18/05/2013
Pour dresser ce tableau critique sur le nucléaire et le renouvelable, je vais m’appuyer sur Le Sens du vent, le livre que j’ai publié il y a trois ans, qui portait précisément sur ce sujet. Je crois utile de commencer par quelques remarques élémentaires. D’emblée, il faut dire que quelles que soient les sources d’énergie renouvelable auxquelles je me suis intéressé (à savoir l’eau, le soleil et surtout le vent), je me suis avant tout attaché à leurs applications électriques, c’est-à-dire à leur capacité à produire, à l’aide de matériaux et de mécanismes divers, de l’électricité. Cette précision est nécessaire car l’énergie ne se résume pas, loin s’en faut, à l’électricité. Le soleil, comme on le sait, produit naturellement de la chaleur ; l’éolien lui-même a longtemps servi à produire de l’énergie mécanique (pour pomper de l’eau, par exemple).
Précisons par la même occasion qu’en France comme dans la plupart des pays industrialisés, l’électricité ne représente qu’à peu près un quart de l’énergie consommée (surtout constituée de pétrole, comme on s’en doute). C’est une distinction à bien garder en tête quand on se propose de critiquer le système énergétique. Une fois faite cette distinction énergie/électricité, je dois préciser que je ne vois aucun mal, sur le principe, à produire de l’électricité avec du soleil de l’eau ou du vent. J’irai même jusqu’à dire, si l’on me permet cette parenthèse « idéaliste », qu’au sein d’une organisation sociale qui serait parvenue à se libérer des conditions présentes et à considérer tout autrement la question de ses besoins d’énergie, il y aurait tout lieu de faire un usage abondant des énergies renouvelables (pas seulement pour produire de l’électricité). Mais nous n’en sommes pas là.
Ce qui m’intéressera ici, ce n’est ni l’autonomie limitée que peut apporter la débrouille individuelle, ni le business auxquels se livrent des « particuliers » grâce aux éoliennes individuelles et, panneaux solaires mis sur le marché. C’est bien plutôt l’électricité d’origine renouvelable produite par les grands énergéticiens mondiaux, seuls à même de prendre en charge les contraintes technologiques et les investissements gigantesques que suppose l’exploitation de masse de ces énergies ; exploitation qui a été en partie planifiée et reste largement subventionnée par les États ou regroupements d’États, et acclamée par nombre d’associations écologistes, notamment antinucléaires. On aura donc compris que mon propos n’est pas de critiquer les énergies renouvelables en tant que telles, mais les énergies renouvelables industrielles et leurs divers promoteurs.
Il faut en outre rappeler à ce stade que le renouvelable industriel n’est pas une nouveauté. L’hydroélectricité existe ainsi en France depuis les années 1960 et continue de représenter l’essentiel de l’électricité renouvelable produite : en 2012, l’énergie hydraulique a produit 6 fois plus d’électricité que l’éolien et 12 fois plus que le solaire.
J’ai évoqué au passage les antinucléaires, ou supposés tels. Ce n’est pas fortuit : comme l’illustre le sous-titre du livre Le sens du vent, notes sur la nucléarisation de la France au temps des illusions renouvelables, la critique des énergies renouvelables ne vaut selon moi que si elle est articulée avec la critique du nucléaire. Pour autant, articuler nucléarisation et illusions renouvelables ne revient pas à renvoyer dos à dos nucléaire et renouvelable. Ni par leur dangerosité, ni par les pollutions qu’elles impliquent, ni encore par leurs implications sociales, les productions d’énergie renouvelable ne sont comparables à la production d’énergie nucléaire. Le problème principal en matière d’énergie et d’électricité en particulier reste, et pour longtemps, l’industrie nucléaire. Ne serait-ce que du fait des déchets radioactifs qu’elle engendre, qui sont pour ainsi dire éternels, et qu’elle lègue aux bons soins des « générations futures », comme on dit. C’est à bon droit que la plateforme du Comité « Irradiés de tous les pays, unissons-nous ! » avait énoncé, en 1987, à propos du déchet nucléaire le plus connu (le plutonium) :
« On a ainsi ôté aux hommes la capacité de modifier; au moins sur ce point, leur sort. Ce qu’aucun tyran n’avait jamais réussi : imposer sa domination pour 24 000 ans, le nucléaire y est parvenu. L’histoire ne pourra plus se faire sans tenir compte de ce cadeau empoisonné. »
Voilà pour la nucléarisation.
