Haute-Marne, Langres : l'inauguration de l' Hôtel de ville restauré, 5 mai 1895, épisode III


Ces deux nouveautés réjouissaient le Spectateur, qui, le 15 avril 1894, en expliquait tous les avantages à ses lecteurs :
 "Le campanile est presque prêt à mettre en place et les blocs de pierre préparés et taillés n'attendent plus que l'heure de leur ascension. Nous avons vu le plan de cette partie du monument conçu par M.Durand, architecte-voyer de la Ville. Il est d'un style très heureux et sera du meilleur effet à l’œil, car il surgira bien en relief sur le sommet du fronton et non comme l'ancien campanile qui était perdu au centre de la toiture. Si la chose peut vous intéresser, nous vous apprendrons que le poids du campanile sera de 85 000 kilos environ ; son élévation ne demandera guère qu'un mois de durée".

  À partir du 11 mai, un échafaudage de 26 mètres de haut permettait de hisser la première pierre du fameux campanile. La Croix de la Haute-Marne du jeudi 17mai 1894 admirait ce "beau travail", faisant "honneur au constructeur", mais en soulignait les dangers :
  "Ainsi, jeudi, en installant la grosse chaine qui hisse le plateau sur lequel on place les pierres, un ouvrier a eu la main droite profondément coupée à la base du pouce. Immédiatement pansé, il en sera quitte pour quelques jours d'indisposition.
  "Vendredi, autre accident, mais qui aurait pu avoir, celui-là, des suites plus graves.
  "Une énorme pierre de taille, presque arrivée au faîte, a basculé et est tombée sur le sol sans occasionner aucun dégât. La chute a été directe, de sorte qu'elle est tombée perpendiculairement dans l'intérieur de l'échafaudage.
 "On frémit à l'idée de ce qui serait arrivé si un ouvrier se fût trouvé là par hasard, étant donné surtout que la pierre tombait d'une hauteur de 20 mètres environ".


Hôtel de Ville, le campanile© Angélique Roze

  Les travaux intérieurs débutèrent au printemps 1894. Les adjudications les plus importantes eurent lieu le 31 mai. Les plâtres revinrent au Chaumontais Fuzelier, rabais de 13% et 21 750 F ; les peintures au Parisien Combrouze, 33% et 10 050 F ; les parquets de chêne à Gérouville, de Villegusien, 17% et 20 501 F ; la menuiserie intérieure au Langrois Louis Péchiné, 15% et 19 550 F ; la serrurerie au Langrois Joseph Kreutz, 12% et 4 900 F ; les escaliers intérieurs à Gérouville, 1% et 4 554 F 18. Le 14 septembre 1894, Durand procédait à la réception de la première pierre du grand escalier qui devait être installé dans la salle des pas perdus et serait de granit gris 19.
  Le 13 janvier 1895, le Spectateur signalait l'achèvement des travaux de plâtrerie. 
  "Elle n'a pas été un des moindres sujets d'admiration des visiteurs. C'est qu'en effet, avec un petit nombre d'ouvriers, mais tous praticiens exercés et véritables artistes en la partie, M. Fuzelier, entrepreneur, est arrivé, en très peu de temps, en un délai qui a même étonné les gens du métier, à faire effectuer un travail considérable et d'une exécution irréprochable". Et de signaler l'allure grandiose des plafonds et de la salle du Conseil municipal, et surtout de l'étage supérieur, "plafonds à caissons profonds, artistement dessinés, d'un style vraiment majestueux".

