Haute-Marne, Langres : l'inauguration de l' Hôtel de ville restauré, 5 mai 1895, fin


Dans ce conflit, la presse locale n'avait pas pris véritablement position. En revanche, le travail des ouvriers le dimanche souleva les protestations vigoureuses de la Croix.
   "Un groupe d'électeurs, écrivait le journal du 29 juin 1893, sont venus se plaindre vivement à nous de ce que, dimanche dernier, des ouvriers ont travaillé à la restauration de l' Hôtel de Ville... Les réparations de l' Hôtel de Ville se font au frais du public ; c'est une maison qui appartient au public. Or, pour une bonne partie du public, le travail du dimanche est une des plus graves insultes que l'on puisse faire à Dieu, l'une de celles pour lesquelles le châtiment ne se fait jamais attendre". 



   Il se trouva que le dimanche 3 septembre 1893, l'entrepreneur Gérouville travaillait sur le chantier avec un ouvrier, Henry Louis. Survint un accident : la poutre qu'ils s'apprêtaient à installer tomba et les entraina dans sa chute. Gérouville eut un bras cassé. Henry une blessure à la tête et de nombreuses contusions. La Croix en tira la morale et ne cessa d'interpeller Léon Mougeot. Le Spectateur ne pouvait rester coi. Il découvrit d'abord que la Croix avait été imprimée cet été-là le jour de l'Assomption ; pendant plusieurs numéros, il parsema ses colonnes de petits entrefilets : "La Croix a travaillé le jour de l'Assomption". Il justifia par ailleurs, le 24 septembre, le travail du dimanche : l' Hôtel de Ville devait être impérativement couvert avant l'hiver.
   La qualité des matériaux employés souleva également quelques questions. Ainsi des ardoises de la toiture. Le cahier des charges spécifiait l'utilisation d'ardoises violettes de Fumay ; prenant prétexte de délais trop longs de livraison, l' entrepreneur Argenton proposa d'y substituer des ardoises de Saint-Jean-de-Maurienne. La municipalité pris des renseignements auprès de l'ingénieur en chef des Ponts et Chaussées de Haute-Savoie : il en résultait que les ardoises savoyardes ne valaient pas celles de Fumay, elles-mêmes inférieures à celles d'Angers. Le 24 septembre 1893, le conseil mit en demeure l'entrepreneur de respecter intégralement le cahier des charges et de tenir le délai qui lui était accorder pour terminer les travaux, soit le 16 novembre. Il semble bien qu' Argenton ait obtempéré 29.

 

Ardoise violette de Fumay. B. Turquier/CG91/Collection École des Mines de Paris



Vue panoramique de l'ancienne ardoisière Sainte-Anne, vers 1900

   Une autre affaire éclata au cours de l'été 1894 : elle concernait les parquets. L'entrepreneur aurait fourni des lames dont un bon tiers n'était pas conforme aux prévisions. Une sous-commission de trois membres fut chargée de vérifier l'état des lames et le Conseil du 3 août chargea le maire de mettre le fournisseur en face de ses responsabilités. Cette sombre affaire entraina la démission de l'adjoint Wilhélem. Mais à la Croix, qui avait trouvé à ce départ des "causes graves", le Spectateur répliqua :
   "Les choses graves dont il s'agit ont pour origine des nœuds qui auraient été découverts dans les parquets destinés à la réfection de l' Hôtel de Ville... Mais les cléricaux qui cherchent à créer un scandale, où il n'y a rien, ont-ils bien songé que le public estime que les dits parquets seraient probablement sans nœuds s'ils n'avaient point fourré leur nez dans cette affaire?"30.

   Laissons-là cette histoire de parquet, si révélatrice cependant du niveau du débat politique et digne de Clochemerle. Il est une autre question que l'on ne peut pas se poser concernant l'ensemble de ces travaux. L'homme-clé fut l'architecte-voyer Eugène Durand. Comme on ignore tout de l'homme, il est difficile de la juger ; du moins son oeuvre a-t-elle finalement bien résisté au temps. Mais comment les milieux responsables ont-ils pu confier un travail aussi important à un ingénieur plus apte à diriger des travaux de voiries qu'à reconstruire et aménager l'intérieur d'un important édifice? Il semble bien en réalité que la municipalité, Léon Mougeot en tête, ait voulu rester entièrement maîtresse de l’œuvre. Elle y réussit Dans une lettre au préfet, le sous-préfet regrettait que les travaux de l' Hôtel de Ville soient présentés à l' approbation préfectorale par petits morceaux. Le plan d'ensemble qu'il souhaitait ne vint jamais, même si nous conservons les plans masses de Durand. Y eut-il d'autres projets soumis à la municipalité? Il ne semble pas 31.
  Pourtant des transformations très sensibles avaient été apportées au bâtiment du XVIIIe siècle : une toiture surélevée, un campanile massif perché au sommet du fronton en contravention avec les règles les plus élémentaires de l'esthétique, un nouveau batiment élevé à l'arrière pour abriter le cabinet du maire, le secrétariat et le bureau des commissions, sans compter la disposition intérieure entièrement revue, par suite de l'implantation du grand escalier central. La municipalité voulait aller vite ; quelques erreurs auraient pu sans doute être évitées si l'on avait élargi le cercle des spécialistes et des conseillers 32.