Ironie à Fukushima
Pourquoi s’intéresser particulièrement à la France, ensuite ? Ce n’est évidemment pas par chauvinisme. C’est parce que la France, qui produit les trois quarts de son électricité grâce à des centrales atomiques et pourrait prétendre de ce fait au titre de laboratoire nucléaire de la planète, est un cas unique au monde (même au Japon, qui possède à peu près le même nombre de réacteurs que la France, la part du nucléaire dans la production d’électricité n’était au moment de la catastrophe de Fukushima que d’environ 30%) ; et cette « exception française » fait que le développement industriel de capacités de production d’électricité renouvelable, dont aucun « besoin » de consommation ou supposé besoin ne se fait sentir – on rappellera que la France, globalement, exporte plus d’électricité qu’elle n’en importe –, ce développement du renouvelable, présenté officiellement comme un moyen de réduire les émissions de gaz à effet de serre et l’ampleur du dérèglement climatique, ne peut pas être anodin. De là à dire que le développement du renouvelable, et de l’éolien industriel en particulier représente pour l’industrie nucléaire et l’État français qui la finance, une sorte de caution écologique assez bienvenue pour le maintien voire l’expansion du nucléaire, il y a un pas que j’ai franchi. Les exemples de cette alliance, de ce « mariage de raison » entre nucléaire et renouvelable, ce qu’on appelle chez les stratèges de l’industrie et de l’État le « mix énergétique », abondent en France. Je ne vais en citer que quelques-uns :
- Dans la foulée du « Grenelle de l’environnement » sur lequel nous reviendrons, le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), a été rebaptisé Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives.
- La construction de centrales solaires sur les terrains des anciennes mines d’uranium françaises : c’est ce que fait notamment Areva, qu’il est inutile de présenter. Jusqu’au début des années 2000, Areva a exploité ces mines d’uranium et vient maintenant « recycler », en quelque sorte, ses terrains pollués en installant du solaire photovoltaïque beaucoup plus fréquentable. Le PDG d’Areva, Luc Oursel, l’a d’ailleurs confirmé tout récemment en voyant dans le nucléaire et le renouvelable « deux alliés naturels ».
- Le grand appel d’offres lancé par l’État en application du « Grenelle de l’environnement », pour construire, entre la Bretagne et la Mer du Nord, des parcs éoliens en mer. Surprise, sur les quatre marchés déjà octroyés (Fécamp, Courseulles-sur-mer, Saint-Brieuc, Saint-Nazaire), EDF en a obtenu trois, celui de Saint-Brieuc pour la construction revenant à… Areva.
D’autres exemples encore. Outre les éoliennes maritimes, dites offshore, il est fait état d’éoliennes flottantes ou à ce qu’on appelle curieusement des hydroliennes, qui sont des machines utilisant l’énergie des courants marins pour produire de l’électricité, et seraient aux dires des médias « plus porteuses d’avenir encore que l’éolien offshore« . C’est si sérieux que la société DCNS, basée à St-Nazaire, qui s’est illustrée dans la construction des sous-marins nucléaires d’attaque de l’armée française et cherche aujourd’hui à se « diversifier », a décidé d’y investir. Toujours dans le domaine des hydroliennes, – on aura l’occasion d’y revenir – un appel d’offres devrait être lancé par l’État pour un parc hydrolien au Raz Blanchard, dans le Cotentin. Le Raz Blanchard, pour les gens qui ne sont pas de la région, ce n’est pas n’importe quel lieu, puisqu’il est situé au large de La Hague, où se trouve le centre de retraitement du combustible usé d’Areva, dont les rejets radioactifs dans la Manche, d’après Greenpeace, seraient équivalents sur un an à un accident nucléaire à grande échelle.