  En février 1895, la Ville avait conclu un marché de gré à gré avec un sculpteur parisien, Alfred Thiebault,  qui s'était engagé à exécuter tous les modèles de décoration sculptés nécessaires à la confection des motifs en staff ou "carton-pierre" remis à l'entrepreneur de plâtrerie. Ces modèles devaient rester la propriété du sculpteur qui recevait la somme de  990 F   dès que les décors auraient été posés par les plâtriers 20
 En janvier 1895, le quincaillier langrois Joblon-Gy s'engageait à fournir deux cheminées, l'une de style Louis XV pour le cabinet du maire, 770 F, l'autre de style Louis XVI pour la salle du Conseil municipal, 1 400 F. En mars 1895, le tapissier langrois Bachmann signait le marché des rideaux moyennant 2 480 F. Les aménagements furent complétés par l'installation du téléphone, dont l'horloger langrois Colin devait fournir les éléments qu'il monterait lui-même, 20 mars. Le 27 mars, Le Conseil décida d'acheter un nouveau mobilier pour le cabinet du maire, avec Edmond Bailly, fabricant à Saint-Ouen-lès-Parey, Vosges, 20 avril 21
  Tout était donc prêt ou presque pour l'inauguration officielle du 5 mai 1895. S'y ajouteront, avant la venue du président Félix Faure, les lustres du cabinet du maire, de la salle du Conseil et du vestibule, dont les marchés seront passés avec plusieurs fournisseurs : les deux grands lustres de la salle du Conseil, de style Louis XVI et à 1 100 F chacun, viendront de chez Bordenavre à Paris, 4 rue Saint-Ambroise ; le lustre et les deux girandoles du cabinet du maire, les deux girandoles de la salle du Conseil, l'éclairage du second étage sortiront de chez Bengel, à Paris également, 64 rue Parmentier ;  les deux candélabres du vestibule seront fournis par Poinsat, les candélabres et lanternes extérieures par Mégret, tous deux de Paris 22.

 
Président Félix Faure, portrait officiel


  Au total, selon les chiffres officiels, la restauration et l'aménagement du bâtiment municipal coutèrent 274 000 F. La Ville ayant touché 225 000 F des compagnies d'assurance et reçu 70 000 F du département y aurait donc gagné quelque 20 000 F. Heureux temps!... Mais que valent réellement les chiffres officiels? Très tôt, bien des Langrois avaient manifesté un certain scepticisme.   Dès le 19 février 1893, alors que le maire Léon Mougeot assurait que la reconstruction ne coûterait pas un centime aux contribuables, la Croix de la Haute-Marne avait joué l'ironie :
  "M. Mougeot est vraiment un maire incomparable. Ni Marseille, ni la Gascogne n'ont jamais vu le pareil. Il a trouvé la pierre philosophale.  Il faut encadrer cet homme-là"!

  Seule une étude critique sérieuse des chiffres avancés permettrait de se faire une opinion certaine, étude que ne permet guère l'actuel état des archives municipales. Cependant, il n'est pas interdit de penser que l'influence politique de Léon Mougeot et de ses amis radicaux, alors tout puissants, a effectivement joué en faveur du portefeuille des Langrois. 

  III polémiques et questions

  En réalité, l'ironie de la Croix de la Haute-Marne s'inscrivait dans une longue histoire de rapports difficiles entre la majorité républicaine qui tenait l' Hôtel de Ville et ses opposants. L'incendie et la reconstruction de l' édifice apportèrent de nouveaux aliments à un débat qui dépassait  largement les murs noircis du bâtiment ; même la fête de 1895 nourrit la polémique 23.  

  1. Autour de l'incendie
  Le sinistre lui-même souleva immédiatement deux questions : quelle en était l'origine? Les secours furent-ils aussi rapides et efficaces que possible? Chose curieuse : il ne semble pas qu'une enquête judiciaire officielle ait été ouverte, qui permettrait d'apporter des éléments de réponse "objective" à ces questions. Force est donc de se rabattre sur les journaux du temps, éminemment partisans. 
  La Croix de la Haute-Marne du 11 décembre 1892 résumait les diverses versions des origines de l'incendie. Ou bien celui-ci avait pris naissance dans le local de la justice de la paix ; mais on n'y avait pas allumé de feu depuis le samedi après-midi. Ou bien le sinistre était parti de la salle des adjudications, chauffée tout le dimanche à cause de réunions ; mais cette salle ne s'était embrasée qu'après la chute du toit. ou bien le tuyau du fourneau du secrétariat de la mairie était le coupable ; mais il se dirigeait vers l'aile orientale, alors que l'incendie avait débuté à l'opposé. restaient les cheminées du logement du secrétaire de mairie et du cabinet du maire : situées du "bon "côté, elles disposaient d'un mauvais regard dans la salle de justice de paix, regard que l'administration municipale n'avait pas fait réparer. 
  Le journal reprochait à son rival, le Spectateur, et au maire Mougeot d'avoir décidé, sans la moindre enquête, que le sinistre avait pris dans la salle de la justice de paix, pour ainsi écarter d'emblée une part possible de responsabilités. Ces critiques furent reprises et développées dans l' Avenir de la Haute-Marne, royaliste. Et il faut bien reconnaitre que le Spectateur ne répondit pas vraiment, se contentant de dire que ces remarques émanaient "d'une infime fraction de politiciens, grincheux toujours et quand même"24.
  La Croix fournissait du reste à ses adversaires une superbe échappatoire qu'ils saisirent au vol. Parmi les papiers à demi brulés que le vent avait dispersés dans la ville, se trouvaient un morceau de la prose liturgique du deuxième dimanche de l' Avant arraché à un antique missel et parvenu "miraculeusement" jusqu'au journal. Or l'incendie avait eu lieu justement le deuxième dimanche de l' Avent et la prose de ce dimanche célébrait le Christ, sévère dans sa justice et clément dans sa puissance. Et La Croix de conclure :
  "L'incendie de dimanche est une rude leçon. Saurons-nous implorer la clémence comme nous avons provoqué la justice?"