                    3. Autour de la fête

  La venue à Langres du ministre Dupuy-Dutemps devait donner de l'éclat aux festivités de l'inauguration du nouvel Hôtel de Ville. Elle nourrit en réalité le débat entre conservateurs et républicains, entre laïcs et cléricaux. La Croix du 9 mai 1895 donnait le ton :
   "M. le ministre du Commerce (sic) a visité Bouzey et les victimes du principales victimes du sinistre... Puis il est venu à Langres où des fêtes, hors de proportion avec l'évènement, mais parfaitement imaginées pour des intérêts individuels, lui avaient été préparées. Il a reçut les autorités en petit avocat d'une petite ville... Les gens de Langres et des environs ont eu des réjouissances : ils sont contents. Mais en ont-ils beaucoup de reconnaissance au Ministre qui en a été l'occasion, pas l'objet? J'en doute. Qu'est-ce qu'un ministre?Une étoile filante qui ne laisse pas trace d'elle-même".

   Il est vrai que la célébrité de Ludovic Dupuy-Dutemps n' a guère franchi les limites de son département d'origine, le Tarn. Né en 1847, décédé en 1928, il ne fut ministre que le temps du troisième cabinet Ribot, du 26 janvier au 1er novembre 1895. Il abandonna la vie publique en 1898. Un peu plus, Langres n'en aurait jamais entendu parler. Mais ce républicain progressiste avait été en 1893 rapporteur du budget des Cultes, ce qui suffisait à la marquer. Apprenant le 16 mai 1895 que le ministre souffrait d'une bronchite aiguë depuis son passage à Langres, la Croix y voyait comme un signe de la Providence :
   " Il n'eut pas honte, en 1893, de proposer la suppression des traitements de 27 archevêques ou évêques, de 188 vicaires généraux, de 569 curés et de 33 000 desservants, sous prétexte qu'ils ne sont concordataires. Dans le nombre des évêchés dont il demandait la suppression se trouvait celui même de Langres. Et ainsi il n'avait pas tenu à lui que l'évêque qui le faisait complimenter et les vicaires généraux qui lui portaient la parole de Mgr l' évêque ne fussent privés de leurs traitements".

  Parmi les notables reçus à l' Hôtel de Ville par le Ministre figurait en effet le vicaire général Ravry, représentant l'évêque Alphonse-Martin Larue, alors absent. Il présenta au Ministre les respects des prêtres des diocèses :
   " Ils saisissent avec empressement cette occasion de manifester leur respectueuse soumission à l'autorité civile, leur dévouement à la noble cause de la pacification et de la concorde dans la justice, l'ardeur des prières qu'ils adressent à Dieu pour la prospérité et la gloire de notre chère patrie".


   Au prélat qui s'était réjoui de la venue à Langres "d'un des chefs du gouvernements de la République", le Ministre fit une réponse diversement interprétée. Selon l'agence Havas, Dupuy-Dutemps aurait répondu "que la religion enseignait la soumission à la loi. Or, la République, a-t-il dit, c'est la loi". La Croix reprit à son compte les observations du journal la Vérité 33 :
   "La réponse de M.Dupuy-Dutemps paraitra sèche et maussade. 

  "Peut-être avait-il compris la leçon discrète contenue dans ce qu"avait dit le vicaire général en parlant de la concorde devant la justice.  
  "En effet, le gouvernement qui accable d'injustices tout ce qui tient au monde religieux, est très loin de nous offrir cette concorde-là".

   La semaine religieuse du diocèse de Langres du 11 mai 1895 préféra publier, "à quelques expressions près" l'intégralité des propos du Ministre :
   " Monsieur le Vicaire général, je vous remercie des paroles conciliantes que vous venez de prononcer.
   "J'en avais, du reste, été averti, dès hier soir, par une lettre, de Monseigneur l' Évêque de Langres qui me faisait connaître le sens de votre discours et m'assurait de l'adhésion du clergé de la Haute-Marne à la République.
   "Comment, d'ailleurs, élevé comme il l'est dans la discipline, le clergé, qui prêche l'obéissance aux lois, pourrait-il trouver bon qu'on porte atteinte à aucune?"

   Rencontre et discours traduisaient en réalité la situation plus que tendue qui existait entre l' Eglise catholique et le gouvernement républicain. Certes, le pape Léon XIII avait invité, en 1892, les catholiques français à rallier le régime républicain, et, à Langres, Mgr Larue et son grand vicaire Sébastien Herscher n'avaient cessé de donner des gages de leur bonne volonté. Mais les mesures prises contre les congrégations et les lois sur l'enseignement et la laïcité, plaçaient les ralliés dans une position fort inconfortable 34. La Croix de la Haute-Marne avait certes accepté les consignes pontificales ; elle ne s'en prenait plus au régime. Mais pourquoi ménager les hommes au pouvoir?