J’arrête là les exemples, qui ne visaient qu’à illustrer le fait que tous les grands groupes (nucléaires mais aussi gaziers ou pétroliers), viennent occuper, par le rachat de sociétés spécialisées ou la création de filiales ad hoc, la niche du green business. Ils le font, bien sûr, avec l’intention d’en tirer des revenus – qu’ils obtiennent, par le jeu des tarifs de rachat d’électricité particulièrement « incitatifs » concédés par l’État –, mais aussi avec l’espoir de verdir leur image : l’exemple le plus éclatant en France étant EDF, exploitant exclusif du nucléaire mais aussi très bien placé, voire leader, dans le domaine de l’éolien et du solaire par l’intermédiaire de sa filiale EDF Énergies nouvelles. Avant de passer aux « illusions renouvelables » proprement dites, je vais revenir sur deux points que j’ai abordés en passant : la lutte contre le dérèglement climatique et la possible expansion du nucléaire.
Comme on le sait, le dérèglement climatique proviendrait entre autres des dégagements de gaz carbonique issus de la production d’électricité thermique (à partir de charbon, de pétrole ou de gaz). Au-delà du phénomène lui-même, c’est la manière dont il est instrumentalisé qui doit nous intéresser, et comment l’omniprésence médiatique du réchauffement climatique crée une ambiance a priori favorable, non seulement au développement industriel des énergies renouvelables mais favorable aussi, malgré Fukushima, au nucléaire, présenté comme neutre vis-à-vis du C02. Ce qui est, soit dit en passant, inexact : car si la production électronucléaire elle-même ne contribue pas directement à l’émission de C02, elle y contribue indirectement, non seulement lors de la phase d’extraction de l’uranium, qui consomme du pétrole, mais aussi parce que le nucléaire, qui est conçu pour produire des quantités constantes d’électricité, doit être complété, l’hiver, lors des pics de consommation, par de l’électricité issue des centrales thermiques à charbon (notamment), laquelle est le plus souvent importée d’Allemagne. Ces pics de consommation sont dus à « une particularité française », comme le disent les technocrates de l’énergie : la part importante en France du chauffage électrique, promu historiquement par l’industrie nucléaire qui pensait ainsi, et continue de penser contre toute vraisemblance, pouvoir écouler ses surplus d’électricité.
Peut-on parler d’expansion de l’énergie nucléaire, surtout après la catastrophe de Fukushima ? Il est vrai que le livre est sorti en 2010, donc un an avant le début de Fukushima, et que j’y avais plutôt défendu l’hypothèse d’une relance du nucléaire. C’est moins évident aujourd’hui. Pour autant, même au Japon, la fin du nucléaire n’est pas à l’ordre du jour : on a déjà redémarré deux des cinquante réacteurs qui avaient été arrêtés. Et pour ce qui est de la France, même si le gouvernement envisage de fermer à terme une centrale nucléaire (celle de Fessenheim en Alsace) et que, d’autre part, le chantier de réacteur EPR de Flamanville est un tel désastre économique et technologique que l’on peut se demander si l’on en construira un autre en France ; pour le reste, si l’on considère l’ensemble de la filière nucléaire, au contraire, tout montre que l’énergie nucléaire n’est pas « cette énergie du passé », comme l’avait prétendu hâtivement un Cohn-Bendit, en accord sur ce point avec le Réseau Sortir du Nucléaire (RSN).
Citons quelques développements nucléaires récents ou en cours : nouvelle usine d’enrichissement d’uranium Georges Besse 2 installée sur le site du Tricastin, recherches du CEA sur le réacteur de 4e génération – l’EPR étant lui-même considéré, abusivement d’ailleurs, comme un réacteur de 3e génération –, recherches également sur la fusion nucléaire avec le projet ITER, nouveau réacteur appelé ATMEA, développé par Areva et Mitsubishi et dont la Turquie a dernièrement fait l’acquisition.
J’en viens maintenant à l’essentiel : pourquoi parler d’illusions renouvelables ?