  L'idée que l'incendie était le châtiment providentiel d'une municipalité qui multipliait les gestes anticléricaux provoqua les réponses indignées de toute la presse radicale du département, notamment celle du Petit Champenois de Chaumont. Elle fit oublier la cause réelle du sinistre 25
  La lenteur des secours provoqua également de rudes échanges. Dès le premier récit de l' évènement, la Croix avait insisté sur les retards et les insuffisances. À l'en croire, le tocsin ne retentit que trois quart d'heure après les premiers cris d'alarme et ne sonna qu'une fois alors qu'il aurait fallu en prolonger la sonnerie pour réveiller les gens. De même le clairon ne retentit que dans quelques rues. Les pompiers apparurent enfin, mais sans les pompes ; il fallut encore aller les chercher dans le local qui les abritait, au sous-sol du collège. De plus les pompiers n'avaient plus de chef, le capitaine ayant démissionné depuis deux mois et n'ayant pas été remplacé. Le démissionnaire, habitant place de l' Hôtel-de-Ville, prit heureusement les choses en mains. Cependant la première pompe fut incapable d'atteindre le deuxième étage. Et l'on ne sut empêcher le feu de s'étendre, en protégeant efficacement les parties de l'édifice encore épargnées. L' Avenir de la Haute-Marne prétendit même que le seul détenteur des clefs du local des pompes habitaient fort loin. 
  Certaines de ces critiques étaient injustes. l' Avenir du reconnaître son erreur : quatre personnes, habitant près du collège, gardaient les clefs du local des pompes. L'ex-capitaine Paris écrivit lui-même dans le Spectateur pour souligner que le matériel avait été modernisé peu après sa prise de fonction : "il existe au contraire peu de villes aussi bien outillées que la notre"26. Le Spectateur regrettait cependant que la Ville n'ait pas les moyens de s’offrir des pompes à vapeur ni d'entretenir un poste en permanence ; car le jet maximum des pompes à bras, manœuvrées à toute pression, était de 20 mètres environ en hauteur et de 30 mètres horizontalement.
  Il était vrai que certains pompiers  étaient arrivés avec quelque retard ; mais il fallait les excuser :
  "Si les pompes ont été actionnées avec retard, c'est que le dimanche était jour de la fête de saint Éloi, patron des pompiers, qui se sont divertis un peu plus qu'à l'ordinaire, et qui dormaient de leur premier sommeil à l'heure de l'alarme".


Ordination de saint Éloi à l'évêché de Noyon. XVe siècle. Patron des ouvriers travaillant les métaux tels que les maréchaux-ferrant, les charretiers, les laboureurs


  De toutes façons, le feu avait été découvert trop tard, le vent était trop violent, les murs de refend percés d'énormes portes de communication : tout s'opposait à une maîtrise rapide du feu.  Et là où la Croix voyait finalement la main vengeresse de Dieu, l' Avenir préféra reconnaître la part de "fâcheuses circonstances"27