  Le Ministre fit les frais de l'ironie du journal. Racontant sa visite à Saint-Ciergues et à Humes, la gazette catholique évoquait " le coup de pied légendaire " par lequel Dupuy-Dutemps avait "éprouvé la parfaite solidité" du barrage nouvellement construit. Et d'ajouter :
   "À Humes, M.le Ministre descendit tout bonnement boire la bière chez M. Richert, directeur de la brasserie, et le champagne chez M.Ferrand, maire. Le champagne bu, M.Ferrand présenta la note à payer sous forme de demande pressante de halte à Humes. Naturellement, M. le Ministre promit et il ajouta par surcroît que les habitants de Humes pouvaient dormir tranquilles, le gouvernement ne quittant pas des yeux la digue de Saint-Ciergues qui, ainsi, ne pourra pas rompre".


 ***



Heureux sûrement d'avoir vu disparaitre rapidement les traces du sinistre de 1892, les Langrois restaient donc profondément divisés sur le plan politique. Situation normale sans doute et révélatrice du développement du débat démocratique en ces premières décennies de la Troisième République. La fête langroise n'avait pas seulement pour objectif de faire oublier l'incendie ; elle s'inscrivait dans une politique volontariste de cérémonies et manifestations destinées à vanter les mérites de la République et à concurrencer les fastes liturgiques du catholicisme.
   Le nouvel Hôtel de Ville disait aussi l'importance reconnue de l'autorité municipale et l’influence acquise, au-delà des remparts, par le maire Léon Mougeot, député depuis 1893, il le sera jusqu'en 1908, avant de devenir sous-secrétaire d’État aux Postes, 1898-1902 : Langres lui devra encore l'hôtel des postes de la rue Maréchal-Leclerc, puis ministre de l'Agriculture, 1902, et sénateur de la Haute-Marne, 1909-1920. Avec ses collègues, Darbot et Bizot de Fonteny, Mougeot devait sans conteste écrire une page importante de l' histoire de la ville, sans réussir toutefois à enrayer son déclin. L' Hôtel de Ville restauré ne disait-il pas à sa façon, avec ses staffs et ses dorures, son toit surélevé et son campanile surbaissé, les ambitions limités de ceux qui l'avaient rétabli?




MOUGEOT Léon

et

la boîte aux lettres dit "La Mougeotte"






Georges Viard, L'inauguration de l' Hôtel de ville de Langres restauré, 5 mai 1895, pp.467-489, Bulletin trimestrielle de la Société historique et archéologique de Langres, XXIIe Tome, n°333, 1998, imprimerie Dominique Guéniot, Langres-Saints-Geosmes.

Les épisodes précédents
Haute-Marne, Langres : l'inauguration de l' Hôtel de ville restauré, 5 mai 1895, épisode I
Haute-Marne, Langres : l'inauguration de l' Hôtel de ville restauré, 5 mai 1895, épisode II Haute-Marne, Langres : l'inauguration de l' Hôtel de ville restauré, 5 mai 1895, épisode III

Notes


29 Le Spectateur du 25 octobre 1893 et la Croix du 26 octobre 1893 publièrent exactement dans les mêmes termes l'état d'avancement des travaux : " Ce matin, nous avons constaté que les premières ardoises de la toiture de l' Hôtel de Ville viennent d'être posées. Ces ardoises, de provenance  de Fumay, ont une teinte violette de l'effet le plus heureux et, lorsque la couverture sera achevée, elle présentera un effet de grande allure avec ses hautes cheminées en briques de laitier couronnées de pierre de taille"... Comme quoi, l'opposition idéologique n'empêchait pas concordance de goûts et communauté de plume...
30. Le Spectateur, 5 et 12 août 1894.
31. Dans la séance du conseil municipal du 24 février 1893, le maire avait bien fait voter un crédit de 900 F pour "demander à divers architectes des plans horizontaux de tous les étages de l'immeuble, afin que le conseil municipal puisse choisir ou combiner les divers projets pour en retirer le meilleur parti possible" Archives de la Haute-Marne, 2 0 1874. Si ces autres projets ont existé, ils se trouvent quelques parts dans les archives municipales, hélas! inaccessibles et non-classées. 
32. Quel fut le rôle exact de la "commission des bâtiments civils du département"? Le dossier conservé aux archives départementales, 2 0 1874, ne la montre guère critique vis-à-vis des plans qui lui sont soumis, voir ci-dessus note 17.
33.La Vérité avait été fondée par Elise Veuillot, en rupture avec l'Univers, après que Louis Veuillot eût accepté la politique de ralliement à la république, voulue par Louis XIII. Il s'agit là, bien évidemment, de journaux nationaux, publiés à Paris. 
34. Sur ces problèmes, voir : G.Cholvy et Y-M. Hilaire, Histoire religieuse de la France contemporaine, t. II, 1880-1930, Toulouse, Privat, 1986.

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