Tout d’abord, parce que le renouvelable est dans une certaine mesure une illusion de production. D’un point de vue purement technique, il faut indiquer que dans une organisation du monde qui ne jure que par la performance et le rendement, l’éolien industriel terrestre n’a pas en France d’intérêt productif déterminant (même dans les pays européens qui l’ont développé massivement, la part du renouvelable reste minoritaire). En effet, compte tenu de l’intermittence du vent, les parcs éoliens terrestres n’y fonctionnent à puissance maximale, en moyenne, que 24% du temps. Le photovoltaïque industriel, quant à lui, ne produit en moyenne en France que 13% du temps (pas la nuit et uniquement quand il y a du soleil). Le taux serait cependant sensiblement plus élevé pour l’éolien offshore, qui pourrait produire 40% du temps, et encore plus élevé pour les hydroliennes, de l’ordre de 50%. (Cette efficacité plus grande, ajoutée aux protestations récurrentes des riverains contre les projets terrestres, peut expliquer la priorité qui semble maintenant donnée à la filière marine). Il faut donc se demander à qui cette illusion – relative – profite, hormis les agriculteurs ou propriétaires fonciers qui louent leurs terres aux industriels et en tirent des bénéfices directs.
Si à cette question on répond simplement « capitalisme », on ne comprend à mon avis qu’une partie du problème ; on manque la convergence d’intérêts, l’Union sacrée qui réunit, sur la question des renouvelables, l’industrie, l’État et les différents lobby s associatifs antinucléaires, dont Greenpeace et le RSN sont les plus en vue. J’ai déjà parlé des intérêts qu’y voyaient les industriels, je n’y reviens pas.
Qu’en est-il de l’État français et des pouvoirs publics au sen large (y compris les collectivités locales) ? Sans s’attarder sur la question des collusions entre État et industrie, public et privé, il paraît évident que le bénéfice est surtout idéologique. En témoigne une propagande volontariste visant à inscrire dans les têtes, avant de l’inscrire dans la géographie, la certitude que la France est bel et bien engagée dans le développement durable et la guerre mondiale contre le réchauffement climatique. Cet air du temps, certes pas tout neuf, est quand même surtout perceptible depuis le « Grenelle de l’Environnement ». On se rappelle peut-être de la déclaration de Sarkozy de juin 2009 :
« Nous allons prendre dans les énergies renouvelables un virage aussi important que le général de Gaulle pour le nucléaire dans les années 1960. »
Ce qui laisse songeur quand on voit ce à quoi ce « virage » nucléaire a abouti. Il va sans dire que l’actuelle opération du gouvernement appelée « transition énergétique » va dans le même sens, en forçant manifestement le trait sur le renouvelable, peut être pour conforter, à toutes fins utiles, le pacte électoral avec les Verts.
[NdE, ce qui suit est un extrait, courte aparté, sur le thème des énergies renouvelables et de la soi-disant transition énergétique, tiré du texte « Pour une histoire désorientée de l’énergie » écrit par Jean-Baptiste Fressoz]:
Du fait de la crise climatique, l’histoire de l’énergie connaît actuellement un regain d’intérêt. Selon certains historiens, l’examen des « transitions énergétiques » du passé permettrait d’élucider les conditions économiques propices à l’avènement d’un système énergétique renouvelable 1. Cette histoire de l’énergie à visée gestionnaire repose sur un sérieux malentendu : ce qu’elle étudie sous le nom de « transition énergétique » correspond en fait très précisément à l’inverse du processus qu’il convient de faire advenir de nos jours.
La mauvaise nouvelle est que si l’histoire nous apprend bien une chose, c’est qu’il n’y a en fait jamais eu de transition énergétique. On ne passe pas du bois au charbon, puis du charbon au pétrole, puis du pétrole au nucléaire. L’histoire de l’énergie n’est pas celle de transitions, mais celle d’additions successives de nouvelles sources d’énergie primaire. L’erreur de perspective tient à la confusion entre relatif et absolu, entre local et global : si, au XXe siècle, l’usage du charbon décroît relativement au pétrole, il reste que sa consommation croît continûment, et que globalement, on n’en a jamais autant brûlé qu’en 2013.
