères et le train de ralentir, ralentir, voire s'arrêter. Employés et hommes des villages voisins dégagent alors la voie à coups de pelles.
  Le voyage durait parfois si longtemps que le journal de Dijon publia un article se moquant de la ligne la plus lente de France.  Le record? 8 heurs pour parcourir 47 km!

Bernard Sanrey, Le petit train de la montagne haut-marnaise, de Langres à Poinson-Beneuvre, pp. 7-12, 1990.

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