  2.Les travaux de reconstruction

  La restauration du bâtiment provoqua d'autres querelles. Le premier problème soulevé concernait le maintien du tribunal civil dans l'enceinte municipale. Cette contrainte datait de la construction du XVIIIe siècle : la Ville s'était engagée à héberger le tribunal du Roi puisque celui-ci "payait" l'édification de la maison de ville. Un moment, semble-t-il, Léon Mougeot espéra obtenir la construction d'un véritable palais de justice dans un autre endroit. Mais il se résigna rapidement à l'inévitable : personne ne voulait remettre en cause l'accord de 1773, et le Conseil général accepta finalement de verser une subvention de 70 000 F, à condition que la Ville continuât d' héberger les tribunaux, 14 juin 1893. À Paris cependant, le ministère de l' Intérieur disait son hostilité à la cohabitation mairie-tribunal. Et devant les plans proposés pour les tribunaux, le ministère de la Justice faisait la fine bouche, trouvant l'ensemble beaucoup trop exigu.
  Le 28 mars 1894, trouvant inacceptables les prétentions du ministère de la Justice, le Conseil municipal décida de passer outre, de s'en tenir à l'accord passé avec le Conseil général  et de reconstruire le tribunal comme il était antérieurement. Un mois plus tard, il confirmait cette attitude de fermeté. Le 11 mai 1894, le Spectateur publiait un communiqué de Léon Mougeot affirmant que toutes les difficultés  étaient aplanies et que les deux ministères concernés avaient finalement accepté les propositions de la Ville. l'influence parisienne du maire se trouvait ainsi confirmées 28
  Dans ce conflit...

À suivre...


Georges Viard,  L'inauguration de l' Hôtel de ville de Langres restauré, 5 mai 1895, pp.467-489, Bulletin trimestrielle de la Société historique et archéologique de Langres, XXIIe Tome, n°333, 1998, imprimerie Dominique Guéniot, Langres-Saints-Geosmes.
Notes
18. Archives de la Haute-Marne, 2 0 1874.
19. Le Spectateur, vendredi 14 septembre 1894.
20. Archives de la Haute-Marne, 2 0 1874. Signalons encore d'autres marchés : installation d'urinoirs et de cabinets d'aisance par le fabricant Jacob, 721 F, le 18 octobre 1894, approbation préfectorale du 17 novembre 1894 ; fourniture et pose de carrelages céramiques par M.Charroy, de Paray-le-Monial, 5 454 F, le 2 novembre 1894, approbation préfectorale du 22 novembre 1894. L’adjudication de l' horloge  à M.Radet, horloger-bijoutier à Langres, provoqua le mécontentement d'un autre horloger de la ville, Bourlon, chargé avant l'incendie de l'entretien de l'horloge municipale, et une polémique dans la presse : cf. la Croix de la Haute-Marne, 4 novembre 1894.
21. Archives de la Haute-Marne, 2 0 1874.
22. Ibid.
23. Sur le contexte politique de cette période, voir l'Histoire de Langres des origines à nos jours. La vie d'une cité, sous la direction d'André Journaux, Caen, éd. A.Journaux, 2e éd., 1991, pp.263-274. 
24. Polémique développée dans les journaux de la fin de l'année 1892.
25. La Croix riposta au Petit Champenois dans un article du 11 décembre 1892. Comme un autre incendie devait ravager, le 27 décembre 1892, l'ancienne chapelle des dominicains, la Croix y vit un nouveau signe de la Providence : " Par cette grande porte où hier, à 7 heures précises, les pompiers pénétraient, la hache à la main, pour aider et en même temps circonscrire le sinistre, il y a 12 ans, à 7 heures précises, le bon Dieu sortait, porté par un prêtre. À cette fenêtre, où, hier, un sergent de ville, appelé par des cris effarés, appliquaient une échelle de sauvetage, il y a douze ans, des voix amies et indignées jetaient  à la figure d'un commissaire ahuri ces cris vengeurs : Vive les Dominicains! Vive la liberté! À bas les crocheteurs! À bas les crocheteurs! Hélas! et voilà que tout est à bas, les crocheteurs il y a quelques années,  aujourd'hui les bâtiments, les bâtiments expropriés depuis, et qui, privés de leurs saints religieux et de leurs chants célestes, semblent n'avoir pas voulu servir plus longtemps à des usages profanes ou retenir du bruit des machines", La Croix du 29 décembre 1892. On sait que le couvent des dominicains et la chapelle construite en 1869 abritaient les services de la crémaillère.
26. Le Spectateur, 21 décembre 1892.
27. Voir comment le Spectateur des 9,11 et 14 décembre 1892.
28. Voir notamment le Spectateur du 3 mars 1893 et la Croix du 5 mars 1893 pour l'histoire des faits. 

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