S’extraire de l’imaginaire transitionniste n’est pas aisé tant il structure la perception commune de l’histoire des techniques, scandée par les grandes innovations définissant les grands âges techniques. À l’âge du charbon succéderait celui du pétrole, puis celui (encore à venir) de l’atome. On nous a récemment servi l’âge des énergies renouvelables, celui du numérique, de la génétique, des nanos etc. Cette vision n’est pas seulement linéaire, elle est simplement fausse : elle ne rend pas compte de l’histoire matérielle de notre société qui est
fondamentalement cumulative 2.
Premier plan: panneaux solaires, second plan: centrale turbogas
Un exemple tiré du livre de Kenneth Pomeranz, Une Grande Divergence, permet de comprendre l’enjeu pour l’écriture de l’histoire. Soit deux techniques : la machine à vapeur d’un côté, et les fourneaux chinois – plus économes en énergie que les fourneaux européens – de l’autre. Comment juger de leur importance historique respective ? Pourquoi la première a-t-elle semblé digne d’intérêt historique, alors que la seconde est très méconnue ? C’est seulement du fait de l’abondance du charbon que la capacité à retirer davantage d’énergie des combustibles ne paraît plus déterminante et que l’on relègue les fourneaux chinois dans les notes de bas de pages 3. Si les mines de charbon anglaises avaient montré des signes d’épuisement dès 1800, la priorité aurait été inversée. Le pic pétrolier et le changement climatique nous obligent à une profonde réécriture de l’histoire des techniques, à en reconsidérer les objets qui comptent, à envisager une histoire « désorientée », extraite de la funeste téléologie de la puissance 4. […]
Le concept de transition est un leurre dangereux, sans référent historique. Il a été inventé en 1975 pour conjurer le thème de la « crise énergétique ». On a oublié l’immense angoisse produite par le pic du pétrole américain (1970) et les chocs pétroliers. Par exemple, Jimmy Carter a consacré cinq discours à la Nation sur ce thème, exhortant ses concitoyens à renoncer au consumérisme et à renouer avec les valeurs chrétiennes de sobriété. Le vocable « transition énergétique » a été popularisé dans ce contexte par de puissantes institutions : le Bureau de la planification énergétique américain, la commission trilatérale, la CEE et divers lobbys industriels. Dire « transition » plutôt que « crise » rendait le futur beaucoup moins anxiogène en l’arrimant à une rationalité planificatrice et gestionnaire.
Actuellement, la notion de transition empêche de voir la persistance des systèmes anciens et surestime les déterminants techniques au détriment des arbitrages économiques. Par exemple, l’Europe est en train de « retourner » au charbon : du fait du développement de l’extraction des gaz de schistes aux États-Unis, le prix du charbon américain a suffisamment baissé pour qu’il soit rentable de le substituer au gaz russe. En France, la consommation de charbon pour l’électricité a ainsi bondi de 79 % entre septembre 2011 et 2012 5. En ce sens, le charbon n’est pas une énergie plus ancienne que le pétrole et constituera même vraisemblablement son successeur. […]
Mais qu’il y ait moins d’électricité d’origine nucléaire qui circule dans le réseau, ou du moins plus d’électricité d’origine renouvelable – de toute façon tous les watts se mélangent dans les tuyaux –, cela ne change rien au fait fondamental que la production électronucléaire, et toutes ses conséquences écologiques, sanitaires et sociales, se poursuit. C’est évidemment l’objectif même d’une telle opération, tout comme de la promesse que l’électricité ne serait plus qu’à moitié nucléaire d’ici 2025 au lieu des trois quarts.
Mais les « illusions renouvelables » nourrissent avant tout la pseudo opposition au nucléaire incarnée par Greenpeace et le RSN. C’est bien l’idéologie de ces organisations que vise le titre Le sens du vent, à savoir la propagande, qui, sous couvert de freiner ou de détourner l’actuelle fuite en avant énergétique, la suit et l’accompagne. Certains s’étonnent encore qu’à l’heure où les industriels s’expriment souvent comme des écologistes, les écologistes s’expriment comme des industriels. C’est ignorer l’aggiornamento de l’écologie dite politique qui a ajouté à sa vocation historique (la protection quantifiée de la nature) l’exploitation profitable et « décomplexée » des sources d’énergie naturelles. On s’en convaincra mieux en lisant les propositions alternatives des écologistes antinucléaires officiels.
Si ceux-ci dénoncent le nucléaire, ils ne s’aventurent guère à dénoncer la société qui l’engendre ni l’État qui la promeut ; et pour cause, le nucléaire et l’effet de serre mis à part, ils n’ont rien à reprocher à cette société : que ce soit l’économie, l’État ou l’innovation technologique, toutes les puissances de la société existante sont non seulement acceptées, naturalisées, mais sommées de faire davantage en matière de renouvelable industriel.
Le RSN, auquel adhèrent beaucoup de militants soi-disant anticapitalistes, réclame ainsi sans ambiguïté, sur son site Internet des « industries performantes, écologiques » et, faut-il le dire, « citoyennes » ; le tout au prétexte de créer de l’emploi, ce qui, quoi qu’on pense de la création d’emploi, supposerait par exemple – et on y songe – des programmes de reconversion à marche forcée de pêcheurs désœuvrés en réparateurs d’éoliennes.
Quant à la production des matériaux nécessaires à l’industrie renouvelable, il n’y a même pas lieu d’y penser : cette production désastreuse sur les plans écologique et social est entièrement déléguée à la Chine et à certains pays d’Asie du Sud-est, moins regardants que les pays occidentaux à cet égard (l’extraction et le traitement des terres rares, indispensables à la fabrication des éoliennes offshore – mais aussi à celle des voitures électriques et des smartphones – se font à plus de 90% en Chine, de même que la plus grande partie des panneaux solaires actuellement mis en œuvre).
Éoliennes, Terres rares et désastre environnemental : une vérité qui dérange (même les ONG)!
Dans les rangs de ces opposants officiels au nucléaire, on compte aussi beaucoup sur le progrès technologique. Et quand on ne s’en remet pas aux scénarios grandioses des ingénieurs de Négawatt, qui ne demandent jamais que 30 ans de patience pour obtenir une vie sobre, efficace et sans électronucléaire, on se propose, en fait de sortie, un programme dérisoire en regard de l’objectif visé, cantonné pour l’essentiel à la vie domestique et à la culpabilisation des individus : on préconise ainsi, entre autres, d’utiliser des ampoules à basse consommation, sans s’interroger une seconde sur l’impact écologique qu’entraîne leur fabrication (on trouve en effet dans ces ampoules du plastique, du plomb, du mercure et des terres rares) ; on recommande aussi déteindre son ordinateur quand on ne l’utilise pas, sans pour autant remettre en cause l’informatisation de la société, qui a rendu l’usage de l’ordinateur presque obligatoire, etc.
Pour information, les « ménages » ne contribuent qu’au tiers de la consommation d’électricité, le reste étant consommé par l’industrie et les services. Mais cette part, et cela n’étonnera personne, est en constante augmentation, non seulement à cause du chauffage électrique mais surtout de l’utilisation croissante des gadgets technologiques bien connus.
Il convient d’ajouter, au rayon des industries « performantes et écologiques » que recommande le RSN, le développement du couplage éolien énergie hydraulique ; je vous passe les détails techniques pour souligner que jamais n’est remise en cause l’hydroélectricité en tant que telle : or, outre que le potentiel français en matière de barrages est saturé à 90%, le grand hydraulique n’est pas en soi particulièrement écologique, loin s’en faut : voir les désastres sur les milieux naturels et humains entraînés par la construction de barrages hydrauliques en France, aux États-Unis, en Chine, etc. (Aux Etats-Unis, on multiplie les démolitions de barrages, pour préserver de façon plus « durable » la faune aquatique et le patrimoine hydrique).
Comme les organisations en question ne sont pas assez naïves pour ne pas voir le soutien idéologique que le renouvelable industriel fournit au système technique et aux pouvoirs politiques qui se succèdent, on est incité à penser qu’elles ont intérêt à l’occulter, soucieuses qu’elles sont d’apporter leur expertise à la critique intégrée de l’existant. Et cette place, le pouvoir la leur concède bien volontiers.
Certes, le RSN a fièrement proclamé qu’il n’avait pas, contrairement à Greenpeace, participé à la supposée « mascarade » du Grenelle de l’Environnement (entre parenthèses, mascarade n’est pas le mot qui convient : de part et d’autre, on a obtenu ce que l’on était venu chercher) ; mais on trouve bien des militants du RSN dans les Commissions Locales d’Information (CLI), par exemple : les CLI sont sont créées – ou pas, car à ma connaissance c’est facultatif – à l’initiative des Conseils Généraux auprès de certains grands équipements industriels, notamment les centrales nucléaires. Elles sont composées pour moitié d’élus et de divers représentants de la « société civile », comme on dit, dont les associatifs « antinucléaires » ; ces CLI, que Jean-Louis Borloo, alors ministre de l’Environnement et organisateur du « Grenelle » du même nom, avait qualifié judicieusement de « Grenelle avant l’heure », sont censées assurer une « mission d’information » des riverains sur la base d’informations qu’EDF n’est nullement tenue de leur fournir. Ces commissions avaient été instituées par Mauroy en 1981, avec l’intention à peine dissimulée de neutraliser « par intégration » les oppositions au nucléaire, encore assez vives à cette époque-là.
Le discours enthousiaste de ces associatifs sur le renouvelable industriel est intéressant en tant que tel mais il a aussi le mérite d’éclairer toutes les insuffisances de leur critique antinucléaire.
A tel point qu’il m’a semblé pertinent de parler au sujet du RSN et de Greenpeace d’organisations alternucléaires plutôt que d’organisations antinucléaires. Même si ça paraît paradoxal à première vue, il n’est pas excessif de considérer qu’avec le RSN « un autre nucléaire est possible », dans un monde par ailleurs inchangé : avec une exploitation électronucléaire dont on ne sort pas, contrairement à ce qu’indique la raison sociale du RSN, mais dont on imagine la cessation graduelle et surtout indéfinie. Faute de voir le nucléaire comme une volonté politique inscrite dans le marbre depuis plus d’un demi-siècle, y compris sous son aspect militaire ; faute de voir le conflit réel que supposerait une sortie pour de bon, le Réseau « Sortir du nucléaire » ne peut rien faire espérer d’autre que plus de renouvelable, c’est-à-dire l’ajout d’une production « verte » à la production nucléaire existante. Il faut donc le dire clairement : proclamer comme le fait le RSN à longueur de manifs « ni nucléaire ni effet de serre », sans y associer l’affranchissement des servitudes, politiques, économiques et sociales qui les ont permis, ce n’est pas sortir du nucléaire, c’est en réalité y rester.
A lire également, l’excellent article/interview d’ Ozzie Zehner: Les illusions vertes – ou l’art de se poser les mauvaises questions!
Certes avec le RSN, on peut se déguiser en jaune, constituer des chaînes humaines aux quatre coins de la France, aller jusqu’à faire des manifestations virtuelles (comme à l’occasion du Sommet climatique de Copenhague de 2009), ou bien encore des jeûnes en compagnie de Monseigneur Gaillot ; toutes ces gesticulations indolores, unitaires et médiatiques n’ont à vrai dire qu’un seul but : celui de sensibiliser le pouvoir, de demander aux décideurs de décider, dans l’espoir que les décisions prises soient toujours plus transparentes, plus modernes et plus efficaces. La critique économique, technologique et sanitaire du RSN reste juste assez superficielle pour se faire accepter par un pouvoir enchanté de se voir demander plus d’investissements, plus de recherche, et plus de contrôles.
Sur cette question du contrôle, la palme revient assurément aux militants de Greenpeace qui, quand ils se proposent encore de contester le nucléaire, ne trouvent rien de mieux à faire que de pénétrer par effraction dans les centrales, prouvant ainsi la nécessité de renforcer la surveillance policière et militaire, et ce un peu partout, puisque personne en France n’habite très loin d’un site nucléaire.
En résumé, les organisations alternucléaires ne proposent rien d’autre que de nous conduire un peu autrement – pour le RSN, avec un véritable État patron et un surcroît de recherche scientifique publique – dans la même impasse que les pouvoirs en place. A questions analogues, réponses compatibles.
Pourtant, rien ne devrait interdire, à quiconque préfère penser par soi-même plutôt qu’à l’abri des casquettes et des sonos, de poser les questions les plus élémentaires qui soient : pourquoi tant d’énergie ? Pour satisfaire quelles besoins ? Pour mener quel genre de vie ? Les productions d’électricité et d’énergie ont une origine sociale : c’est cette organisation sociale qui se nourrit d’électricité et en suscite la demande, par la contrainte et la dépossession de tout et de tous (y compris de ceux, et ils sont nombreux, qui ont la dépossession enthousiaste). Il s’agit donc de poser d’abord la question de l’alternative politique et sociale et non de l’alternative technique.
La majeure partie des opposants l’éolien n’en sont pas là. Loin d’envisager les choses en profondeur pour rallier à eux des oppositions plus massives et plus déterminées, ils cherchent plutôt le plus petit dénominateur commun en se plaçant sur le terrain juridique et en comptant sur le « bon sens » des autorités.
L’éolien est rarement envisagé comme il devrait l’être, c’est-à-dire comme une modalité particulière de la réquisition totale du territoire à des fins de production, de circulation et d’anéantissement du monde non domestiqué, comme en attestent à leur façon d’autres projets comme les constructions d’autoroutes, d’aéroports, de lignes à grande vitesse ou les projets d’extraction de gaz de schiste (sans oublier le gaz de houille qui n’implique pas de fracturation hydraulique et dont les gisements seraient abondants en France, dans les anciennes régions minières). Le plus petit dénominateur commun de l’agitation anti-éolienne, c’est le plus souvent la préservation des paysages. Or, aussi légitime que celle-ci puisse être, au moins dans certains contextes – et même si souvent de prosaïques considérations immobilières se cachent sous les arguments esthétiques affichés –, cette seule défense des paysages, encore plus abstraite quand il s’agit du grand large, n’aboutit dans le meilleur des cas qu’à des victoires locales et provisoires.
Outre les travers que j’ai déjà mentionnés, la critique sociale de l’énergie ici esquissée doit éviter de tomber dans ce que je considère comme le pire d’entre eux, à savoir le catastrophisme et le chantage à l’urgence qui en découle.
Qu’il s’agisse du climat ou du nucléaire, les organisations antinucléaires que je viens de dénoncer ont fait du désastre, qu’elles imaginent pouvoir plus ou moins co-administrer, l’axe dominant de leur propagande. Mais elles ne sont pas les seules : d’autres tendances à première vue moins compromises ont la même rhétorique de l’urgence à la bouche : je pense à la mouvance de l’objection de croissance et à un journal comme La Décroissance, par exemple, dans lequel eschatologie du pic de pétrole et « joie de vivre » dans la simplicité volontaire se soutiennent mutuellement ; je pense aussi à une certaine contestation antinucléaire post-Fukushima, pour laquelle il s’agirait de « sauver nos vies » en sortant immédiatement du nucléaire par tous les moyens industriels disponibles, les centrales à charbon notamment, tout en remettant à plus tard, ou à jamais, la question de la vie et de tout ce qui l’incarcère, avec ou sans nucléaire.
Entretenir cette atmosphère de catastrophe imminente ou permanente, loin de provoquer des réactions salutaires, ne fait que susciter demande de protection, de soumission et même de participation soumise ; autant dire la paix sociale à laquelle aspirent l’État et l’économie.
Certes, les forces susceptibles de porter les bouleversements qui s’imposent semblent pour l’instant notoirement insuffisantes ; mais rien n’empêche de commencer par exercer sa lucidité, et débusquer ceux qui n’accepteront jamais ces nécessaires bouleversements : les idéologues alternucléaires sont de ceux-là, bien qu’ils parviennent parfois à se faire passer pour de vigoureux contestataires.
Je le dirai autrement en paraphrasant, pour terminer, Jaime Semprun : non seulement nous rangeons les couleuvres de cette espèce parmi les nuisances à combattre, mais nous pensons que c’est par elles qu’il faut commencer, car ce sont elles qui font avaler toutes les autres.
à Montabot.
Auteur de l’ouvrage :
Le Sens du vent, Notes sur la nucléarisation de la France au temps des illusions renouvelables, éd. de l’Encyclopédie des Nuisances, 2010.
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